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Dialogue inter-libyen : une délicate mission pour Alger

L'Algérie cherche à tout prix à éviter que l'option militaire favorisée par la France, l'Egypte, les EAU et l'Italie ne compromette le bon déroulement des premières discussions inter-libyennes qui se sont tenues à Alger le 10 mars

La doctrine de défense algérienne face au principe de réalité

Lorsqu'en mai 2014, conjointement aux marines américains et aux forces spéciales françaises, l'Algérie engage 3 500 parachutistes et un contingent logistique de 1 500 hommes pour éliminer des éléments d'al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) dans les villes de Nalout et Zintan et détruire les camps d'entraînement djihadistes dans la région de Sebha, de nombreux responsables politiques et militaires en déduisent que l'Algérie vient de rompre avec sa doctrine de défense fondée sur le principe de non-intervention militaire hors-frontières.

Or si cette opération a démontré que des ajustements ponctuels de doctrine étaient possibles lorsque la menace est jugée sérieuse, il n'en demeure pas moins que, pour Alger, la priorité reste la résolution politique des crises régionales.

Au sein des cercles diplomatiques et militaires algériens, il existe certes des divergences générationnelles sur le sujet : les anciens, partisans de l'approche défensive, continuent de penser que ce principe constitutionnel demeure intangible ; les plus jeunes prônent une adaptation de cette doctrine aux réalités du contexte actuel et au cas par cas.

« Certains pensent qu’il faudrait profiter du dispositif mis en place par l’ANP [l’Armée nationale populaire] aux frontières est pour littéralement ‘’débloquer’’ les grandes villes libyennes et faire reculer les troupes d’Ansar al-Charia vers l’ouest, où elles seraient prises en charge par l’armée égyptienne. D’autres privilégient un scénario semblable à celui qu’entreprend l’Egypte, en choisissant les attaques aériennes ciblées sur les regroupements de forces et l’infrastructure de Daech en Libye », écrit le journaliste algérien Akram Kharief dans El Watan.

Mais ce débat interne n'a pour l'instant pas infléchi l'approche défensive classique, dont la fonction première est la sécurisation des frontières et du territoire national. 

Paris-Alger, un partenariat opérationnel a minima

Depuis le redéploiement des forces françaises au Sahel dans le cadre du dispositif Barkhane en juillet 2014, l'Algérie est sous la pression de la France qui souhaiterait un appui militaire algérien conséquent pour venir à bout des foyers islamistes dans le sud-libyen. L’objectif à terme de Paris est de construire une large coalition de pays occidentaux, arabes et nord-africains, prêts à intervenir militairement en Libye.

Le rapprochement opérationnel entre Paris et Alger durant l'opération Serval au Mali a pu laisser croire à la France que l'Algérie accueillerait favorablement une initiative française de plus en Afrique du Nord et au Sahel. Les visites en Algérie du ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, et du chef d'Etat-major français, visaient justement à prendre le pouls de l'Algérie et à évaluer le niveau et la nature de sa contribution à une action militaire potentielle en Libye.

Or la France s'est heurtée à un refus catégorique de l'Algérie lors de la réunion du 5+5 (Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye au sud de la Méditerranée, et Italie, Portugal, Espagne, France et Malte au nord) tenue à Madrid le 17 septembre 2014 : « Nous ne voulons pas que les parties [en conflit] en arrivent à des arrangements de sécurité qui permettront de protéger les personnes et les biens dans ce pays tout en réunissant les conditions de la poursuite de la lutte antiterroriste, car cela demeure un défi important », avait alors déclaré le ministre algérien des Affaires étrangères

En tournée au Niger, Jean-Yves le Drian « a lancé des signaux qui vont dans le sens d’une intervention armée en Libye [bien que] la France plaide avant tout pour une solution politique. Néanmoins, certains hauts gradés n’excluent pas la possibilité de frappes aériennes coordonnées, pour peu que l’Egypte et l’Algérie donnent leur feu vert », selon l’analyste algérien Ali Boukhlef

La France, qui est liée à l'Algérie par un accord de coopération en matière de défense depuis février 2013, peut néanmoins compter sur un partenariat opérationnel ponctuel d'Alger sous forme d'interventions limitées aux frontières, destinées à contenir l'expansion ou à stopper les déplacements de groupes criminels ou de djihadistes armés d'un pays à l'autre.

Cependant, une plus vaste intervention armée algérienne en Libye est d’autant plus improbable que les Algériens son mal vus par les thowar – « révolutionnaires » en arabe, les jeunes Libyens qui ont pris les armes pour renverser Kadhafi en 2011 et qui se sont ensuite organisés en milices multiples – qui leur reprochent d’avoir abrité une partie de la famille du dictateur déchu en 2011. En outre, du moment que les bastions de Daech sont situés dans l'Est libyen, loin du territoire algérien, la menace n'est pas perçue comme imminente par l'Algérie. Le long de la frontière saharienne algéro-libyenne, les infiltrations sont rendues toujours plus difficiles par le déploiement et la mobilisation massive des forces de l'ANP.

La Libye, révélateur d’intérêts multiples

Le principal atout des Algériens est d’avoir été sollicités par les parties libyennes elles-mêmes. Néanmoins, la tâche reste ardue car l'Algérie doit négocier avec de nombreux acteurs, internes et externes, dont les intérêts sont souvent divergents, voire antagoniques.

Les pays du G5-Sahel par exemple (Tchad, Mauritanie, Niger, Mali et Burkina Faso) avaient officiellement demandé au Conseil de sécurité de l’ONU et à l’Union africaine d’envisager une intervention internationale en Libye. Les Emirats arabes unis (EAU), l'Arabie saoudite, l'Egypte, la Turquie, le Qatar et le Soudan sont aussi, d'une manière ou d'une autre, parties prenantes du conflit en Libye.

Pour Abdelkader Messahel, ministre délégué chargé des Affaires maghrébines et africaines, l'Algérie doit obtenir une « coordination parfaite » avec les pays voisins et les grands partenaires qui ont des intérêts directs ou indirects dans ce pays, principalement pour que « les Libyens aient un seul agenda pour l’avenir de leur pays. A plus forte raison que les pays du voisinage convergent sur le fait que la présence terroriste de plus en plus importante en Libye fait que la lutte contre ce phénomène devient une priorité ».

Forte de son succès dans le dialogue inter-malien qui s'est conclu le 1er mars par un accord de paix, l'Algérie cherche à tout prix à éviter que l'option militaire favorisée par la France, l'Egypte, les EAU et l'Italie ne compromette le bon déroulement des premières discussions inter-libyennes qui se sont tenues à Alger le 10 mars sous l'égide de la Mission d'appui des Nations unies en Libye (UNSMIL) . Cette réunion de dialogue est le fruit de plusieurs mois d'efforts durant lesquels les autorités algériennes ont discrètement rencontré pas moins de deux cents interlocuteurs libyens.

Ce n'est pas un hasard si parmi les acteurs minutieusement sélectionnés par Alger se trouvent les grandes tribus de l'ouest longtemps marginalisées car fidèles à l'ancien régime (Warshafana, Gaddaffa, Warfalla, al-Megharha), dont le rôle sera décisif dans la formation d'un gouvernement d'union nationale. C’est aussi le cas de la tribu Zintan, qui conserve des liens avec les Kadhafistes, détient et protège Saïf al-Islam, le fils de Mouammar Kadhafi, et a soutenu les frappes du général Khalifa Haftar sur Benghazi. Saïf al-Islam qui avait déjà rencontré des chefs de tribus influentes en août 2014, pourrait en sous-main jouer un rôle non négligeable dans les pourparlers menés par Alger.

Trois représentants du Forum tribal libyen réfugiés en Egypte font également partie des figures approchées par Alger : Ali al-Ahwal, coordinateur du Forum des tribus possédant de nombreuses connexions en Algérie, Omrane Boukraa, chargé des affaires arabes sous Kadhafi, et Mohamed Zoubeida, conseiller juridique du Forum.

Mustafa Fetouri, analyste et journaliste libyen, explique à Middle East Eye : « l'Algérie connaît mieux que personne la société libyenne. En ce sens, elle est bien plus qualifiée que la France pour comprendre la complexité de la situation et convaincre les nombreux acteurs libyens de la nécessité d'un dialogue national. La majorité des Libyens est d'ailleurs favorable à une médiation algérienne ». 

C'est aussi l'avis de Jean-Marie Géhénno, président de l'International Crisis Group, pour qui «  l’Algérie a une profonde connaissance de la région […], une bonne base pour une action politique ».

La résolution de la crise libyenne sera faite de compromis, ou ne sera pas

Pour réaliser ses objectifs en Libye, l’Algérie devra composer avec l’autre voisin influent de ce pays, l’Egypte. Or, « tandis que l'Egypte et l'Algérie s'accordent sur les objectifs, à savoir sauvegarder l'unité de la Libye et freiner le danger d'expansion des groupes terroristes et du crime organisé aux frontières, les deux pays divergent sur les moyens pour les atteindre », analyse le journaliste Khaled Hanafi.

Le gouvernement algérien, ne souhaite pas s'attarder sur ces divergences, qu'il considère comme passagères et surmontables, ainsi que l'illustre la déclaration d'Abdelkader Messahel en visite au Caire le 8 mars : « l’Algérie et l’Egypte partagent la même position concernant le règlement de la crise en Libye. Nous sommes pour un règlement politique de la crise et soutenons la lutte antiterroriste ainsi que les efforts entrepris par l’ONU et les pays voisins ».

Le volet politique de la stabilisation de la Libye pourrait s'accompagner d'un partage du fardeau en zones de compétence sécuritaire : l'ouest pour l'Algérie, l'est pour l'Egypte. Un rapprochement stratégique entre Alger et Le Caire semble donc inévitable à court terme.
 

- Laurence Aïda Ammour est une sociologue algérienne et une analyste en sécurité internationale et défense pour le cabinet GéopoliSudconsultance. Ses domaines de recherche incluent les relations entre pays d'Afrique du Nord et pays sahéliens, le conflit du Sahara occidental, la criminalité organisée et l’extrémisme violent. Elle collabore avec de nombreuses organisations, dont Oxford Analytica, le Centre de Recherche Stratégique sur l'Afrique (National Defense University, Washington D.C.), le  Geneva Centre for Security Policy, l’Institut Européen de la Méditerranée (IEMED) et le Groupe de Recherche et d'Information sur la Paix et la Sécurité (GRIP). Elle est l’auteure de plusieurs articles et ouvrages, dont Algéries en dialogue (avec Lucie Pruvost, Karthala, Paris, 2009) et Je reviendrai à Tombouctou. Un chef touareg témoigne (avec Shindouk Ould Najim et Jean-Luc Peduzzi, Ixelles, Bruxelles, 2013).

Légende photo : un Libyen agite un drapeau du pays dans la ville côtière de Benghazi le 27 février 2015 (AFP).

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