« Toujours dans le rouge » : en Tunisie, près de deux familles sur trois sont endettées
Sur l’avenue Bourguiba de Tunis, le point de vente du producteur au consommateur ne désemplit pas. Installés pour le mois de Ramadan – il y en a une cinquantaine répartis dans tout le pays – ces marchés proposent des prix plus bas qu’au marché central ou au souk.
Chacun vient comparer le prix du kilo de pommes de terre ou de la viande car pendant le mois de Ramadan, les Tunisiens consomment, même s’ils n’ont pas le budget. Pourtant, ils sont nombreux à devoir se serrer la ceinture.
L’octroi des crédits aurait augmenté de 127 % depuis 2010
Le début de l’année a été marqué par une augmentation du taux du marché monétaire (qui impacte les consommateurs qui ont des prêts) de 6,75 % à 7,75 % ou encore par la hausse du prix du carburant. En avril, l’inflation a été de 6,9 %. Et entre les Ramadan 2018 et 2019, le prix des denrées alimentaires a augmenté de 30 %.
Une enquête menée par l’Institut national de la consommation (INC) en 2018 révèle que sur les 2,8 millions de familles que compte la Tunisie, plus d’1,8 million sont endettées. En quelques années, l’endettement familial aurait triplé pour permettre aux Tunisiens de subvenir aux besoins de la vie courante.
« On peut dire que les Tunisiens sont désormais toujours dans le rouge, c’est devenu une nécessité », témoigne Slim, un banquier qui a souhaité garder l’anonymat. Pour lui, la tendance est inquiétante. « Les gens ont peur du déclassement. La classe moyenne veut garder un certain niveau de vie qui est difficile à maintenir avec l’augmentation des prix. Si le Tunisien a toujours été dépensier et vit au-dessus de ses moyens, aujourd’hui, le crédit est nécessaire pour la vie de tous les jours et les gens sont acculés par les dettes. »
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Selon Ahmed Karam, président de l’Association professionnelle des banques et des établissements financiers (APTBEF), les Tunisiens craignent davantage de s’appauvrir que d’être déclassés. « La classe moyenne ne représente plus que 50 %, voire moins, de la population, contre 75 % avant la révolution », explique-t-il à Middle East Eye.
Si les banques sont en constante relation avec la centrale des risques, au sein de la Banque centrale, qui leur permet de croiser les données sur l’endettement des ménages et le recouvrement, beaucoup sont inquiètes de l’augmentation de l’endettement.
« Nous sommes face à une impasse car, pour le moment, il n’y a pas de création de richesse pour compenser cela. Nous sommes en train de préparer une proposition de loi avec des associations de consommateurs pour essayer de réguler davantage l’endettement », avance-t-il.
À l’occasion des célébrations du 1ermai, le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, centrale syndicale), Nourredine Taboubi a déclaré que la hausse des prix avait absorbé les majorations de salaires annoncées pour 2019.
En Tunisie, la pratique veut que les banques autorisent aux particuliers des découverts allant jusqu’au montant du salaire. « Là, on voit que chaque mois, le salaire amortit le découvert, il n’y a rien en plus. C’est un cercle vicieux où le salaire sert à rembourser les dettes », relève-t-il.
Sami, 47 ans, cadre, en a fait les frais. En 2015, il a pris un poste de direction dans une banque et s’est vu offrir un crédit à taux préférentiel pour acheter une voiture. Quand il a quitté son poste, il a perdu cet avantage et le taux d’intérêt a augmenté. Le remboursement du prêt est passé de 688 dinars (205 euros) par mois à 880 dinars (262 euros).
« J’ai eu énormément de problèmes pour continuer à payer ce crédit, surtout pendant ma période de chômage », confie-t-il à MEE. « Et c’est vrai qu’à un moment, j’ai regretté d’avoir cédé à la tentation d’acheter une voiture de ce standing [dans les 60 000 dinars, soit 18 000 euros] alors que j’aurais pu me contenter d’une voiture à 30 000 [9 000 euros]. »
Entre 2017 et 2018, près de 80 % des crédits souscrits auprès des banques étaient liés au logement, et près de 12 % à la consommation. L’octroi des crédits aurait augmenté de 127 % depuis 2010.
Selon les chiffres de la Banque centrale cités par l’étude de l’INC, le taux de recouvrement de ces crédits pose aussi problème. De 2016 à 2017, l’encours des crédits non remboursés ou des litiges qui vont avec ont augmenté de plus de 15 %.
Le recours aux proches ou à l’informel
Même chez les petits commerçants, le recouvrement pose problème. « Les gens préfèrent étaler leurs dettes sur six mois plutôt que douze pour rembourser plus vite mais certains éteignent leur téléphone lorsqu’arrive l’échéance », témoigne Faouzia, vendeuse d’électroménager à Sousse, une ville balnéaire sur la côte tunisienne. Elle dit ne jamais poursuivre les mauvais payeurs : « Je préfère harceler et taper à la porte, on finit toujours par trouver un arrangement ! »
Depuis la révolution de 2011, elle affirme que ses ventes n’ont pas baissé, car selon elle, « les gens trouvent toujours le moyen d’acheter ce dont ils ont besoin quand il s’agit d’électroménager, surtout pour les mariages ».
Ikram, 41 ans, fonctionnaire dans une municipalité de Tunis, a contracté un prêt il y a cinq ans pour pouvoir financer la construction d’un étage dans la maison de sa belle-famille, pour avoir un appartement indépendant.
« Je dépense au maximum 30 dinars [9 euros] par jour pour mon transport et mes dépenses quotidiennes »
- Ikram, 41 ans, fonctionnaire
« Près de la moitié du salaire de mon mari et du mien part tous les mois. Je suis heureuse d’être propriétaire mais c’est vrai que c’est impossible d’économiser dans ces conditions », témoigne-t-elle à MEE. « Presque tous mes collègues sont dans le même cas que moi. Nous arrivons encore à emprunter, que ce soit dans le cadre familial ou à l’extérieur, mais nous vivons de manière très limitée. Je dépense au maximum 30 dinars [9 euros] par jour pour mon transport et mes dépenses quotidiennes. »
Avec la dévaluation du dinar, le pouvoir d’achat des Tunisiens a considérablement baissé. Certains ont supprimé les voyages à l’étranger ou payent leurs vacances par facilités. Dans les familles plus pauvres, on s’entraide avec les voisins pendant le Ramadan, les aides et les paniers caritatifs.
Rebah Mejri, ouvrière agricole de 43 ans à Kairouan, confie partager les courses et les factures avec sa sœur, avec qui elle vit. « Je paye les factures d’eau et d’électricité, ma sœur s’occupe des courses. Nous avons toujours des dettes à l’épicerie et chaque gain sert à rembourser quelque chose », explique-t-il alors qu’elle vient de recevoir un « couffin » (panier avec des produits alimentaires distribué par les associations) pour le Ramadan.
Pour les instances officielles, les consommateurs s’exposent à un danger supplémentaire en ayant de plus en plus recours à des usuriers informels dont il est difficile de mesurer l’importance. « Nous avons remarqué cette tendance : les gens qui ont besoin d’un prêt immédiat et qui ne peuvent pas aller à la banque ou chez un proche se tournent vers le marché noir. C’est un réseau où le taux d’intérêt peut atteindre 25 % mais cela permet de contracter rapidement des sommes de 3 000 [900 euros] à 10 000 dinars [3 000 euros] », témoigne Tarek Ben Jazia.
Selon une étude de la Banque mondiale en 2014 sur la nécessité de l’inclusion financière en Tunisie, 27 % des Tunisiens ne sont pas bancarisés, autrement dit, ils ne détiennent pas de compte bancaire.
Le taux d’inclusion financière en Tunisie était en moyenne de 36 % en 2015, et près de 64 % des personnes interrogées disaient ne pas avoir à des services bancaires ou financiers. Les agences bancaires ont par ailleurs un faible taux de pénétration dans les zones rurales, même si celui-ci a augmenté en 2013 et 2017, d’où le développement aussi des micro-crédits depuis la révolution.
Face à l’endettement, les banques préconisent une rationalisation des crédits à la consommation mais aussi une meilleure politique monétaire. « Les prix ne cessent d’augmenter sans que les Tunisiens ne comprennent pourquoi et beaucoup ne parviennent pas à budgétiser cette inflation », admet Slim.
Selon l’étude de l’INC, l’endettement familial arrive au premier rang des formes d’endettement en 2018 (32,5 %), suivi par l’endettement bancaire (24 %) et les crédits accordés par des associations de développement (17 %) alors que la tendance il y a un an était différente : l’endettement bancaire arrivait avant l’endettement familial.
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