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Pousser la Turquie à reconnaître le génocide l’isole davantage

La commémoration des atrocités de 1915 et la politisation du génocide nuisent aux relations bilatérales entre la Turquie et l’Arménie
Bien que la Turquie reconnaisse l’étendue de la tragédie et les atrocités que la dernière administration ottomane a commises, le discours officiel ne passe pas le cap du génocide (AFP)
Bien que la Turquie reconnaisse l’étendue de la tragédie et les atrocités que la dernière administration ottomane a commises, le discours officiel ne passe pas le cap du génocide (AFP)

Pour le centenaire du massacre et des déportations massives de centaines de milliers d’Arméniens en Asie mineure par la dernière administration ottomane, l’appel à reconnaître les atrocités en tant que génocide divise l’opinion publique tant en Turquie qu’à l’étranger.

Lassés par la négation permanente et le discours institutionnel turc, nombre de citoyens turcs commémorent les massacres de 1915, se joignant à de nombreux autres dans différentes parties du monde.

Pendant que la place Taksim à Istanbul est le point de rassemblement de ce devoir de mémoire, des commémorations ont lieu à Erevan, la capitale arménienne, Paris et de nombreuses autres villes ayant une forte communauté arménienne à travers le monde.

Furieux contre le Pape, le Parlement européen et plusieurs pays pour avoir récemment reconnu le génocide, le déni des officiels turcs coïncide avec d’autres commémorations, celles du centenaire de la bataille des Dardanelles durant la première guerre mondiale.

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Les manifestations des Dardanelles ont été avancées du 25 au 24-25 avril cette année, ce qui a été interprété par certains comme une tentative d’éclipser le centième anniversaire du génocide arménien. « Il ne s’agit pas que de Gallipoli », a déclaré Nazar Buyum, un chroniqueur et auteur arménien pour le quotidien Agos.

Pendant la première guerre mondiale, les forces alliées britanniques et françaises combattant contre les Turcs ont essayé de traverser le détroit des Dardanelles pour prendre Constantinople, la capitale ottomane. Quand la bataille navale a échoué plus tôt en mars 1915, elles ont lancé un assaut amphibie pour rejoindre Gallipoli par voie terrestre.

Avec des soldats de l’Empire britannique venant d’Australie, de Nouvelle-Zélande, d’Inde ainsi que du Népal, l’opération ne fut pas un succès et les Turcs gagnèrent la bataille. Pour de nombreux Turcs, les batailles des Dardanelles et de Gallipoli font partie des jalons légendaires de l’histoire militaire du pays.

Pour marquer le centième anniversaire de la bataille des Dardanelles ce même jour, la Turquie organise une conférence internationale avec des invités de marque des nations belligérantes de la première guerre mondiale. Mais Nazar Buyum soupçonne une motivation sous-jacente.

« Quelqu’un a eu aussi l’audace de suggérer l’organisation d’un concert en mémoire de Gallipoli dans une église arménienne à Istanbul pour le 24 avril. Le gouvernement fait tout pour éclipser le centenaire du génocide cette année. »

Le tabou du génocide

Chargé d’un rappel constant de la notion de « crimes contre l’humanité », le tabou du génocide et sa reconnaissance sont devenus le champ de bataille des querelles diplomatiques actuelles. Pendant de nombreuses années, la Turquie a poussé et parfois menacé ses alliés de ne pas utiliser le mot, insinuant de potentielles conséquences auxquelles ils pourraient autrement avoir à faire face.

Bien que la Turquie reconnaisse l’étendue de la tragédie et les atrocités que la dernière administration ottomane a commises, le discours officiel ne passe pas le cap du génocide. Pour la Turquie, la déportation massive systématique des Arméniens ottomans de leurs maisons dans le désert de Syrie était une mesure de guerre durant la première guerre mondiale et ne visait pas à les laisser périr en masse. Ce point de vue est largement remis en question.

Selon Marcus Meckel, antépénultième ministre des Affaires étrangères de la République démocratique allemande (RDA), au regard de l’expérience allemande, la Turquie devrait finalement reconnaître le génocide. Mais pour lui, ce n’est pas la première démarche à entreprendre. « Les nations commencent d’abord par ouvrir un espace de discussions pour déterminer ce qu’il s’est passé et ce qu’étaient les atrocités », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

Pour surmonter l’impasse, la Turquie et l’Arménie ont initié un processus de rapprochement, qui a commencé par ce qu’on a appelé « la diplomatie du football » en 2009

Marcus Meckel préside actuellement le Service pour l’entretien des sépultures militaires allemandes, initié dans le cadre de la commémoration et du souvenir des deux guerres mondiales.

Du côté arménien, la reconnaissance du génocide est la condition préalable au début d’un processus de réconciliation. Mais entre Turcs et Arméniens il n’y a presque aucun terrain d’entente. Pour surmonter l’impasse, la Turquie et l’Arménie ont initié un processus de rapprochement, qui a commencé par ce qu’on a appelé « la diplomatie du football » en 2009.

La visite de l’ancien Président turc Abdullah Gül à Erevan en 2009 pour assister à un match national de football entre l’Arménie et la Turquie a mené à la signature de l’accord de Zurich. Les protocoles, qui visaient à ouvrir la frontière entre les deux pays et à établir une relation formelle, n’ont jamais été approuvés par les parlements respectifs des pays.

Un conflit plus récent a pratiquement gelé les relations entre la Turquie et l’Arménie indépendante. La guerre du Haut-Karabagh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans les dernières années de l’Union Soviétique, et la prise de position de la Turquie en faveur de l’Azerbaïdjan est devenue un autre obstacle à la réconciliation. La frontière est fermée depuis 1993.

La perspective turque

En raison de l’occupation soviétique de l’Arménie pendant la plupart du vingtième siècle et du manque relatif d’attention publique sur le génocide arménien pendant cette période, la commémoration des atrocités et les demandes occasionnelles pour sa reconnaissance sont un phénomène nouveau des dernières décennies.

Pour la plus grande partie du siècle passé, une culture du déni en Turquie, renforcée par les programmes scolaires de l’état, a dominé la pensée des citoyens turcs. Le manque d’approche critique du problème avec des perspectives différentes cumulé à l’idéologie nationaliste prédominante en Turquie ont empêché l’ouverture d’espaces de discussion même au niveau national.

Halil Berktay, un historien turc de l’université de Sabanci, appelle ce mantra de l’Etat « La théorie de la conception immaculée de la République turque ». Selon ce point de vue, les Turcs et l’Etat turc sont infaillibles et c’est la raison pour laquelle un génocide n’aurait pas pu avoir lieu.

Cette façon de penser a été reprise par divers officiels en différentes occasions, le dernier exemple datant de la semaine dernière où l’ancien vice-Premier ministre, Emrullah Işler, a insisté sur le concept qu’un génocide ne pouvait être perpétré que par les Européens. Il a déclaré : « Il n’y a pas de génocide dans notre culture, nos traditions et notre histoire. Il y a de la tolérance, de la compassion et de l’amour. […] Si génocide il y a, ce sont les Arméniens qui l’ont commis ».

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Il a fallu attendre 2005 pour que les événements de 1915 puissent être discutés par les universitaires turcs. Une conférence tenue cette année-là — malgré les menaces massives contre son organisation — était la première du genre en Turquie pour associer différentes perspectives venant de différents pays.

Ce développement majeur a permis d’établir un environnement de discussion plus ouvert, aidant beaucoup d’historiens, particulièrement ceux n’étant pas en phase avec le discours officiel turc, à contribuer avec des approches hétérodoxes sur la situation.

L’assassinat de Hrant Dink en 2007 par un ultra-nationaliste turc a rappelé l’intolérance dans certains quartiers envers ceux qui questionnent le mythe national. Hrant Dink était un journaliste turco-arménien renommé et le rédacteur en chef de l’éminent journal bilingue turc Agos.

Toutefois, ce triste développement a causé un grand élan d’effusions dans la société turque, avec des appels à une approche et une mentalité différentes sur le passé. Des centaines de milliers de personnes ont assisté aux obsèques de Hrant Dink, portant des pancartes sur lesquelles était inscrit : « Nous sommes tous Hrant, nous sommes tous Arméniens ». Depuis, l’anniversaire de sa mort est devenu un jour de commémoration pour beaucoup de citoyens turcs.

Le gouvernement turc sur la défensive

Les réactions à l’assassinat d’Hrant Dink et les tentatives du gouvernement turc pour normaliser ses relations avec l’Arménie par la suite ont été principalement reçues comme un développement positif dans différentes parties du monde.

Bien que le problème de la reconnaissance à la veille de chaque anniversaire du 24 avril ait occupé l’esprit des officiels du ministère des Affaires étrangères à Ankara, la pierre d’achoppement de l’approbation parlementaire de l’accord de Zurich prévaut dans les deux pays.

Quand il est devenu évident que les protocoles n'étaient pas prêts d'être signés, la Turquie a encore été mise sous pression pour faire un geste de conciliation pour les commémorations du 24 avril. Les condoléances du Premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdoğan, à l’Arménie l’an dernier, reprises par Ahmet Davutoglu cette année, étaient des étapes positives, mais la pression croissante de la communauté internationale met le gouvernement sur la défensive.

Pour certains, la reconnaissance parlementaire du génocide est un outil pour diriger la Turquie dans le bon sens, vers la reconnaissance de son rôle dans ce crime contre l’humanité

Pour certains, la reconnaissance parlementaire du génocide est un outil pour diriger la Turquie dans le bon sens, vers la reconnaissance de son rôle dans ce crime contre l’humanité. Toutefois, pour beaucoup d’autres, ces tentatives ne font que pousser la Turquie à être davantage sur la défensive, fermant potentiellement toutes les portes à une possible réconciliation.

Hrant Dink a payé au prix de sa vie la qualification des atrocités de génocide. Mais il était un parfait observateur des deux points de vue. Il a cherché à faire comprendre que le génocide était intervenu et il ne s’est jamais empêché d’utiliser ce mot. Mais il était aussi conscient que la force émotionnelle du mot avait éclipsé la réconciliation turco-arménienne.

Thomas de Wall, depuis longtemps observateur du Caucase se rappelle des efforts de Hrant Dink face à la réalité turque : « [Hrant Dink] a critiqué les résolutions sur le génocide des parlements étrangers en notant qu’elles ne faisaient que reproduire l’intimidation passée de la Turquie par les grandes puissances. Il voyait sa mission comme une aide à apporter aux Turcs pour comprendre les Arméniens et le traumatisme qu’ils se sont transmis à travers les générations, et une aide aux Arméniens pour reconnaître les sensibilités et les intérêts légitimes des Turcs ».

À l’approche des élections de juin, les appels à la Turquie pour la reconnaissance du génocide et des résolutions parlementaires de plusieurs pays ont amené trois partis, autrement hostiles, à faire une déclaration parlementaire commune. À l’exception du Parti démocratique du peuple — principalement  kurde — les trois principaux partis politiques du parlement ont oublié leur querelle nationale et se sont unis pour condamner la résolution du Parlement européen sur le génocide.

En d’autres termes, bien que les développements positifs en Turquie ces dernières décennies aient pris racine au niveau social, l’attitude de plus en plus dédaigneuse des officiels turcs face aux pressions externes a éloigné le pays de la réconciliation avec l’Arménie. Aux vues des prochaines élections et de l’attitude des trois partis politiques majeurs du pays, il y a peu de chance de voir se profiler bientôt une sortie d’impasse.

Traduction de l’anglais (original) par Green Translations, LLC.

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