Algérie : une cryptocratie dans un monde fou
L’Algérie est doublement une cryptocratie : elle est officiellement encore dirigée par un homme sans vie et officieusement dirigée par une mafia souterraine, cachée. Le sociologue algérien Lahouari Addi est l’un des premiers à avoir cerné la nature du pouvoir algérien : une nature clandestine.
Le pouvoir algérien est né dans la clandestinité – une clandestinité qui se justifiait par la lutte contre la puissance coloniale – et il est demeuré clandestin après l’indépendance de 1962 : après s’être protégé de l’armée française, il s’est mis à se protéger de la population algérienne. Telle est l’essence du système cryptocratique : le peuple est perçu comme suspect.
L’art d’exclure le peuple du champ politique
Comme le peuple est suspect, il devient impératif de l’exclure de la vie politique. Pour s’autonomiser de la population algérienne, le pouvoir algérien pouvait compter sur deux éléments : une manne pétrolière (et surtout gazière) rendant l’impôt presque superflu, et une police politique destinée notamment à brider la vie politique du pays.
Mais cette autonomisation vis-à-vis du peuple algérien a davantage abîmé le pouvoir lui-même. Tandis que le pouvoir cryptocratique qui dirige l’Algérie depuis 1962 affiche son profond manque d’imagination et de finesse politique, les Algériens refont de la politique. Ils se réapproprient un destin littéralement volé par des hommes de l’ombre.
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Il faut avoir l’honnêteté d’affirmer que la contestation des Algériens ne vise pas seulement le président Bouteflika, ou encore la situation qui prévaut depuis son AVC de 2013. D’abord, il est plus que regrettable de voir défiler des « spécialistes » de l’Algérie répétant à qui veut l’entendre que la personne d’Abdelaziz Bouteflika n’est pas visée par ce mouvement (ses portraits arrachés devaient être un signe d’affection).
Cette autonomisation vis-à-vis du peuple algérien a davantage abîmé le pouvoir lui-même
Ensuite, il faut admettre que c’est tout le système cryptocratique mis en place depuis 1962 qui est visé. Abdelaziz Bouteflika est l’un des hommes de ce système néfaste, il l’a été de 1962 à 1980, puis depuis 1999.
Les Algériens sont sortis pour dire non à deux choses à la fois : non à l’humiliation qui consiste à se faire imposer un homme sans vie (que ce soit pour respecter son vœu de mourir président ou pour se nourrir sur la bête le temps de préparer la succession) et non au système politique corrompu et opaque qui s’est systématiquement imposé aux Algériens (en 1962 comme en 1999).
Après tout, Bouteflika s’en va comme il est venu : dans des conditions troubles et en dépit de la volonté populaire. Répéter qu’il a été accueilli en héros en 1999, c’est alimenter un mythe. La vérité est simple : il s’est imposé aux Algériens, tout comme il a imposé une « concorde civile » qui ne ressemble en rien à une quelconque réconciliation nationale.
Bouteflika est l’homme des ersatz : c’est un ersatz de président qui a apporté un ersatz de paix, un ersatz de démocratie (sans débat et sans alternance) et un ersatz de justice sociale (sans justice sociale).
A quoi avons-nous assisté en Algérie ? Un groupe d’hommes – sans la moindre légitimité – a décidé, au nom d’un président moribond, de vendre du rêve aux Algériens et au monde. Faire parler un homme qui n’est pas capable de parler, c’est tout simplement frauder.
Comment penser une seconde que les plus belles réformes politiques peuvent avoir pour socle une fraude ? Et surtout, comment penser qu’un peuple aussi avide de changement et de politique peut se contenter d’une nouvelle « charte octroyée » (par un homme sans vie), rappelant davantage le triste exemple de Louis XVIII en France que l’expérience d’une véritable constituante ?
Un pouvoir désemparé
Malgré ces interrogations plus que raisonnables, certains – à commencer par la France – applaudissent la fraude. Au nom de la « stabilité » (comment appliquer l’adjectif « stable » à un système fondé sur le mensonge et l’opacité ?), on légitime ce que l’on n’aurait jamais admis ailleurs.
C’est à croire que la médiocrité du pouvoir algérien est contagieuse. Il faut manquer terriblement d’imagination et de lucidité pour penser que la « stabilité » peut avoir pour socle l’absurde, l’injuste et l’inacceptable.
Ce qui se joue actuellement en Algérie, c’est un affrontement entre un peuple uni (en attendant les divisions qu’un pouvoir à la fois comploteur et complotiste tentera de fomenter), résolu à résister à l’absurde et à l’indigne, et un pouvoir désemparé qui souhaite s’imposer coûte que coûte, en dépit du droit, de la morale et de la raison.
Les Algériens ne demandent aucune aide, aucune ingérence
Quand on est si prompt à choisir un camp contre un autre en Syrie comme au Venezuela, sans se préoccuper de la moindre stabilité, on n’est a priori pas censé soutenir aussi aveuglément un pouvoir qui méprise les aspirations les plus élémentaires et qui ne se préoccupe que de sa propre survie.
Les Algériens ne demandent aucune aide, aucune ingérence, aucun appel à un changement de régime depuis l’extérieur – une faute bien connue –, mais la moindre des politesses serait de ne pas encourager leur bourreau dans une entreprise aussi universellement inadmissible.
Ne pas tirer sur la foule (tout en menaçant et en réprimant autrement) ne peut suffire à transformer une situation aberrante en une situation acceptable.
Les dernières déclarations attribuées au président Bouteflika sont la cerise clownesque sur le gâteau de l’irrationalité. La forme est d’abord inacceptable. Nous l’avons déjà dit, les Algériens méritent mieux que cette falsification permanente : non, Bouteflika, jusqu’à preuve du contraire, ne peut s’adresser au peuple algérien et ne peut s’engager à quoi que ce soit.
Sur le fond, l’annulation du simulacre d’élection et l’annonce du maintien du président mourant ne répondent en rien aux demandes du peuple algérien. Les Algériens ne sont pas sortis pour qu’un pouvoir souterrain remplace le Premier ministre et promette une « conférence » destinée à rédiger une nouvelle Constitution (sachant que ce même pouvoir et ce même président ont très peu respecté l’actuelle constitution).
Ils sont sortis pour exprimer leur rejet de ce système cryptocratique. Ils ne veulent pas d’une Constitution approuvée par référendum à 90 %.
Ils veulent continuer à goûter à cette politique dont on les a longtemps privés. Et cela implique une constituante, émanant de cette population qui a manifesté, dont la tâche serait d’imaginer les institutions de demain. Les Algériens veulent ouvrir la crypte.
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