Pourquoi le Front al-Nosra représente le juste milieu pour de nombreux Syriens
La filiale d'al-Qaïda en Syrie, le Front al-Nosra, a longtemps été un acteur central dans la guerre civile syrienne. Mais alors que le groupe a une couverture médiatique moins importante que celle de Daech ou des forces du gouvernement syrien dirigées par le président Bachar al-Assad, des avancées récentes ont incité certains analystes à prédire que le groupe survivra à ces deux factions rivales, ou à tout le moins, renforcera son rôle dans la région pour les années à venir.
Des avancées constantes
Le Front al-Nosra a été occupé à pousser constamment ses avancées dans le nord et le sud de la Syrie, consolidant le soutien au sol et contrôlant de plus en plus de territoire.
La conquête d'Idleb par le groupe a eu une importance particulière le mois dernier. La ville a été prise par une coalition de combattants des brigades Jund al-Aqsa, Jaish al-Sunna, Liwa al-Haqq, Ajnad al-Sham et Faynad dal-Sham, dirigée par le Front al-Nosra. Ensemble, ils ont réussi à arracher le contrôle de la ville aux forces gouvernementales après des mois de combats acharnés.
Tout en luttant contre les forces du gouvernement Assad, la coalition dirigée par le Front al-Nosra a été capable de repousser d'autres opposants rebelles, luttant pour le mouvement Hazm, une soi-disant faction de l'opposition modérée. Ceci est intervenu après que la nouvelle coalition dirigée par le front al-Nosra ait réussi, dans la région en novembre de l'année dernière, à mettre en déroute une autre coalition modérée, le Front révolutionnaire syrien. La semaine dernière, la coalition rebelle dirigée par le front al-Nosra a réussi à étendre ses avantages, en prenant aux forces gouvernementales la ville de Jisr al-Shugour, également dans la province d'Idleb.
Le front al-Nosra et ses nouveaux alliés ont remporté une victoire importante. Non seulement ils contrôlent maintenant presque tout Idleb, qui s'étire jusqu’à la frontière turque, mais ils se sont aussi rapprochés du centre alaouite de Lattaquié, fief d'Assad.
La série de progressions a contribué à démontrer les prouesses militaires du Front al-Nosra ainsi que sa capacité à absorber d'autres brigades islamistes, avec de nouvelles vagues de recrues qui essaient maintenant de s’y joindre.
« Il est clair que lorsque les rebelles font preuve de coordination et d’une bonne planification ... ils parviennent à avoir ce genre de résultat », a déclaré Yezid Sayigh, associé principal au Centre Carnegie pour le Moyen-Orient à Beyrouth.
« Le Front al-Nosra a toujours fait preuve de supériorité en matière de planification et de gestion de combat », a-t-il dit, tout en ajoutant que le succès militaire des rebelles à Idleb « était entièrement dû à leur volonté de travailler avec le Front al-Nosra, ce qui a été l'épine dorsale de tout cela ».
Daech contre al-Nosra
Le Front al-Nosra a longtemps été considéré comme l'une des factions les mieux organisées et armées dans la sanglante guerre civile, maintenant dans sa cinquième année. Cependant, Daech a émergé en tant que rival en avril 2013 lorsque le groupe se sépara de son organisation mère al-Qaïda.
Depuis, avec le contrôle solide de Daech dans l'est de la Syrie et le long de la frontière irakienne, le Front al-Nosra a travaillé à consolider son territoire et à construire une base de soutien solide. Ce territoire s’étire à travers le couloir centre est de la région d’Idleb, descend au sud vers les provinces de Homs et de Hama, et jusqu’à la province de Deraa sur les frontières jordaniennes et israéliennes du sud, incluant les hauteurs du Golan syrien.
Daech contrôle toujours des régions riches en pétrole traversant la frontière irakienne, mais le Front al-Nosra, avec son quartier général à Idleb, contrôle un corridor stratégique crucial de territoires qui relie la Syrie du nord au sud.
Alors que le Front al-Nosra et Daech partagent l'objectif commun d'établir un émirat, des entretiens avec les combattants, les analystes et les ressortissants syriens suggèrent tous que grâce à d'autres différences idéologiques et pratiques, le Front al-Nosra possède un avantage sur ses rivaux.
Contrairement à Daech, le Front al-Nosra compte dans ses rangs un plus grand nombre de combattants syriens que de combattants étrangers. Cela a donné au Front al-Nosra un avantage stratégique, lui permettant de consolider le soutien local parmi les populations civiles et les forces rebelles.
A Homs et ailleurs, le Front al-Nosra a été habile en garantissant l’approvisionnement en pain et autres provisions, et en mettant en œuvre plus de services administratifs, en particulier dans les zones ciblées par les forces gouvernementales.
« Le Front al-Nosra a eu très tôt un bon bilan en matière de prestation de services de base, d'administration et de gouvernance », a déclaré Yezid Sayigh.
Ceci, et le fait que le Front al-Nosra se positionne comme le principal adversaire d’Assad, a abouti à un niveau élevé d'approbation tant parmi les populations civiles que parmi les groupes rebelles.
Au fil des ans, Middle East Eye a entendu plusieurs plaintes parmi les civils à Homs, Idleb et Alep contre les rebelles de l'Armée syrienne libre soutenus par l'Occident, qu'ils accusent de corruption.
Militant de l'opposition dans les médias d'Idleb, Juma al-Qassem a décrit : « Le Front al-Nosra est, militairement parlant, le meilleur du milieu. Il est le meilleur entre le régime, Daech et l’ASL dissoute et corrompue ».
Yezid Sayigh décrit également le groupe comme étant « fondamentalement une organisation syrienne, prenant à cœur les intérêts syriens ... c’est du moins la perception qu’en ont d'autres groupes rebelles ».
Alors que Daech a adopté une approche du haut vers le bas dans l'établissement du califat, proclamant son existence et supprimant la résistance ensuite, le Front al-Nosra a adopté une démarche du bas vers le haut.
Selon les commentateurs, le Front al-Nosra a jusqu'ici été très décentralisé, ce qui lui a permis de développer une approche plus pragmatique et flexible, permettant au groupe d’appliquer la clémence dans certains domaines, mais d’appliquer leur idéologie plus strictement dans les zones qui sont fermement sous leur contrôle.
Considérant que, depuis sa création, Daech a adopté sa propre interprétation rigoureuse de la punition selon la Charia ( hudûd ), y compris des exécutions et des ablations de mains, le Front al-Nosra a adopté une approche plus indulgente, suivant le principe islamique d'aucune hudûd en temps de guerre. Cela lui a valu une réputation de plus de modération et de soutien parmi la population musulmane plus modérée de la Syrie.
Apogée ou point de non-retour ?
Que ce compromis puisse perdurer reste à voir. Selon Yezid Sayigh, comme le Front al-Nosra gagne plus de territoire, en particulier dans les centres urbains, le groupe et sa nouvelle coalition seront confrontés aux défis de l'application d'un modèle de gouvernance islamique cohérent à différentes populations.
Dans Idleb, des panneaux d’affichage d’édits islamiques tapissent désormais les rues, et il y a de plus en plus de peines plus sévères prononcées par les tribunaux de la Charia, y compris des exécutions et des amputations de mains. Dans un cas, une femme a été abattue à Idleb, apparemment pour adultère. Des conversions forcées de la population druze minoritaire dans la province d'Idleb ont également été signalées, ainsi que des crucifixions.
« Ils ont [également] mis en œuvre des punitions hudûd ailleurs, dans les zones où ils ont acquis des monopoles sur les comités de la Charia », a déclaré Aymenn al-Tamimi, membre du Forum sur le Moyen-Orient et spécialiste des groupes militants.
« Même si le Front al-Nosra a comme principe directeur aucune punition hudûd en temps de guerre, cela ne signifie pas qu'il sera suivi partout. Gardez à l'esprit qu’il n’y a encore aucun émirat déclaré officiellement, mais telle est l'intention et de facto la situation émergente dans la province d'Idleb. »
Afin d'assurer sa position, il est probable que le Front al-Nosra devra en arriver au face à face avec Daech à un moment donné, bien qu’avec Daech lié à des affrontements contre des forces soutenues par les occidentaux, les chiites et les kurdes dans l'est de la Syrie et en Irak, des analystes estiment que les deux groupes vont éviter une confrontation directe à court terme.
Le Front al-Nosra pourrait également bénéficier des frappes aériennes américaines contre Daech. Les Etats-Unis ont mis le Front al-Nosra sur la liste des organisations terroristes en décembre 2012, bien avant l'émergence de Daech, mais depuis l'année dernière, l'intervention américaine en Syrie et en Irak est largement concentrée sur l'objectif de dégrader et « finalement détruire » Daech. Bien que les frappes aériennes de la coalition aient également ciblé des positions du Front al-Nosra, le groupe est moins prioritaire pour la campagne menée par les Etats-Unis.
Si Daech devrait être significativement écorné par la campagne soutenue de l'Occident, ou rencontrer une résistance sérieuse de la part des populations locales qui en ont assez de son modèle brutal d'administration, le Front al-Nosra semble le mieux placé pour combler le vide dans le nord, le centre et l'est de la Syrie.
Le Front al-Nosra domine déjà les régions du sud de la Syrie bordant la Jordanie et Israël le long du plateau du Golan, où Daech a récemment commencé à faire une poussée, petite mais concertée, de la banlieue sud de Damas.
Le Front al-Nosra s’est même montré disposé à travailler avec la communauté internationale dans cette région, collaborant l'année dernière avec le Qatar dans les négociations pour libérer quarante-cinq casques bleus pris en otage en septembre dans le Golan.
Des contradictions comme celles-ci montrent que le Front al-Nosra n’est pas tout à fait cohérent et qu'il y a des différences significatives dans l'idéologie entre ceux du nord et ceux du sud du pays. Des rumeurs persistent également selon lesquelles une scission est apparue entre les factions du Front al-Nosra sur les avantages à long terme de son alignement avec al-Qaïda.
Toutefois, Yezid Sayigh du Carnegie estime que tant qu'il y a un conflit en Syrie, le Front al-Nosra va survivre. Il suppose, cependant, que dans le cas d’une faillite totale du gouvernement, le Front al-Nosra aura du mal à adapter son modèle idéologique pour satisfaire la diversité sociale et militaire en Syrie si elle choisit de poursuivre une voie politique.
« Au moment où nous parlons de zones urbaines, le Front al-Nosra trouvera qu’il n'a pas une base automatique », a-t-il dit. « Si le Front al-Nosra devait décider de s’embarquer dans un système pluraliste sur un plan politique, son allégeance à al-Qaïda pourrait se révéler problématique », a-t-il ajouté.
Sur le long terme, Juma al-Qassem croit que le rejet de Daech par le peuple syrien va pousser l'opposition à inclure le Front al-Nosra. « Le rejet de Daech [parmi les syriens] est beaucoup plus grand que celui du Front al-Nosra », a-t-il dit.
Et avec un éventuel accord-cadre susceptible d'inclure des représentants islamistes, le Front al-Nosra, mieux armé, financé et organisé, serait le mieux placé pour remplir ce rôle.
Traduction de l’anglais (original).
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