Détenus du hirak en Algérie : le bagne vu du ciel !
Les détentions provisoires pleuvent dans les tribunaux d’Alger et de certaines autres villes du pays. Porteurs de drapeaux amazighs, leaders politiques, étudiants ou manifestants, les victimes d’une justice aux ordres actionnée pour faire peur au mouvement de protestation se comptent en dizaines.
Avocats et organisations politiques évoquent le chiffre d’une centaine de détenus
Si la mobilisation populaire ne fait que s’accentuer à mesure que la répression frappe aveuglément le hirak, si l’un des slogans les plus tonitruants des manifestations réclame la libération inconditionnelle des « otages », certains discours et déclarations concernant cette situation reflètent une perception éloquente de l’univers carcéral en Algérie.
Mais avant d’aborder cet aspect, il est nécessaire de nous arrêter brièvement sur le décompte des prisonniers du hirak.
Avocats et organisations politiques évoquent en effet le chiffre d’une centaine de détenus et lorsque le Comité national pour la libération des détenus créé dans la foulée de cette répression judiciaire égrène les noms des personnes incarcérées, sa liste débute le 21 juin 2019.
Le terme de « détenus d’opinion » est utilisé pour les porteurs du drapeau berbère et celui de « détenus politiques » pour les activistes et les figures connues. Cela nous renvoie à une question nécessaire : n’y a-t-il jamais eu de personnes arrêtées dans le cadre des manifestations avant le 21 juin ? La réponse est évidemment : si !
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« Qu’ils se débrouillent » !
Plusieurs manifestants sont passés par les geôles et les tribunaux algériens depuis le début du mouvement, notamment durant les mois de mars et d’avril particulièrement marqués par des rafles et arrestations brutales en fin de journée.
Ces personnes dont on parle peu sont sorties comme des millions d’Algériens pour exiger la chute du régime et la justice sociale mais si leurs visages et leurs noms sont bannis du parchemin des « héros », c’est parce qu’ils ont été accusés de méfaits considérés comme blasphématoires envers la « révolution du sourire ».
Dégradation de biens, atteinte à l’ordre public, agression contre les forces de l’ordre, jet de projectiles, possession de stupéfiants ou encore vol de téléphones sont autant de délits condamnés aussi bien par la justice que par l’indifférence hautaine de ce que l’on appelle « la société civile ».
Pourtant, ils étaient des dizaines à faire face en comparution immédiate aux procureurs et aux juges, parfois en l’absence d’avocats, beaucoup d’entre eux ayant été pris de court ou bien n’ayant pas les moyens de payer les honoraires d’un conseil. Si les accusations dont on les accable sont fondées dans certains cas, cela ne nous empêche pas de nous questionner sur les circonstances et la « technique » de leur interpellation.
On a assisté en effet à des arrestations ciblées et brutales visant les jeunes des quartiers populaires vers la fin de journée, lorsque le plus gros des manifestants étaient déjà rentrés chez eux. Quand il s’agissait de possession de produits prohibés ou de vol de portable, les prévenus sont quasi totalement issus des couches les plus défavorisées et si certains avouent les faits, d’autres les contestent et se plaignent des conditions inhumaines de leur interpellation et garde à vue.
Un accusé dira par exemple à la présidente d’audience en avril dernier qu’il avait simplement « trouvé » un téléphone par terre ; un autre déclarera qu’il a été tout bonnement « raflé » au hasard et qu’on lui a collé par la suite le délit d’atteinte à l’ordre public ; un autre encore affirmera s’être trouvé au milieu d’un accrochage avec les forces de l’ordre, etc.
Bien qu’arrêtés et déférés dans le cadre du mouvement populaire, ces détenus n’ont bénéficié d’aucun soutien. En avril, une membre du collectif d’avocats bénévoles m’avait même déclaré que son groupe ne défendrait que les manifestants « pacifiques » et que tous ceux pris en flagrant délit d’affrontement avec les forces de police ou en possession de drogue « n’avaient qu’à se débrouiller » !
Hiérarchisation
Depuis quelques semaines, les avocats des détenus d’opinion et politiques racontent les conditions de détention de ces derniers. Les rassemblements de solidarité ainsi que les déclarations de la défense et des personnalités politiques ont tous un point commun : rappeler que ce ne sont pas des criminels ni des voyous !
L’expression aurait pu passer dans la trappe des travers de langage ordinaires si elle n’était pas un véritable leitmotiv et si elle ne renseignait pas sur un phénomène global qui marque le mouvement depuis ses débuts.
Il y a en effet une telle insistance sur le statut particulier de ces prisonniers que cela dépasse de loin la classique hiérarchisation entre détenus de droit commun et détenus politiques. La révélation récente des conditions d’incarcération de Karim Tabbou, chef de parti et figure populaire du mouvement, a semé la consternation au sein de l’opinion publique.
Et pour cause, on y apprenait qu’il était placé à l’isolement dans le couloir des condamnés à mort où les lumières sont constamment allumées, où les autres détenus, généralement dépressifs, ne cessent de hurler et où il est interdit de communiquer avec les autres prisonniers, même pendant la promenade.
Univers marginal et secret
La même semaine, le quotidien Liberté reprenait les déclarations d’un avocat bénévole concernant la promiscuité, le manque de paillasses, l’absence d’hygiène et les différentes restrictions que les détenus du hirak subissaient à la prison d’El Harrach, principal centre pénitentiaire de la capitale.
Deux mois plus tôt, beaucoup d’Algériens découvraient, ahuris, l’obligation faite à Samira Messouci, élue RCD incarcérée depuis juin, de porter un foulard lors de ses visites à l’infirmerie de la prison d’El Harrach ou encore lors de ses « passages par le quartier des hommes ».
Une bonne partie de la société algérienne se confrontait ainsi à une réalité souvent méconnue, cachée derrière l’épais rideau du non-droit, de la honte ou du désintérêt total concernant la vie quotidienne des prisonniers.
Grâce aux activistes et manifestants du hirak, la société civile découvre donc la réalité des prisons algériennes
Surpopulation, promiscuité, manque d’hygiène, visites limitées, alimentation insuffisante, conditions parfois inhumaines, etc. sont le lot de centaines de milliers de détenus « ordinaires » depuis des décennies.
Le peu d’associations activant dans le domaine s’occupent davantage de maigres programmes de réinsertion que du respect des droits fondamentaux des prisonniers et de l’amélioration de leurs conditions de vie.
Pire, il semble y avoir des lois parallèles, non écrites, qui régissent cet univers marginal et secret selon une doctrine condamnée par l’histoire : quand on a commis un crime ou un délit, on n’a plus aucun droit !
Grâce aux activistes et manifestants du hirak, la société civile découvre donc la réalité des prisons algériennes, mais était-ce là l’occasion rêvée pour ouvrir un débat sur le sujet ? A-t-on tenté ne serait-ce que l’ébauche d’un mea culpa en inscrivant au cœur du mouvement la question du respect des droits humains au sein des maisons d’arrêt ?
Hélas, non ! C’est plutôt le contraire qui s’est produit avec une hallucinante terminologie instaurant une hiérarchie non seulement politique mais éthique entre les prisonniers : si l’on admet que les organisations des droits humains et autres structures de la société civile viennent tout juste de découvrir dans quel monde déshumanisant et indigne vit la population carcérale, on ne peut décemment comprendre le mépris avec lequel certains soulignent que les détenus du hirak ne méritent pas de telles conditions car « ni criminels, ni délinquants » !
Sanctuariser une figure type du manifestant
L’étonnement n’est cependant que partiel car, depuis le début du mouvement citoyen, une espèce de clergé informel s’est constitué pour préserver et défendre l’essence « civilisée » et l’esthétisme agressif de la révolte.
L’âpre volonté de souligner le miracle algérien de février et l’entêtement à se suffire des manifestations du vendredi comme seul acte « révolutionnaire » ont conduit une certaine nomenclature à produire et à imposer une sémantique figée et une représentation unanimiste du mouvement.
Ces dernières consisteraient donc à sanctuariser une figure type du manifestant, puis de l’Algérien tout court, et toiser toute infraction à ce modèle arbitraire comme on regarderait un épiphénomène parasitaire.
Cette logique s’appliquait naguère aux « mauvais manifestants », elle s’insinue aujourd’hui au cœur de la prison.
Lamine, un jeune Algérois d’à peine 25 ans, a fait de la prison deux fois pour vol et coups et blessures.
Est-il possible d’insinuer dans des déclarations publiques que ces conditions de détention seraient acceptables pour les prisonniers de droit commun et inadmissibles pour les prisonniers politiques ?
Parmi les détails qu’il me raconte sur les deux pénitenciers où il avait purgé ses peines, le traitement réservé aux détenus ayant commis des infractions disciplinaires ou provoqué une bagarre est particulièrement éprouvant.
« Un prisonnier en avait agressé un autre. Le surveillant en chef l’a amené au milieu du couloir, l’a entravé par les quatre fers, l’a aspergé d’eau et a commencé à le tabasser à coups de bâton jusqu’à ce qu’il tombe dans les pommes. Il l’a ensuite réveillé avec un autre seau d’eau et s’est remis à le bastonner. Et ainsi de suite. Tout cela sous les regards des autres détenus convoqués exprès pour assister à la punition ».
Pour Lamine, l’isolement, utilisé contre des infractions mineures, est beaucoup plus clément même si l’on y dort à même le sol, sans couverture, avec pour seule pitance quotidienne une demi-baguette de pain et une bouteille d’eau. En comparaison, mon interlocuteur trouve que les autres « problèmes » sont secondaires : les poux, les punaises de lit, la promiscuité, etc. passent pour une sinécure !
Est-il possible aujourd’hui d’insinuer dans des déclarations publiques que ces conditions de détention seraient acceptables pour les prisonniers de droit commun et inadmissibles pour les prisonniers politiques ?
Pourtant, l’Algérie est l’un des pays les plus traumatisés par les pratiques abusives et autres tortures en milieu carcéral, et ce depuis l’ère coloniale jusqu’aux années 1990 au moins.
Les années 2000 ont vu émerger un récit plutôt rassurant sur l’amélioration du sort des détenus et le respect de leurs droits mais d’autres narratives, plus intimes, plus timides, faisaient et font toujours état de mauvais traitements, à commencer par l’étape du commissariat, en passant par la garde à vue, pour finir à la maison d’arrêt.
Si l’on considère que l’évolution d’un pays se mesure à la manière dont il traite les plus faibles, y compris les prisonniers, le soulèvement que connaît l’Algérie aujourd’hui gagnerait certainement à aborder la question des droits communs, ou tout du moins à ne pas les enfoncer.
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