Que se cache-t-il derrière l'État islamique ?
Au début du XVIIIe siècle, Alep fut le théâtre d'un schisme au sein de l'Eglise orthodoxe grecque, et une nouvelle secte, l'Eglise melkite, vit le jour sous l'œil bienveillant de Rome. Les melkites, ou catholiques grecs, avaient besoin de leur propre église mais il leur était illégal de construire un nouveau lieu de culte dans les territoires de l'Empire ottoman. Cependant, la règle voulait que si une église chrétienne était déjà construite, elle était protégée et il était interdit de la démolir.
Pour construire leur église, les melkites eurent recours à un stratagème encore utilisé de nos jours et qui pourrait aider à expliquer le phénomène complexe connu sous le nom d'Etat islamique. Cette nouvelle église illégale fut construite en cachette, sous un hangar ou large grange, hors de la vue de la justice et des sectes rivales. Après quelque temps, les melkites furent trahis et la grange dut être détruite, laissant place à une église entièrement bâtie. Révélée au grand jour, l'église devint ainsi légitime et intouchable.
Cette pratique est toujours utilisée dans des bidonvilles et des camps de réfugiés, où seules des structures temporaires avec un toit en tôle sont autorisées. Pour contourner ces restrictions, des maisons avec un toit solide sont construites sous un toit temporaire. Au bout d'un certain temps, le toit en tôle est retiré. Dès que ces maisons solides sont à l'air libre, elles sont sujettes à un certain nombre de lois et de facto reconnues.
L’État islamique est similaire à ces granges ou toits en tôle sous lesquels se cache un ensemble complexe de forces. Ces forces seraient illégales si elles essayaient de consolider leur pouvoir sur un territoire ; mais elles devront être reconnues dès que le toit sera retiré.
Parmi cet ensemble de forces figure le Conseil militaire général des révolutionnaires irakiens, constitué d'anciens représentants du parti Baas issus de l'armée dissoute de Saddam Hussein, forts de plus de trente années de règne sur le territoire. Beaucoup d'entre eux vivent, depuis, cachés ou en exil, bénéficiant de l'accueil et du soutien du régime syrien.
L'Armée des hommes de la Naqshbandiyya forme un autre élément important. Cet ordre soufi, influent dans la région, dispose de connexions qui ne sont pas parfaitement comprises et qui incluent des membres importants de l'AKP (Parti de la justice et du développement) du président turc Recep Tayyip Erdogan ainsi que du clergé musulman en Syrie et au Liban.
Le troisième élément est constitué de tribus sunnites des provinces de l'ouest de l'Irak, aliénées par les politiques pro-chiites de l'ancien premier ministre, Nouri al-Maliki, et amères d'avoir été abandonnées par les Américains avec qui elles avaient collaboré pour expulser al-Qaïda d'Irak lors du « surge » [déploiement] de 2007-2008. Certains des massacres rapportés dans l'ouest de l'Irak, aussi brutaux qu'ils soient, ont peut-être plus de liens avec la volonté baasiste de reprise du contrôle dans ces provinces qu'avec ce que nous considérons comme le djihadisme de l'Etat islamique.
Ces sunnites mécontents sont les forces réelles qui se cachent dans la grange. Ils bénéficient d'un soutien et de connexions au niveau local qui peuvent expliquer la rapidité avec laquelle ils ont mis main sur le territoire. Leur chef est peut-être Ezzat Ibrahim al-Douri, ancien numéro deux du régime de Saddam Hussein et « roi de pique » dans le jeu de cartes des États-Unis. On le décrit comme le cheikh caché de l'ordre naqshbandi.
Le quatrième élément, que tout le monde peut voir, se compose des vestiges d'al-Qaïda en Irak. La plupart de ces individus ont été relâchés ou se sont échappés de leurs geôles iraquiennes ou syriennes. Ils ont joué un rôle important dans la déstabilisation de l'Irak en 2006 et en 2007, un rôle facilité par le régime syrien.
Cet élément, auquel se sont joints des combattants étrangers, forme la grange à l'intérieur de laquelle se cache ce mélange toxique de groupes hostiles. Les prétendus principes salafistes de l'Etat islamique sont incompatibles avec les autres éléments que l'organisation renferme : ainsi, le nationalisme laïc prôné par les Baasistes est une abomination pour l'Etat islamique et son califat autoproclamé. De même, les soufis de la Naqshbandiyya sont considérés comme des hérétiques et des apostats, tandis que les chefs de tribus sont toujours très méfiants à l’idée de perdre des adeptes.
L'Etat islamique a été décrit comme une entité virtuelle ; sa visibilité est le produit d'une stratégie médiatique sophistiquée conçue pour faire apparaître l'organisation comme la source de tous les maux. Cette campagne de propagande a créé la grange tout en faisant naître la nécessité de la détruire.
Une grande confusion entoure la question de l'Etat islamique dans les cercles politiques internationaux. Il est cependant crucial de mieux comprendre ce phénomène. Toutes les forces opposées de la région se sont soudain retrouvées dans le même camp, contre l'État islamique. Dans ce nouveau positionnement, des voix s'élèvent pour demander aux Occidentaux un réengagement avec le régime syrien de Bachar al-Assad et aux Américains une distanciation de leurs alliés traditionnels dans les pays du Golfe à la faveur d’un rapprochement avec l'Iran. Le vice-président des Etats-Unis Joe Biden a exprimé publiquement cette confusion en affirmant que les alliés des Etats-Unis constituaient une partie du problème.
Si certaines des forces regroupées au sein de l'Etat islamique représentent des éléments légitimes de contestation sunnite, le fait de se concentrer sur le « califat » en tant qu'ennemi ultime détourne l'attention de deux causes importantes de la radicalisation des sunnites : la première cause est la révolte en Syrie, où le régime a désormais le loisir de bombarder ses villes et où les rebelles se sentent abandonnés par l'Occident. La seconde cause est l'existence de milices parrainées par l'Iran, comme le Hezbollah au Liban et beaucoup d'autres en Irak, qui sont maintenant tacitement acceptées par les Etats-Unis dans le cadre de la lutte contre l'Etat islamique, et qui peuvent librement procéder à leurs offensives contre la population sunnite.
En Irak, ces milices, clones des Gardiens de la révolution iranienne, ont ébranlé l'armée irakienne formée par les États-Unis. Etant donné que cette armée est désormais peu opérationnelle, ces milices sont au premier plan de la lutte contre l'Etat islamique. Tels des pyromanes jouant les pompiers, l'Iran et la Syrie se proposent désormais comme des éléments de solution au problème qu'ils ont contribué à créer.
Les Américains ne sont pas irréprochables. La multiplication des éléments radicaux en Irak est également due en grande partie à trois décisions prises par les Américains après l'invasion de l'Irak : le démantèlement de l'armée irakienne qui a laissé ses officiers en dehors du système, la paralysie des institutions étatiques durant le processus de débaasification de masse, et le moment et les modalités du retrait américain, qui a laissé un vide que l'Iran n'a pas tardé à combler.
La morale de l'histoire est qu'il est futile de combattre l'Etat islamique en s'alliant avec l'Iran et Bachar al-Assad : cette tactique aura pour conséquences d'accentuer les griefs et d'exacerber le problème. Ce qui est nécessaire, c'est de répondre à ces griefs en protégeant la population syrienne du régime de Bachar al-Assad et en réduisant le pouvoir des Gardiens de la révolution iranienne en Irak et dans le reste de la région.
Au lieu de désamorcer les tensions entre sunnites et chiites, les Etats-Unis envoient un message incendiaire : ils indiquent qu’ils sont prêts à collaborer avec Bachar al-Assad et l'Iran pour combattre l'Etat islamique et que, tout en coopérant avec l'Iran sur la question du nucléaire, ils fermeront les yeux sur les jeux de pouvoir de Téhéran dans la région.
Le rapprochement devrait plutôt se faire avec les forces réelles qui opèrent sous le couvert de l'Etat islamique. Ces forces comprennent certes des éléments dérangeants, mais ceux-ci ont gagné du terrain pour une raison particulière. Si l’on ne s'attaque pas à cette raison, ils en gagneront davantage.
- Nadim Shehadi est le directeur du centre Fares pour les études méditerranéennes orientales de l'Ecole de droit et d'études diplomatiques Fletcher de l'université Tufts (Etats-Unis). Il est également membre associé de Chatham House, où il dirige un programme sur la dimension régionale de la question des réfugiés palestiniens dans le cadre du processus de paix au Moyen-Orient, et membre supérieur du St. Antony's College d'Oxford, au sein duquel il a été de 1986 à 2005 directeur du Centre d'études libanaises.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye. Cet article a été initialement publié dans The World Today, magazine bimensuel de Chatham House.
Photo : Des spectateurs observent la fumée qui se dégage de la ville de Kobane (AFP)
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