Faire le mort : comment un homme a survécu à un massacre de l’Etat islamique
Zakho, Irak - Fayez Farouz gisait sur le sol, essayant de respirer aussi doucement que possible. A chaque fois que sa poitrine se gonflait, son cœur s’arrêtait. Il essayait désespérément d’éviter de montrer tout signe de vie. Farouz était censé être mort, avachi et silencieux, comme les corps qui l’entouraient. Bien que gisant sans vie, il était pourtant bien vivant tandis que le sang encore chaud du mort qui le recouvrait coulait sur son visage, dans ses yeux, dans sa bouche. Il ne pouvait rien faire d’autre que de rester au milieu de ces hommes massacrés, attendant que le cauchemar prenne fin, et espérant ne pas être repéré.
Le 3 août dernier, Farouz, 23 ans, a tenté de fuir Sinjar, une ville à majorité yézidie située dans les plaines de Ninive, au nord de l’Irak. 150 000 personnes ont fui avec lui. Des dizaines de milliers ont pu atteindre la sécurité espérée de la montagne de Sinjar, de nombreux autres, comme Farouz, n’ont pas réussi.
« Lorsque l’EI est arrivé dans notre ville, tout le monde a commencé à courir, cherchant à s’enfuir vers la montagne de Sinjar », raconte Farouz à Middle East Eye. Assis dans sa nouvelle maison, une tente boueuse et humide du camp de déplacés internes de Zakho, dans la région autonome du Kurdistan irakien, il ajoute : « Les combattants de l’Etat islamique semblaient savoir que c’est ce que nous ferions. Ils nous attendaient. »
Comme des moutons conduits à l’abattoir, Farouz et des centaines d’autres fuyant avec lui ont été cernés. Les militants de l’EI ont encerclé les yézidis en fuite, les ont neutralisés puis ont commencé à les répartir en différents groupes. Les femmes et les enfants, conservés comme des trophées de guerre, ont été séparés des hommes. Ces derniers ont ensuite été divisés en groupes plus petits et plus faciles à gérer d’une centaine d’individus.
Farouz s’est retrouvé dans un groupe de 76 hommes, forcés à se compter au fur et à mesure qu’ils étaient mis en rang, puis à marcher. Frénétiquement, Farouz se mit à chercher son père et son plus jeune frère, qu’il trouva enfin. Les miliciens de l’EI les poussaient pour qu’ils se mettent en ligne, criant après eux pour qu’ils marchent plus vite.
Emmenés dans un champ près de l’endroit où ils avaient été capturés, Farouz comprit ce qui allait arriver : la notoriété et la brutalité des militants de l’EI étaient bien connues ; il savait qu’il allait être tué.
« J’ai attrapé mon petit frère et je lui ai dit de rester à côté de moi tout le temps. Ainsi, quand ils commenceraient à nous tuer, je pourrais le pousser par terre en premier et me jeter sur lui. De cette façon, s’ils nous tiraient dessus, les balles m’atteindraient et il pourrait survivre » raconte Farouz. « Mais nous avons été séparés quand ils nous ont mis en ligne pour nous tuer. Ils contrôlaient qui allait où et ils ne nous ont pas autorisés à rester ensemble. »
Les miliciens ont mis les hommes en ligne, épaule contre épaule, le dos tourné aux bourreaux. Leur seule interaction avec Farouz fut quand ils lui demandèrent s’il était yézidi. Vaillamment, il a répondu oui.
Quelques instants après que le premier coup a été tiré, Farouz a entendu le bruit sourd du corps d’un homme tombant au sol. Ensuite les balles ont commencé à pleuvoir. Les uns après les autres, les hommes sont tombés, sans vie, leur sang maculant le sable du désert.
Farouz a vu basculer en avant son père et son jeune frère qui le précédaient dans le rang, exécutés sous ses yeux. Terrifié, incapable de faire quoi que ce soit pour les sauver, Farouz a alors modifié le plan prévu pour sauver son jeune frère afin de sauver sa propre vie.
« Ils se rapprochaient et je sentais que mon tour était venu. J’entendais les coups de feu si proches qu’au dernier moment, alors qu’ils étaient derrière moi en train de tirer, je me suis laissé tomber au sol comme si je venais d’être touché », explique Farouz à MEE. « J’étais allongé par terre pendant qu’ils continuaient à exécuter tous les hommes de la ligne. »
Grâce à un monstrueux coup de chance, l’homme abattu à ses côtés lui est tombé dessus. Le corps de cet homme mort le protégea des tireurs de l’Etat islamique alors qu’ils continuaient à tirer sur les corps au sol et sur les hommes encore debout qui le succédaient dans la file. Couvert du sang de l’homme au-dessus de lui, abrité par les corps sans vie qui l’entouraient, Farouz avait trouvé le parfait refuge morbide. Pour les militants de l’EI, ce sang semblait être celui de Farouz. Abasourdi, réalisant que son plan fonctionnait, Farouz est resté allongé là, faisant le mort pour essayer de ne pas attirer l’attention au milieu de tous les cadavres gisant autour de lui.
« Je restais immobile. Mon corps, mes yeux, ma bouche étaient entièrement couverts de sang. Je ne faisais pas un bruit. Je ne sais pas combien de temps je suis resté allongé comme ça avec tous ces cadavres, mais j’avais l’impression que chaque minute durait une heure. Je n’ai pas arrêté de penser que j’étais peut-être mort moi aussi, comme tous les autres. »
Farouz pense qu’il est resté allongé, complètement terrifié et silencieux, pendant plus d’une heure, craignant de bouger si jamais les militants étaient toujours à proximité, attentifs et guettant le moindre signe de vie. Pendant que le sang des hommes autour de lui s’arrêtait de couler, remplissant la fosse rouge dans laquelle il gisait, tout ce à quoi Farouz pouvait penser, les yeux à terre et pétrifié, était ses proches. Il n’avait aucune idée de ce qui attendait les neuf autres membres de sa famille qui avaient fui avec lui au moment où ils avaient été pris par l’EI : sa mère, sa femme, deux de ses sœurs et cinq frères plus jeunes. Il était sûr qu’ils avaient tous été capturés, mais qu’ils étaient vivants. Cependant, l’image de son père et de son frère tombant morts était la seule chose à laquelle il pouvait penser.
« J’étais allongé là, en ne pensant qu’à mon père et à mon frère. Je ne suis pas mort ce jour-là, mais eux oui. Ils sont morts » murmure Farouz, les yeux lourds, ses mots commençant à trembler légèrement alors que remontent à la surface les émotions engourdies en lui par la vision et le vécu de l’horreur d’une tentative de génocide sur sa communauté religieuse.
A la tombée de la nuit, Farouz se retrouva plongé dans l’obscurité totale. Tout était calme, et il décida de prendre le risque. Toujours terrifié, il a bougé, s’extrayant doucement de sous le corps qui le recouvrait.
Il s’immobilisa, mais rien ne se passa. Tout restait silencieux. Tentant sa chance, il se releva fébrilement, tremblant alors qu’il s’extirpait de l’amas de corps.
Levant les yeux pour analyser la scène qui l’entourait, il vit la longue ligne des cadavres maculés de sang de ses amis, de sa famille et de ses voisins, se fondant dans l’obscurité qui entourait le lieu du massacre. Farouz s’enfuit.
« Quand je me suis levé, j’ai vu tous les corps, tous ces hommes morts gisant là. Quand je les ai vus, j’ai couru. J’ai couru aussi vite que je le pouvais jusqu’à la montagne de Sinjar », raconte-t-il à MEE.
En arrivant dans la montagne, Farouz a désespérément cherché des membres de sa famille qui auraient pu s’en tirer. Mais aucun n’était là. Ce n’est qu’après la traversée périlleuse de la montagne, une fois passés les snipers de l’EI, à travers la Syrie puis la région autonome du Kurdistan irakien, qu’il a reçu des informations sur les siens. Ses deux sœurs et sa femme avaient été réduites en esclavage par les miliciens. Sa mère et ses plus jeunes frères avaient été faits prisonniers. Farouz dit qu’il espère revoir sa famille, et que le fait qu’ils ne soient pas morts lui donne de l’espoir. Cependant, avoir été témoin du meurtre de son père et de son frère, incapable de changer leur destin, et l’image de son corps allongé au milieu des morts, le hantent chaque jour.
Bien que Middle East Eye n’ait pu vérifier de manière indépendante tous les détails du récit de Farouz, son histoire de persécutions et d’exécutions est loin d’être unique, et des témoignages aussi choquants nous proviennent régulièrement de la région.
Pour lui, quoi qu’il en soit, les événements qu’il a décrits à MEE sont gravés à jamais dans sa mémoire. « Je garde ça à l’esprit tous les jours » marmonne Farouz, ses yeux scrutant le sol boueux de la tente fournie par l’agence d’aide humanitaire britannique. « Lorsque j’étais étendu dans ce sang, faisant mine d’être mort, c’était tout ce à quoi je pouvais penser, et c’est pareil maintenant. Je ne peux penser à autre chose qu’au fait qu’ils sont morts. »
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