« Désormais, Tal Afar roule pour les chiites » : les sunnites s’inquiètent pour l'avenir
TAL AFAR, Irak – Tal Afar, qui était avant une ville de 200 000 habitants, s’étend sur les plaines couvertes de la poussière de sable brun clair venue du désert, au nord-ouest de l’Irak. Mossoul, l’ancienne capitale de l'État islamique (EI) se trouve à l’est. À l’ouest, il y a Sinjar, et après, la Syrie.
La ville est tombée entre les mains de l’EI en 2014. Le groupe en a finalement été chassé en août, et ce n’est plus qu’une ville fantôme.
Les bâtiments à un et deux étages, serrés autour de la citadelle historique, sont en grande partie vides. On y voit désormais circuler dans les rues des unités militaires irakiennes et des groupes de combat chiites soutenus par les Iraniens (Hashd al-Chaabi, par exemple), pour la plupart originaires de sud de l’Irak.
Si les combats n’avaient pas démoli les immeubles, on pourrait croire que les combattants de l’EI, voire même ses habitants, n’ont jamais été là.
La ville abandonnée est en majorité sous le contrôle du Hashd, et reste à voir si les habitants d’origine retourneront un jour chez eux – ou y seront autorisés, d’ailleurs.
« Ils brûlent des maisons sunnites »
De nombreux anciens habitants en doutent. À l’approche des opérations militaires, Abdullah Bassam, 38 ans, a fui Tal Afar avec sa famille, et ils vivent maintenant à Mossoul.
Son cousin, ouvrier municipal à Tal Afar qui avait fui deux ans plus tôt, a reçu l’ordre des autorités de retourner dans les bureaux municipaux, explique Abdullah, et de les rouvrir.
Après quatre ou cinq jours passés dans la ville, le cousin d’Abdullah lui a dit : « Les Hashd brûlent certaines maisons. Surtout celles des sunnites. Ils ne touchent pas aux maisons chiites ».
Abdullah raconte que selon son cousin, de nombreuses maisons ont été pillées – celles qui appartenaient à des sunnites, selon lui. « Tal Afar a rallié les chiites. J’ai un lopin de terre là-bas. Je crains que les autorités [Hashd] m’obligent à le leur vendre ».
À Tal Afar, le sectarisme n’est pas nouveau. Une violence confessionnelle extrême s’y est déchainée, suite à l’occupation de l’Irak menée par les Américains, montant les uns contre les autres sunnites et Turkmènes chiites.
Le mécontentement a été massivement exploité par al-Qaïda en Irak, l’organisation qui est montée en puissance après l’occupation américaine de l’Irak et qui a finalement pris le nom d’État Islamique.
Daech a utilisé la frontière syrienne, toute proche, pour pénétrer dans la ville, et recruter des combattants en jouant sur le mécontentement ressenti par des Turkmènes sunnites.
Les tensions se sont nettement apaisées après 2009, mais ces mêmes clivages divisaient toujours la population, et ils furent exploités par l’EI lors de l’invasion de la Syrie, cinq ans plus tard.
Depuis qu’elle avait été encerclée par Hashd al-Chaabi fin 2016, la ville occupée était au bord du précipice.
À Tal Afar, le sectarisme n’est pas nouveau. Une violence confessionnelle extrême s’y est déchainée, suite à l’occupation de l’Irak menée par les Américains, montant les uns contre les autres sunnites et Turkmènes chiites
À cette époque, elle s’était vidée de presque toute sa population, mélange composite de sunnites et de Turkmènes chiites, qui parlent une langue proche du turc. En 2008, l’Institut d’études stratégiques a estimé que 75 % d’entre eux étaient sunnites – les autres chiites. L’aviation de la coalition menée par les États-Unis bombardait tous les jours la ville, et les voies terrestres d’approvisionnement aux mains de l’EI étaient coupées.
L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a estimé qu’en août 2017, 10 000 à 40 000 personnes sont restées piégées à Tal Afar.
D’après Marwan al-Jumaili, vice-président du Centre arabe pour les droits humains et journaliste à Akhbar al-Khaleej, la plupart de ceux qui sont restés étaient des sunnites qui n’avaient pas la chance d’avoir de la famille dans la police ou l’armée, ainsi que des combattants de l’EI.
Quand les forces militaires et paramilitaires irakiennes sont arrivées, à la fin du mois dernier, la victoire sur l’EI fut remportée d’une façon étonnamment rapide comparée à la chute de Mossoul, capitale du groupe. Si bien que certains se sont donc demandés : mais où est donc passée la combativité brutale de l’EI ?
Une défaite éclair
Abdulaal Abbas, maire de la commune de Tal Afar depuis 2009, fait partie du petit nombre de fonctionnaires encore en fonction ici. Il affirme ne pas avoir été surpris par cette défaite éclair.
« La moitié de la population de Tal Afar s’est enfuie à l’approche de Daech », dit-il. « Eux étaient chiites. Dès que la capitale de l’EI [Mossoul] a été prise, ils ont perdu le moral. De plus, quand Hashd al-Chaabi est arrivé, Daech a pris peur »
Il relève l’absence d’objectivité de certaines des photos postées sur les réseaux sociaux, montrant soi-disant des membres de l’État islamique à Taf Afar, en traun se rendre par centaines aux combattants peshmergas kurdes, aux abords de la zone de combat.
Traduction : Les peshmergas arrêtent des centaines de terroristes de l’EI, infiltrés parmi les déplacés fuyant les combats à Tal Afar – Mossoul.
Combien se sont rendus ?
« Je ne connais pas leur nombre exact », avoue-t-il.
Le Lieutenant-colonel Abdul Amir Muhammedawi est le porte-parole de l’unité d’élite irakienne de réaction rapide, qui a participé à la prise de Tal Afar. D’après lui, tout un ensemble de raisons expliquent l’effondrement rapide de Daech.
« Les forces alliées contre l’EI étaient extrêmement nombreuses », dit-il. « Il y avait l’unité antiterrorisme, la police fédérale, la force de réaction rapide, l’armée irakienne et Hashd. »
« De plus, les combattants de l’EI savaient qu’ils allaient subir le même sort que celui de leurs compagnons d’armes dans la vieille ville de Mossoul – alors que ces derniers étaient plus nombreux et mieux équipés », analyse-t-il en faisant référence à la fin horrible des combattants de l’EI dans leur ancienne capitale, qui furent tués et que l’on a laissés pourrir parmi les décombres.
Les preuves se sont répétées, montrant qu’Hashd al-Chaabi ainsi que les unités militaires régulières irakiennes ont commis des crimes contre les populations sunnites des villes reprises à l’EI, comme Mossoul dernièrement.
Mais Muhammedawi écarte l’idée que les habitants sunnites de Tal Afar courent le même danger, s’ils devaient rentrer chez eux. La plupart s’est installée dans les camps aux environs de Mossoul, ou dans la zone sous contrôle du Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak.
« À Mossoul, des individus se sont personnellement rendus coupables d’actes de violence et de meurtres contre les personnes accusées de [faire partie de l’EI], mais tous les responsables de ces actes, si répréhensibles, seront poursuivis en justice. Ils sont pour la plupart déjà incarcérés », se réjouit-il.
Il est confiant dans le fait que l’on permette aux familles de rentrer chez elles, dès que Tal Afar aura été débarrassée des mines et IEDs qui restent.
La connexion iranienne
Or, au-delà des fonctionnaires, des forces militaires et paramilitaires, d’autres Irakiens se font beaucoup de souci. Jumaili pense que son propre avenir sera troublé.
« Pour l’Iran, Tal Afar est une ville stratégique, qui doit donc être vidée de ses [populations] sunnites, qu’elles soient turkmènes, arabes ou kurdes », explique-t-il, en songeant aux rapports sur le déplacement forcé d’arabes sunnites par Hashd.
La ville se trouve sur la route la plus courte et la plus sécurisée pour permettre à l’Iran de communiquer avec le président Bachar al-Assad, l’allié de Téhéran en Syrie. Les groupes du Hashd dans la région ne permettront pas à ses habitants sunnites de revenir : ils prendront plutôt le prétexte de créer une zone tampon de sécurité pour combattre le retour de l’EI, et ainsi justifier leur décision, prévoit-il.
Et si Hashd parvenait à créer une Tal Afar totalement chiite ? Alors la population locale acceptera plus volontiers l’influence iranienne dans la région.
Amr al-Halbousi, journaliste indépendant qui collabore fréquemment pour le média iranien Yaqein Net, dans la province d’Anbar en Irak, va même plus loin. D’après lui, des sources internes au Hashd al-Chaabi lui ont révélé que l’Iran a l’intention de prendre le contrôle de l’aéroport militaire de Tal Afar, afin d’en faire une tête de pont facilitant l’envoi de milices en Syrie.
« Pour l’Iran, Tal Afar est une ville stratégique, qui doit donc être vidée de ses [populations] sunnites, qu’elles soient turkmènes, arabes ou kurdes »
- Marwan Jumaili, Centre arabe pour les droits humains
« Pour l’instant, des avions civils sont mis au service du transport de milices au départ de Najaf et de Bagdad, à destination de l’aéroport de Damas », nous informe-t-il. Saraya al-Khorasani et Kataeb Ahl al-Haqq sont les deux groupes qui empruntent ces vols le plus souvent, ajoute-t-il.
Cependant, Mohenned al-Ghezzi, journaliste pour al-Monitor, a un avis différent quant à l’emprise de l’influence iranienne. D’après lui, les Hashd sous contrôle iranien, dont Asa’ib Ahl l Haq et Kata’ib Hezbollah, ne sont pas entrés dans le centre-ville mais restent plutôt à la périphérie.
« Ouvrez une carte : vous verrez qu’actuellement l’itinéraire iranien vers la Syrie passant par Tal Afar est très long ; il ne traverse pas toujours des zones amies et l’autre côté de [la frontière] n’est pas sous contrôle du régime syrien ».
Il espère que la frontière s’ouvrira dès que commenceront les opérations visant à prendre la ville d’Al-Qaïm, au sud. Hashd utilisait ce point de passage avant l’arrivée de Daech.
Tutelle internationale ?
Quelles que soient les intentions de l’Iran, une chose au moins est incontestable : les actes de vengeance commis contre les sunnites.
Jumaili débite à toute vitesse la liste des crimes censés avoir été perpétrés contre les habitants de Tal Afar par les forces de sécurité, dont l’exécution de quatre jeunes sunnites par Hashd al-Chaabi, le mois dernier. « Le 26 août, la milice de Hashd a exécuté vingt jeunes gens. L’un d’entre eux était handicapé ».
Halbousi ne pense pas pour sa part que Tal Afar soit tombée si vite du fait de l’écrasante supériorité des forces militaires et du mauvais moral des combattants de l’EI. « Daesh et le Hashd s’étaient mis d’accord pour se retirer de Syrie. Cela revenait à déposer pacifiquement les armes », affirme-t-il.
Des estimations locales estiment à 1 000, voire 1 500, le nombre de combattants de l’EI à Tal Afar. « Vous me demandez pourquoi nous ne les avons pas vus ? Et pourquoi la bataille a duré à peine quelques jours ? C’est parce que beaucoup sont partis se cacher dans les grottes et le lit des oueds du désert [à l’ouest de] Mossoul. Quant aux autres, ils ont probablement fui en Syrie ».
Pour la bonne raison, prétend-il, que militaires et unités du Hashd voulaient éviter la dévastation qui ravagea Mossoul. Ils tenaient à garder intacte cette ville, pour permettre aux résidents chiites d’y retourner.
Or, ce sont les militaires irakiens et les unités de Hashd al-Chaabi qui contrôlent la ville – où règne l’atmosphère d’un territoire occupé. « Quand les milices chiites débarquent en criant des slogans religieux à la mosquée [majoritairement sunnite] de Farouq, ils affirment haut et fort que lesdites mosquées leur appartiennent. C’est une énorme provocation, pour faire comprendre aux familles sunnites de ne pas rentrer chez eux, puisque leur maison est occupée ».
« La solution consiste à renvoyer dans leurs quartiers toutes les milices à l’extérieur de Tal Afar. Nous avons besoin de créer une nouvelle brigade sous drapeau citoyen – et non pas confessionnel –, incluant toutes les parties prenantes de l’Irak. Et la brigade a besoin d’être placée sous tutelle internationale ».
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.
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