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Sissi va-t-il entraîner l’Égypte dans la guerre en Libye ?

Un GNA pleinement consolidé, disposant d’une pleine souveraineté en Libye et de relations plus étroites avec la Turquie, constituerait certainement une menace plus grande pour le régime de Sissi qu’une Libye divisée
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, le général libyen Khalifa Haftar et le président turc Recep Tayyip Erdoğan (illustration de Mohamad Elaasar pour Middle East Eye)

Le week-end dernier, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a ordonné à ses militaires de se tenir prêts pour d’éventuelles opérations en Libye.

L’annonce a été faite publiquement dans une base des forces aériennes dans la région militaire de l’ouest du pays, à la frontière avec la Libye. Elle faisait suite au cessez-le-feu proposé par Le Caire et rejeté par le Gouvernement d’union nationale (GNA) en Libye, reconnu par l’ONU.

L’Égypte cherche à stopper les avancées du GNA en direction de l’est, vers les territoires contrôlés par l’Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar, soutenue par des régimes autoritaires de la région, y compris l’Égypte.

Tensions avec la Turquie

De nombreux commentateurs de la région ont disqualifié les menaces de Sissi, les jugeant irrationnelles. De fait, les mettre à exécution irait à l’encontre de la sécurité nationale de l’Égypte. Certains disent que Sissi cherche à détourner l’attention de ses échecs au niveau national, notamment sa réponse face à la pandémie de coronavirus ou lors des négociations avec l’Éthiopie concernant le mégaprojet de barrage hydroélectrique sur le Nil.

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Pourtant, les régimes qui connaissent un essor récent et les États révolutionnaires sont généralement plus enclins aux guerres que les autres, comme l’illustrent par exemple les guerres révolutionnaires françaises, la guerre entre l’Irak et l’Iran révolutionnaire dans les années 1980 ou encore la guerre de l’Éthiopie contre l’Union des tribunaux islamiques (UTI) somaliens depuis 2006, à un moment où Addis-Abeba venait juste de consolider son pouvoir. À ce titre, les observateurs devraient prendre les menaces de Sissi plus au sérieux. 

La consolidation du pouvoir du GNA renforcerait le Printemps arabe à long terme et favoriserait la lutte contre l’autoritarisme dans la région

Mais pourquoi, dans ce cas, envisagerait-il une guerre contre la Libye ?

Le GNA comprend sans aucun doute les révolutionnaires pro-Printemps arabe qui ont renversé Mouammar Kadhafi en 2011. Ils sont l’antithèse du régime de Sissi, lequel est arrivé au pouvoir par un coup d’État en juillet 2013. 

En plus d’ajouter la Libye aux pays pro-Printemps arabe de la région, tels que la Tunisie, le Qatar et la Turquie, la consolidation du pouvoir du GNA renforcerait le Printemps arabe à long terme et favoriserait la lutte contre l’autoritarisme dans la région.

En outre, la Turquie, qui est intervenue au nom du GNA, est actuellement l’ennemi juré de l’Égypte. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan condamne toujours sévèrement le coup d’État dans le pays et reste hostile à Sissi, qui l’a critiqué à plusieurs reprises, y compris dans des enceintes internationales.

Tracer une ligne en Libye

À l’anniversaire de la mort de Mohamed Morsi la semaine dernière, Erdoğan a tweeté un éloge funèbre en sa mémoire, le qualifiant de martyr et de seul président égyptien élu démocratiquement. 

Le soutien de la Turquie à l’opposition égyptienne sape la légitimité de Sissi, mais ce qui est peut-être plus inquiétant encore pour le régime égyptien, c’est que la Turquie, après avoir fait basculer l’équilibre militaire en faveur du GNA, pourrait disposer de bases militaires en Libye. Compte tenu du bilan de la Turquie en Syrie, Sissi ne peut ignorer la menace provenant de la Libye voisine.

Un GNA pleinement consolidé, disposant d’une pleine souveraineté en Libye et de relations plus étroites avec la Turquie, constituerait certainement une menace plus grande pour le régime de Sissi qu’une Libye divisée. Si le GNA maintient une position belliqueuse, l’Égypte sera davantage tentée d’agir maintenant, plutôt que d’attendre que la Libye devienne une menace plus grande. Une confrontation militaire directe dans un avenir proche ne doit donc pas être exclue.

Libye Égypte
Sissi (au centre), Haftar (à droite) et le président du Parlement libyen Aguila Saleh se rendent à une conférence de presse conjointe au Caire le 6 juin (présidence égyptienne/AFP)

La menace d’une action militaire de Sissi en Libye ne vise pas seulement à renforcer la position de l’ANL, elle signale également à d’autres pays qu’avec un soutien régional supplémentaire, le président égyptien pourrait être disposé à envoyer des militaires dans le pays.

S’il veut vraiment établir sa souveraineté sur la Libye, le GNA devrait être plus actif dans sa diplomatie afin de désamorcer les tensions avec l’Égypte

Sissi envisage peut-être d’aider l’ANL à tenir ses positions pour refuser au GNA l’accès aux riches gisements de pétrole de l’Est libyen, principale source de revenus du pays. De cette façon, il tracerait en Libye une ligne au-delà de laquelle les révolutionnaires du GNA et leurs soutiens turcs ne pourraient pas aller, donnant ainsi à l’Égypte une zone tampon plus sûre.

Le besoin de diplomatie

La possibilité d’une guerre est aggravée par le fait que le GNA, de manière compréhensible, a réagi avec provocation vis-à-vis de l’Égypte, un pays qui a soutenu les forces de l’ANL alors même que celles-ci commettaient de nombreux crimes de guerre. Le GNA a en outre de mauvais canaux de communication avec Le Caire et a refusé une rencontre en ligne de la Ligue arabe pour des pourparlers urgents demandés par l’Égypte.

Cela aurait pourtant été une bonne occasion pour le GNA de s’engager davantage dans la voie diplomatique régionale. Au lieu de cela, le manque de communication n’a fait qu’accentuer la méfiance, ce qui a laissé une place plus grande à une perception erronée des intentions mutuelles.

L’Égypte, durement touchée par la pandémie de coronavirus, a récemment interdit toute discussion sur des questions « sensibles » en public et sur les réseaux sociaux, notamment la pandémie de COVID-19, le conflit en Libye, l’insurrection au Sinaï et les tensions entre l’Égypte et l’Éthiopie au sujet du barrage. Cette censure met en lumière la situation politique désespérée dans laquelle se trouve le régime égyptien.

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Bien que ces facteurs rendent une guerre égyptienne contre la Libye moins probable, ils ne l’excluent pas. Si les menaces de Sissi envers la Libye ne masquent pas les défis auxquels le pays est actuellement confronté, elles équilibrent la menace constituée par les changements qui se produisent en Libye. 

De nombreux observateurs soulignent que Sissi devrait se concentrer principalement sur l’Éthiopie, étant donné que la part de l’Égypte dans l’utilisation des eaux du Nil est en jeu. Cependant, il convient de souligner que l’Éthiopie ne représente pas une menace directe pour la survie du régime égyptien.

L’action militaire, selon beaucoup d’observateurs, serait une entreprise très risquée, d’autant plus que la situation sur le terrain évolue rapidement, et que l’ANL perd de sa cohésion.

Cela dit, s’il veut vraiment établir sa souveraineté sur la Libye, le GNA devrait être plus actif dans sa diplomatie afin de désamorcer les tensions avec l’Égypte. Le GNA devrait essayer d’atténuer le sentiment de menace éprouvé par Le Caire et gagner davantage la sympathie internationale en mettant en évidence les crimes de guerre et les atrocités commises par l’armée de Haftar. Plus le GNA sera actif dans l’articulation de sa vision d’une future Libye pacifique, plus il aura de chances de réussir à stabiliser le pays.

- Mustafa Salama est un analyste politique, consultant et auteur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient. Il est titulaire d’une maîtrise en sciences politiques de l’Université américaine du Caire. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Mustafa Salama is a Political Analyst, Consultant and Freelance writer. Salama has extensive experience and academic background in Middle East affairs. Salama holds a Bachelors and Masters degrees in Political Science from the American University in Cairo.
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