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La protesta en Algérie : le chant des a-partisans !

Les 22 et 24 février, Alger s’est décarcassée, déridée, débridée, décrispée… pour s’élancer dans une marche à contre-courant des fatalités. Mais qu’est donc cette vibration sensorielle qui traverse la ville et abat ses murs invisibles ? La résistance !
Des Algériens manifestent dans la capitale Alger le 24 février (Sarah Haider)

Le « je » s’impose de lui-même dans ce récit qui ne prétend ni à l’analyse ni à la célébration euphorique mais essaiera plutôt de livrer un témoignage subjectif sur ces moments vécus dans leur immédiateté fougueuse puis emmagasinés par les sens et la mémoire.

Vendredi 22 février. Des appels anonymes à la marche contre le 5e mandat du président sortant Abdelaziz Bouteflika fusaient depuis quelques jours sur les réseaux sociaux. Cette fois-ci, il y avait quelque chose de différent : d’autres villes avaient déjà exprimé leur refus face à cette énième atteinte à la dignité.

Alger, naguère forteresse ultra-verrouillée par un état d’urgence hérité de la décennie noire et une interdiction de manifester imposée par ce même président depuis 2001, semblait aujourd’hui prête à dénouer l’étouffant corset de silence et d’immobilité.

Des voix virtuelles s’épanchaient dans des prévisions allant d’une froide rationalité à des mesquineries partisanes : certains mettaient en garde contre le spectre islamiste (la marche étant prévue à la sortie de la prière hebdomadaire), d’autres se méfiaient de l’anonymat de l’appel, d’autres encore s’alignaient sur les positions hésitantes de leurs partis…

Dès le matin, je savais qu’un magnétisme incontrôlable allait m’y conduire.

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Symphonie contestataire

Les rues s’entrelacent sans jamais se communiquer leurs agitations. Les marcheurs affluent de points différents, se rejoignent dans de nombreux endroits, se dirigent vers des « cibles » éparpillées, se faufilent d’un quartier à l’autre : l’extrême efficacité de la désorganisation, le beau divorce d’avec les procédés classiques, la déconstruction de l’espace et du temps…

La victoire espérée est encore hypothétique mais une autre est déjà conquise, celle de pouvoir occuper un espace public jadis interdit, d’y contester un ordre politique et de dire « Dégage » à tous ceux qui, durant des décennies, ont cru à leur invincibilité

Les forces de l’ordre semblent déboussolées par tant de souplesse, je les imagine recevoir des ordres contradictoires, changer de point de pression, se redéployer continuellement au gré des mouvements imprévisibles des foules fragmentées.

Plus tôt ce matin, la répression était plus sûre d’elle, rôdée par l’habitude de légers rassemblements faciles à disperser à coup de matraque. Mais dès 13 h 30, Alger était devenue une fourmilière aux innombrables galeries, un labyrinthe vertigineux de voix et de pas dansant sur le pavé.

L’acoustique est enivrante : une rumeur indistincte accouche peu à peu de mots épars, puis de fragments de phrases qui deviennent des slogans et des chants. « Makach el-khamsa ya Bouteflika ! Dibou el-BRI zidou sa3ika ! » (Bouteflika, il n’y aura pas de 5e mandat, même si vous ramenez la Brigade d’intervention et les troupes d’élite de la gendarmerie) ; « C’est une république, pas une monarchie ! » ; « Ouyahia (le Premier ministre) voleur ! » ; « Le peuple refuse Bouteflika et Saïd » (le frère du président à qui l’on impute le vrai pouvoir décisionnel) ; « Paix aux âmes des harragas ! » ; « Bab El Oued ech-chouhada ! » (slogan phare de la révolte d’octobre 1988 évoquant les manifestants assassinés à Bab El Oued) ; « Pouvoir assassin ! » ; « FLN, cireurs de pompes », etc.

Mes pas me conduisent vers le boulevard Zighoud Youcef qui semble avoir atteint le diapason. Un cortège sans tête ni étendard partisan, dont la moyenne d’âge est de 20 ans, serpente entre la mer et les bâtiments officiels alors que les forces antiémeutes sont déployées des deux côtés de la route tandis qu’un cordon essaie de barrer le passage plus loin.

Il y a une sacrée bonne humeur dans l’air, une extase qui ne dit pas encore son nom mais qui grandit à chaque kilomètre parcouru, des regards complices et des sourires entendus. La victoire espérée est encore hypothétique mais une autre est déjà conquise, celle de pouvoir occuper un espace public jadis interdit, d’y contester un ordre politique et de dire « Dégage » à tous ceux qui, durant des décennies, ont cru à leur invincibilité.

Nul n’est invincible et le pouvoir, s’il est effectivement une maladie chronique, doit se confronter un jour ou l’autre à un traitement de choc : l’insoumission.

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L’élan est beau comme un poing levé, comme le fol espoir de cette dame brandissant la photo de son fils disparu, « kidnappé par la police en 1996 alors qu’il n’avait que 16 ans », lit-on sur la pancarte et dont elle espère encore la « libération » ; beau comme ce cordon de CRS qui plie devant une forte poussée des manifestants.

La beauté est là parce que la rue, naguère zone interdite, décolorée, impersonnelle, apolitique, vient de redevenir une gigantesque piste de danse.

Car, oui, ce mouvement d’attraction-répulsion, de reculade-offensive, de dispersion lacrymogène aussitôt suivie de regroupement, d’aller-retour entre le boulevard principal et les ruelles adjacentes pour échapper aux souricières, ressemble à s’y méprendre à une chorégraphie et le chant, accompagnant ces milliers de corps réconciliés avec la révolte, vient en décupler l’esthétique. Celle de dizaines de milliers d’individualités, animées par des rêves, des convictions et des croyances différentes, mais prenant pour cible un ennemi commun : une gérontocratie qui a longtemps dansé sur les cadavres et chanté toutes les gammes possibles de l’indignité.  

Carpe diem !

Le dimanche 24 février, un rassemblement se tenait sur la place Maurice Audin dans le centre-ville d’Alger, à l’appel du mouvement Mouwatana, né récemment et ayant échoué par le passé à mobiliser plus d’une cinquantaine de personnes.

Ce jour-là, je savais pourtant que le « virus » de la rue avait gagné les esprits et qu’il y aurait foule. Et c’est précisément cette foule qui a transformé un sage rassemblement en tentative de marche difficilement contenue par les CRS.

Il y a dans le mouvement du 22 février l’ambigüité et les périls que l’on retrouve dans toute ébauche de révolution : ces lendemains incertains, chargés de scénarios catastrophiques ou piégés par des réactionnaires toujours capables de défigurer les rêves et assassiner les espoirs…

Alors que les leaders du mouvement étaient déjà interpelés au matin, des centaines de jeunes et certains militants politiques tentaient de dialoguer avec les forces de l’ordre dont de nombreux éléments semblaient hésiter entre la répression et la fraternisation, pendant que des policiers en civil procédaient à des arrestations musclées. Le gaz lacrymogène faisait vaciller contestataires et policiers, qui s’entraidaient avec du vinaigre de fortune pour limiter ses effets.

Le surlendemain, ce sont les étudiants qui, dans 45 wilayas du pays, ont crié, souvent avec humour, la douleur d’une génération n’ayant vu de l’Algérie qu’un visage scarifié par la corruption, l’autoritarisme, la paupérisation des esprits, le chantage à l’instabilité, la langue de bois, la sacralisation du passé et une vie sans couleurs ni ivresse.

Comment donc décrypter tout cela ? S’agit-il réellement du fameux seuil révolutionnaire, ce point de rupture que l’on atteint au moment précis où la résignation semblait définitivement installée ? Une soumission tellement acquise qu’une bande de créatures adipeuses et ubuesques s’est permis toutes les arrogances et tous les abus avec les populations.

Mais connaissant la capacité légendaire de régénération de ce régime dont on demande aujourd’hui la disparition pure et simple, comment ne pas craindre un simulacre de changement pour calmer les foules, un Joker sorti du chapeau pour poursuivre le joyeux pillage ? Comment ne pas envisager que les islamistes, aujourd’hui relookés en modérés respectueux de la République, ne se pointent comme à leur habitude pour récupérer la révolte ?

Il y a dans le mouvement du 22 février l’ambigüité et les périls que l’on retrouve dans toute ébauche de révolution : ces lendemains incertains, chargés de scénarios catastrophiques ou piégés par des réactionnaires toujours capables de défigurer les rêves et assassiner les espoirs… Mais, comme dans chaque ébauche de révolution, l’envie de vivre le moment l’emporte sur tout le reste !

Sarah Haidar est une journaliste, chroniqueuse, écrivaine et traductrice algérienne. Elle a publié, depuis 2004, trois romans en arabe et deux autres en français (Virgules en trombe, paru chez les Éditions Apic en 2013 ; La morsure du coquelicot, sorti chez le même éditeur en 2016 en Algérie et réédité en 2018 aux Éditions Métagraphes en France).
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