« Accaparer le maximum de terres avec le minimum de Palestiniens » : la politique israélienne en Cisjordanie
Des palmiers à chaque coin de rue, des espaces verts et des maisons récentes, Kfar Adumim a des airs de village flambant neuf. Pour y entrer, il faut passer une barrière activée par un gardien. Et pour cause, c’est une colonie israélienne en Cisjordanie occupée.
Située à seulement une quinzaine de kilomètres au nord-est de Jérusalem, Kfar Adumim contraste avec la ville trois fois sainte. Ici, pas de déchet sur le sol mais des fleurs qui bordent les allées. Pas de bruit de chats bagarreurs, juste le chant des oiseaux.
Kfar Adumim est né il y a près de quatre décennies sur les terres de la petite ville palestinienne d’Anata. Aujourd’hui, dans cette colonie qui compte 4 000 habitants, trois communautés se côtoient, du laïc au très religieux.
Cela fait huit ans que Dany Tirza est le président de Kfar Adumim et il est très fier de « son havre de paix ». « Ce n’est pas un territoire occupé pour la simple et bonne raison qu’il n’y avait personne lorsque les premiers colons s’y sont installés, il y a 39 ans », affirme ce grand échalas au crâne dégarni. « Il n’y avait même pas un arbre ici. C’était le désert complet. Les colons ont tout construit de leur main. »
Des propos qui contredisent le droit international, selon lequel la zone est occupée illégalement par Israël. Car si la terre où a été bâtie la colonie ne comportait pas à l’époque de constructions, elle a néanmoins été volée à ses propriétaires palestiniens. Mais le président de la colonie n’en démord pas. Pour lui, ce sont les Palestiniens qui sont en tort.
« Depuis 2009, l’Autorité palestinienne essaie de grappiller de plus en plus de parcelles en zone C. Ceux qui vivent sur notre territoire n’y peuvent rien, ce sont de pauvres gens qui tentent de survivre. Le problème, c’est l’Autorité palestinienne qui tente d’abuser ces gens dans le but d’acquérir plus de terres. »
Pour l’immense majorité de la communauté internationale, ce sont les colonies israéliennes qui rognent peu à peu les terres appartenant aux Palestiniens et sur lesquelles ils souhaitent créer leur État, et non l’inverse. D’autant que la zone C, bien que contrôlée militairement par Israël, reste un territoire palestinien dont les accords d’Oslo II prévoyaient le transfert progressif du contrôle vers l’Autorité palestinienne. Un transfert qui n’a jamais débuté.
« Une catastrophe »
Dès 1967, à peine la guerre des Six Jours terminée, la colonisation se met en marche de manière intensive. Six ans plus tard, on compte déjà 17 colonies en Cisjordanie. En 1977, il y en a 36 pour un total de 11 000 Israéliens installés dans les territoires conquis (Golan, Sinaï, Cisjordanie, bande de Gaza et Jérusalem Est). Aujourd’hui, ils sont plus de 600 000.
« [E1] créerait une barrière physique qui couperait la Cisjordanie en deux »
- Daniel Seidemann, directeur de Terrestrial Jerusalem
L’une des plus importantes colonies de Cisjordanie, Maale Adumim, se trouve juste en face de Kfar Adumim et, depuis les années 1990, les gouvernements israéliens successifs n’ont pas caché leur souhait de la rattacher à Jérusalem.
Comment ? En la raccrochant « physiquement », c’est-à-dire en construisant des centaines d’habitations sur la parcelle de terre qui sépare Jérusalem de Maale Adumim. D’une superficie de douze kilomètres carrés, cette zone plus connue sous le nom de E1 (East 1) permet aujourd’hui au nord de la Cisjordanie de ne pas être coupé du sud.
« Maale Adumim est la troisième plus grande colonie de Cisjordanie, c’est aujourd’hui une ville de 40 000 personnes. Et depuis 1996, les Israéliens pensent à l’intégrer à l’État hébreu [Israël] et cela ne peut se faire sans construire E1. Ce serait vraiment une catastrophe car cela créerait une barrière physique qui couperait la Cisjordanie en deux », s’alarme Daniel Seidemann, le directeur de l’ONG Terrestrial Jerusalem, qui milite pour une paix durable avec les Palestiniens.
« Il y aurait, d’un côté, le canton nord avec Ramallah et Naplouse et, de l’autre, le canton sud avec Bethléem et Hébron. Pour l’instant, rien n’a été construit sur E1 mais les actions récentes envers les populations bédouines indiquent clairement que la construction de E1 est sérieusement envisagée. »
Les bédouins, premières victimes
Depuis 1963, dix-huit communautés bédouines habitent dans la zone E1, vaste plaine désertique recouverte de terre et de pierres. Parmi elles, Abu Nuwar, coincée entre Maale Adumim (et ses « avant-postes », colonies jugées illégales y compris par Israël) et une base militaire israélienne.
À seulement une dizaine de kilomètres de Jérusalem, il faut emprunter une route rocailleuse difficilement praticable pour atteindre les fragiles cabanes, assemblages de planches de bois et de tôle, du campement. À l’entrée se trouve l’école primaire. Wa’ad, la professeure d’anglais, est en plein cours.
« Pouvez-vous me citer un mot qui commence par la lettre M ? », s’écrit-elle. La grande majorité des élèves, enthousiastes, lève la main, certains se mettent debout. « Meat [viande] ! », crie un petit garçon au fond de la salle. « Excellent ! Applaudissez Hamza », demande la maîtresse.
Tant pour les élèves que pour les professeurs, il faut une bonne dose de motivation pour se rendre à l’école. « J’habite dans un village voisin donc ce n’est pas très loin pour moi mais certaines de mes collègues habitent à Hébron et mettent une heure pour venir », explique la jeune femme.
« Pour les enfants aussi, c’est compliqué. Ils doivent marcher entre un et deux kilomètres tous les jours et en hiver, lorsqu’il pleut, le chemin est rempli de boue alors quand ils se présentent en classe, ils sont souvent très sales et parfois trempés. »
Le regard de Wa’ad se perd par-delà l’unique fenêtre, qui laisse apparaître un troupeau de moutons. À travers la porte d’entrée entrouverte, on distingue les grands balcons des immeubles modernes de Maale Adumim.
Avis d’expulsion et démolitions
Mais le principal problème pour ces familles de tradition nomade, c’est la menace permanente d’expulsion. Israël réclame le démantèlement d’Abu Nuwar, qu’il juge illégale.
« Partout dans la zone C, qui représente l’immense majorité de la Cisjordanie et où se trouvent les ressources nécessaires [...], Israël met en place une politique qui vise à rendre la vie des Palestiniens si difficile qu’ils ‘’choisissent’’ de partir »
- Amitz Gilutz, porte-parole de B’tselem
Les autorités israéliennes affirment que les bédouins auraient dû, lors de la division du territoire en zones en 1995 suite aux accords d’Oslo II, se faire recenser et déposer une demande de permis de construire à l’administration militaire israélienne chargée des affaires civiles de la zone C.
Or, comme elles n’en ont jamais été informées et qu’elles ne se pensaient pas menacées à l’époque, ces communautés ne se sont jamais manifestées pour tenter d’obtenir des permis alors que la terre avait changé de statut. Elles ont donc « construit » des semblants d’habitation, parfois avec l’aide de l’ONU ou de l’Union européenne, sans autorisation préalable.
D’ailleurs, même si elles en avaient fait la demande, cela aurait été sans doute en vain, à l’époque comme aujourd’hui. C’est en tout cas ce que pense Abou Imad, le représentant d’Abu Nuwar.
« L’année dernière, nous avons déposé une demande de permis de construire au tribunal israélien de Kfar Etzion pour deux classes supplémentaires de CE2 et CM1. Mais le 4 février 2018, bien que nous ayons obtenu l’autorisation de construire ces deux classes, nous avons eu la surprise de les voir débarquer et détruire les classes à 5 heures du matin », rapporte-t-il.
Neuf « maisons » ont également été soufflées par l’armée israélienne quelques mois plus tard. Des démolitions répétées qui donnent lieu à de nombreuses condamnations.
Fin 2014, le Conseil de sécurité de l’ONU adoptait la résolution 2334 qui dénonce la destruction d’habitations et le déplacement de civils. Le texte réaffirme également que l’installation de colonies en Cisjordanie « constitue une violation flagrante du droit international humanitaire ». Une énième mise à l’index sans réelle conséquence sur le terrain.
Régulièrement aussi, des acteurs de la scène internationale, européens notamment, s’insurgent contre ces violations. Rien n’y fait. Les colonies progressent et entraînent le déplacement de populations.
« Partout dans la zone C, qui représente l’immense majorité de la Cisjordanie et où se trouvent les ressources nécessaires pour le bien-être des résidents de ce territoire, Israël met en place une politique qui vise à rendre la vie des Palestiniens si difficile qu’ils ‘’choisissent’’ de partir », explique Amitz Gilutz, le porte-parole de l’ONG israélienne B’tselem.
Cette organisation tient un registre détaillé de la situation dans ces communautés bédouines et, régulièrement, elle informe le public israélien sur les violations des droits de l’homme dans les territoires occupés. Elle combat également la situation de déni qui domine en Israël et la passivité des grands de ce monde.
« Encore aujourd’hui, Israël joue sur deux tableaux : faire en sorte de garder sous occupation militaire cinq millions de personnes avec des droits restreints et, dans le même temps, faire partie du club des nations démocratiques, la ‘’seule du Moyen-Orient’’ qui plus est. Ce n’est pas concevable, cela doit changer », s’insurge cet Israélien d’une trentaine d’années.
Barbelés, clôture, mur...
En 2001, en pleine deuxième Intifada et alors que le territoire israélien est la cible de nombreux attentats et que la répression israélienne est sanglante dans les territoires palestiniens, le gouvernement de l’époque dirigé par Ariel Sharon prend une décision qui, au début, ne fait pas consensus : ériger une clôture. Et ce n’est autre que Dany Tirza, l’actuel président de Kfar Adumim, à l’époque colonel de l’armée israélienne, qui est chargé de dessiner son tracé et d’en superviser la construction.
« Ce n’est pas une question de sécurité. Cela s’appelle empêcher l’autre d’exister, et dans le même temps, transférer le tout aux mains de son propre peuple. C’est du vol »
- Amit Gilutz, B’tselem
« En très peu de temps, la vie en Israël a changé. Il n’était plus possible de s’asseoir à une table d’un café, la population avait peur d’envoyer les enfants à l’école car les bus étaient visés et on était inquiets tout le temps », déclare celui qui a également participé aux négociations du sommet pour la paix de Camp David en 2000.
Les travaux débutent en juin 2002 et ne sont toujours pas terminés. Initialement, ils devaient suivre le tracé de la ligne verte, c’est à dire la ligne d’armistice de 1949 entre Israël et les pays arabes voisins. C’est à ce moment-là que Dany Tirza a été surnommé « monsieur Mur ».
« J’ai été sur le terrain avec mes hommes, j’ai essayé de trouver le bon équilibre entre sécurité et droit. Du coup, la barrière est parfois dans les limites de Jérusalem et, parfois, elle est en dehors, elle déborde ».
« Parfois » n’est vraisemblablement pas le bon mot, surtout si on prend en compte l’ensemble du territoire. Car ce serpent de 730 kilomètres de long pour une hauteur de 8 mètres (quand il s’agit de la partie bétonnée) n’a respecté que 20 % du contrat initial. Le « mur de l’apartheid » pour les uns, « clôture anti-terroriste » pour les autres, zigzague en grande partie en Cisjordanie, faisant des embardées de plus de dix kilomètres dans les terres palestiniennes.
À Jérusalem, certains quartiers arabes en sont exclus alors que des colonies israéliennes en font partie. Côté israélien, c’est officiellement pour des raisons sécuritaires. Pour les détracteurs, les raisons sont démographiques et ont trait au contrôle du territoire. Toujours est-il qu’en Cisjordanie, le mur a un prix élevé : la liberté du peuple palestinien.
L’une des conséquences directes de l’existence de cette barrière est l’annexion de terre, notamment des terres cultivées, riches en réserve d’eau et en puits. Pas moins de 45 % de ces terres se trouvent désormais du côté israélien et, pour y travailler, les Palestiniens doivent demander l’autorisation à Israël.
C’est ce que constate régulièrement Amit Gilutz lorsqu’il se rend sur le terrain pour les besoins de B’tselem, notamment à Jérusalem-Est : « Ces habitants sont déconnectés de tout. De la vie politique, de la vie culturelle, de l’accès aux emplois et aux installations médicales… et pourtant, ils payent des impôts à la municipalité. »
« Ce n’est pas une question de sécurité. Cela s’appelle empêcher l’autre d’exister, et dans le même temps, transférer le tout aux mains de son propre peuple. C’est du vol », ajoute-t-il.
Dernière née d’une politique très à droite de Benyamin Netanyahou, une route au nord de Jérusalem qui sépare les automobilistes israéliens des conducteurs palestiniens.
Inaugurée début janvier, la route 4370 n’est pas, comme les autres, entourée par des murs, mais elle comprend un mur central de huit mètres de haut entre les deux voies de circulation. D’un coté, elle relie les colonies juives à Jérusalem via un check-point, interdit aux Palestiniens. De l’autre, elle force les conducteurs de Cisjordanie à contourner la ville sainte.
« Un exemple de vie commune entre Palestiniens et Israéliens » pour les autorités israéliennes. « La route de l’apartheid » pour les Palestiniens et leurs soutiens.
Barrière ou frontière ?
À ces murs s’ajoutent les check-points érigés par les forces de sécurité israéliennes. Rien qu’à Jérusalem et ses environs, on en compte treize. Une autre mesure indispensable pour prévenir le terrorisme, selon Israël. Pour les Palestiniens, il s’agit d’une énième entrave à leur liberté de circulation sur leurs terres.
« Cette clôture est la base d’une future frontière, elle est irréversible. Ce n’est pas une simple mesure sécuritaire, c’est de la fausse innocence de dire cela »
- Daniel Seidemann, Terrestrial Jerusalem
D’après Dany Tirza, le président de Kfar Adumim, tout cela n’est pas définitif. Il répète que « la clôture n’est pas une frontière, qu’elle est temporaire » et qu’il espère la voir tomber un jour. « Quand nous reviendrons à la table des négociations, toutes les cartes seront redistribuées. On devra définir un nouveau tracé et mettre en place une réelle frontière, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. »
Daniel Seidemann ne partage pas cet avis et ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les deux hommes s’opposent. À plusieurs reprises dans les années 2000, le président de Terrestrial Jerusalem a traîné « monsieur Mur » devant les tribunaux, l’accusant d’« accaparer le maximum de terres avec le minimum de Palestiniens ».
Il a eu gain de cause, mais a minima. La part de la Cisjordanie confisquée par le mur a été réduite de 8 % par rapport au projet initial de Dany Tirza.
Pour Daniel Seidemann, ce n’est pas suffisant. « Cette clôture est la base d’une future frontière, elle est irréversible. Ce n’est pas une simple mesure sécuritaire, c’est de la fausse innocence de dire cela. Avec l’extension massive des colonies, avec leur intégration à Israël et la neutralisation de la présence palestinienne, on voit bien le plan qui se dessine : faire échouer la solution à deux États. »
Au regard de la situation sur le terrain, il paraît effectivement très difficile de créer aujourd’hui un État palestinien contigu. Déjà morcelés entre bande de Gaza et Cisjordanie, les territoires palestiniens sont un immense gruyère dont les trous grandissent au fil des ans, faisant s’éloigner le rêve de tout un peuple d’avoir un jour un État libre et viable avec Jérusalem-Est comme capitale.
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