Ergenekon : l’étrange affaire qui a façonné la Turquie moderne
En juillet, la Turquie a refermé l’un des chapitres les plus longs et les plus étranges de son histoire politique récente : les célèbres procès d’Ergenekon.
Pendant des décennies, les procureurs et la police ont affirmé qu’une organisation secrète, ultra-laïque et ultra-nationaliste nommée Ergenekon perpétrait des attentats terroristes et manipulait les événements en coulisses, le tout constituant un complot présumé visant à faire sombrer la Turquie dans le chaos et justifier un coup d’État militaire évinçant le Premier ministre de l’époque et actuel président, Recep Tayyip Erdoğan.
Du massacre de la place Taksim le 1er mai 1977 à l’assassinat de l’écrivain arménien Hrant Dink en 2007, d’innombrables attentats terroristes et autres événements déstabilisateurs ont été attribués à cette mystérieuse organisation.
Depuis 2007, plus de 500 personnes – dont des activistes, des journalistes, des militaires et des hommes politiques – ont été arrêtées pour leurs liens présumés avec ce groupe.
Un problème toutefois : Ergenekon n’a peut-être jamais existé.
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Le 1er juillet dernier, les 235 suspects restants dans cette affaire ont été acquittés d’appartenance à une organisation terroriste : un tribunal d’Istanbul a jugé qu’il ne pouvait pas prouver catégoriquement qu’Ergenekon était bien réelle.
« Il a été entendu que l’existence de l’organisation terroriste armée Ergenekon ne pouvait pas être prouvée par des preuves concluantes et convaincantes, et par conséquent, la direction, l’appartenance et la perpétration de crimes au nom de l’organisation ne pouvaient pas être prouvées », a écrit la 4e chambre de la cour pénale d’Istanbul dans sa décision.
Alors que l’affaire judiciaire se referme, des questions subsistent sur ce qui a commencé comme une répression contre des éléments ultra-nationalistes et militaristes dans le pays, mais est de plus en plus considéré comme un ciblage délibéré des opposants au puissant mouvement güleniste et de ses alliés d’autrefois au sein du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir.
Aujourd’hui, le mouvement Gülen est lui-même devenu une organisation paria. La FETÖ (littéralement « organisation terroriste fethullahiste »), comme l’appellent ses opposants, a été victime d’une répression brutale après avoir été tenue responsable de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 contre l’AKP et son dirigeant, Erdoğan.
Toutefois, certains soutiennent que la traque effrénée d’Ergenekon a paradoxalement joué un rôle dans la normalisation des arrestations politiques dans le pays.
Une théorie du complot est née
L’existence de l’« État profond » a longtemps fait l’objet de débats en Turquie – mais au milieu des années 1990, une affaire a largement mis la question au premier plan.
Le 3 novembre 1996, une Mercedes-Benz percuta un camion sur une route du district de Susurluk, à 145 km au sud d’Istanbul, tuant trois de ses quatre passagers.
Les trois victimes étaient Abdullah Çatlı, un trafiquant de drogue recherché et chef d’un groupe paramilitaire d’extrême droite connu sous le nom de Loups gris ; sa petite amie, le mannequin Gonca Us ; et Hüseyin Kocadağ, ancien chef adjoint de la police d’Istanbul. Le seul survivant de l’accident fut Sedat Bucak, un député du Parti de la juste voie, un parti de droite.
Dans la voiture se trouvaient également une cache d’armes, de la drogue et un passeport diplomatique appartenant à Çatlı qui avait été signé par le ministre de l’Intérieur lui-même.
L’accident révéla ce que beaucoup – en particulier les militants de gauche et pro-kurdes – soupçonnaient depuis longtemps : l’existence de liens étroits et directs entre l’armée, le gouvernement, le crime organisé et les organisations paramilitaires ultra-nationalistes telles que les Loups gris.
Bien que le scandale Susurluk ait entraîné de nombreuses arrestations et démissions, personne n’a finalement été condamné – en grande partie en raison du refus de l’armée et des services de renseignement de coopérer.
À la suite de cette affaire, l’ancien Premier ministre Bülent Ecevit déclara au Parlement turc en 1996 qu’il avait eu connaissance de l’existence d’une opération « stay-behind » soutenue par la CIA au sein de l’armée turque dans les années 1970, chargée de cibler les menaces potentielles venant des communistes et d’autres groupes de gauche.
« Le Chili de Pinochet, l’Argentine de Videla – c’est la même histoire en Turquie », explique à Middle East Eye Selim Sazak, doctorant en sciences politiques à l’Université Brown. « Cela figurait dans le répertoire de la lutte anticommuniste que menaient les États-Unis. »
Bien qu’Ecevit soit la première personnalité importante à avoir évoqué la probabilité d’un groupe armé soutenu par l’étranger, ce n’est que l’année suivante que le nom « Ergenekon » est apparu dans ce contexte.
Ergenekon est une référence à un endroit, dans la mythologie turque, qui serait situé dans les montagnes de l’Altaï en Asie centrale. Selon le mythe, Ergenekon était une vallée où les anciens Turcs se réfugièrent après une défaite militaire, avant d’être menés vers la liberté et une plus grande gloire quatre siècles plus tard par un loup gris nommé Asena.
En 1997, l’ancien officier de marine devenu présentateur de télévision Erol Mütercimler annonça lors d’une émission télévisée qu’il avait été informé par un général à la retraite de l’existence d’une organisation appelée Ergenekon, qui aurait été créée par la CIA à la suite du coup d’État de 1960 en Turquie.
Mütercimler, déjà connu comme une sorte de théoricien du complot, affirmait que l’organisation impliquait un large réseau de journalistes de droite, d’universitaires, de policiers et de militaires, et qu’elle était à l’origine de nombreux meurtres inexpliqués dans la région kurde du pays.
Il appelait le gouvernement à enquêter et à exposer l’État profond et ses activités.
« Nous avons une dette envers les petits enfants de ce pays, je veux dire envers nos enfants et petits-enfants – et c’est de leur offrir un pays propre », déclarait-il au journaliste Can Dündar, lors d’une émission de télévision en 1997.
Mütercimler allait lui-même être arrêté en 2008 en raison de liens présumés avec Ergenekon.
Il allait falloir attendre dix ans encore avant que la mystérieuse Ergenekon ne devienne le centre d’une enquête judiciaire à part entière – mais le scandale Susurluk permit à l’idée d’une obscure organisation de l’État profond de prendre racine dans la conscience turque.
Répression par effet boule de neige
Alors que le pays se préparait à des élections présidentielles qui verraient Abdullah Gül devenir le premier président turc d’obédience islamiste en août 2007, un mémorandum électronique publié par l’armée en avril menaçait d’intervenir pour « protéger les caractéristiques immuables de la République de Turquie », une déclaration largement perçue comme une menace contre une éventuelle présidence de Gül.
C’est dans une atmosphère préélectorale tendue que la police perquisitionna le domicile d’un muhtar (chef de village élu) dans le district populaire d’Ümraniye à Istanbul le 12 juin 2007, à la suite d’une dénonciation anonyme mentionnant une cache d’armes, notamment des grenades et de l’explosif (du C4).
Le propriétaire de l’immeuble, Mehmet Demirtaş, et son neveu furent tous deux arrêtés – et à la suite de leurs déclarations, la police arrêta également un peu plus tard un officier à la retraite, Oktay Yıldırım, et un major de l’armée à la retraite, Muzaffer Tekin.
D’autres arrestations suivirent, presque exclusivement d’anciens responsables militaires et d’ultra-nationalistes, tous accusés d’appartenir à Ergenekon.
À la tête de la chasse contre Ergenekon – tant au niveau des forces de l’ordre que dans les médias – figuraient des partisans du religieux exilé Fethullah Gülen.
Dans les années 2000 jusqu’en 2013, Gülen était aligné avec l’AKP, le parti conservateur au pouvoir, pour des raisons tactiques et idéologiques. Les diverses institutions affiliées au religieux ont été à un moment donné évaluées à 50 milliards de dollars dans le monde entier et la forme de l’islam qu’il promouvait – apparemment tolérant, en faveur de la gouvernance laïque et pro-occidental – les a aidé lui et ses partisans à établir des racines profondes dans la politique étrangère et les cercles de lobbying de Washington.
La supervision de l’affaire de la cache d’armes d’Ümraniye a été confiée au procureur Zekeriya Öz, un güleniste connu, qui est devenu le visage public de l’enquête et de la poursuite des suspects d’Ergenekon.
Pendant ce temps, des articles dans des médias pro-gouvernementaux et gülenistes ont commencé à rapporter que les grenades trouvées au cours de la perquisition étaient liées aux grenades utilisées dans une attaque contre le bureau du journal laïc-nationaliste Cumhuriyet en 2006.
Gareth Jenkins, chercheur principal non résident auprès du Silk Road Studies Program du Joint Center, un think tank américain, et l’un des premiers détracteurs étrangers des procès Ergenekon, raillait en 2009 les articles des médias suggérant que des grenades provenant de la même cache avait été utilisées dans un large éventail d’attaques remontant à 1999 – « comme si une vaste organisation, qui au début de l’année 2008 a été présentée par les médias pro-AKP comme étant responsable de pratiquement tous les actes de violence politique au cours des vingt dernières années, opérait avec une unique caisse de grenades ».
Les manifestations républicaines massives d’avril et mai 2007 contre l’ascension de Gül à la présidence ont enhardi davantage ceux qui estimaient qu’il fallait couper les ailes de l’armée traditionnellement laïque et ses partisans.
Au cours de l’année suivant la perquisition d’Ümraniye, des dizaines de personnes – y compris des personnalités ultra-nationalistes de premier plan comme l’avocat Kemal Kerinçsiz et le porte-parole de l’Église orthodoxe turque Sevgi Erenerol – ont été arrêtées en lien présumé avec Ergenekon.
Cependant, certaines des personnes arrêtées ne s’inscrivaient pas nécessairement dans les vues laïques ultra-nationalistes qui auraient guidé la mystérieuse organisation.
En 2008, parmi les personnes arrêtées figuraient le rédacteur en chef du journal İlhan Selçuk – dont la publication même, Cumhuriyet, aurait été prise pour cible par Ergenekon – et Erol Mütercimler, l’homme qui avait évoqué publiquement le groupe pour la première fois.
Les contradictions et les lacunes dans le dossier Ergenekon sont rapidement devenues plus flagrantes.
Hypothèses absurdes et preuves fabriquées
Le premier acte d’accusation dans l’affaire Ergenekon, rédigé en juillet 2008, faisait 2 455 pages et incriminait formellement 86 personnes de délits tels que « appartenance à une organisation terroriste armée », « incitation de l’armée à l’insubordination » et « tentative de renverser le gouvernement de la République turque par la violence et la coercition ».
La majorité des éléments de preuve énumérés dans l’acte d’accusation ont été recueillis auprès d’une seule source : l’ancien journaliste Tuncay Güney, arrêté en 2001 en possession de divers documents faisant référence à Ergenekon et à des personnes qui ont été arrêtées par la suite. Le reste des preuves dans cette affaire provenaient en grande partie d’une combinaison d’écoutes téléphoniques et de documents trouvés dans les maisons des suspects.
L’interrogatoire de Güney allait constituer l’épine dorsale des procès Ergenekon. Toutefois, Güney s’est avéré être une personnalité peu fiable. L’homme a été décrit par Jenkins comme « un fantasque imbu de sa personne et intellectuellement déficient », et l’avocat de Güney a déclaré aux médias en 2008 que « 90 % de ses allégations se rapport[aient] à un univers de sa propre invention ».
L’acte d’accusation a été critiqué pour sa formulation maladroite, pleine d’erreurs de grammaire et d’orthographe, et cédant à un langage conspirationniste – décrivant Ergenekon comme calqué sur l’organisation maçonnique Bilderberg, l’organisation nazie allemande, les organisations de front du renseignement britannique », entre autres sources d’inspiration.
Une autre section affirmait que les conspirateurs présumés d’Ergenekon avaient l’intention de « fabriquer des armes chimiques et biologiques » et de « financer et contrôler toutes les organisations terroristes, non seulement en Turquie, mais dans le monde entier ».
En 2014, le juge qui présidait le procès a admis qu’il n’avait pas lu pleinement l’acte d’accusation initial lorsqu’il a été dévoilé pour la première fois. Malgré les questions soulevées par le document de 2008, des actes d’accusation ultérieurs ont été déposés en mars et août 2009, et 21 autres ont été délivrés jusqu’en 2013.
Les dernières vagues d’arrestations ont vu de plus en plus de journalistes mis derrière les barreaux – y compris Soner Yalçın, fondateur d’OdaTV, et Barış Pehlivan, rédacteur en chef de la chaîne, en février 2011.
Un rapport publié par le groupe de criminalistique numérique Arsenal Consulting en 2016 a révélé que les documents trouvés sur l’ordinateur de Pehlivan censés prouver les liens d’OdaTV avec Ergenekon avait en fait été fabriqués avec un « objectif très précis » en tête, selon un analyste d’Arsenal Consulting.
Barış Pehlivan a passé un total de dix-neuf mois en prison, avant d’être libéré en septembre 2012 – mais il lui faudra attendre 2017 avant d’être acquitté, avec l’aide du rapport d’Arsenal Consulting.
Son expérience lui a fait prendre conscience de l’influence que les journalistes pouvaient exercer.
« La prison fut une école pour moi », confie-t-il à MEE. « Cela m’a fait chercher la vérité avec plus d’enthousiasme et je crois davantage au pouvoir de la plume. »
Soutien libéral et occidental
Malgré l’absurdité de certaines affaires, de nombreuses personnes en Turquie et à l’étranger ont soutenu les procès, et pas seulement les partisans du mouvement Gülen qui menaient la charge contre Ergenekon.
Même s’ils ne croyaient pas Ergenekon responsable de tout ce dont on l’accusait, de nombreux libéraux et personnes de gauche ont considéré ces procès comme l’occasion de voir des gens qui avaient mis à mal le processus démocratique en Turquie et financé des exécutions extrajudiciaires être traduits en justice.
Abdullah Bozkurt – un ancien rédacteur pour l’édition anglaise du journal Zaman de Gülen, Today’s Zaman – soutient que l’enquête était « fondamentalement justifiée » et que les procès n’ont été discrédités qu’une fois « politisés ».
« Beaucoup en Turquie et à l’étranger, y compris dans l’Union européenne, pensaient que les procès offraient une opportunité de démocratisation en Turquie », rapporte-t-il à MEE.
Tout au long de son histoire, la Turquie a subi un certain nombre de coups d’État militaires, décimant ainsi les groupes socialistes et communistes autrefois puissants du pays.
Dans ce contexte, de nombreux intellectuels libéraux – même ceux qui n’étaient pas des alliés naturels du mouvement Gülen ou de l’AKP – qui réclamaient vengeance pour l’anéantissement répété des mouvements progressistes par l’armée, ont apporté leur soutien aux procès Ergenekon.
Un groupe de 300 intellectuels, journalistes et universitaires de gauche et libéraux ont signé en août 2008 une lettre proclamant leur soutien aux enquêtes Ergenekon, appelant à aller encore plus loin et à « creuser plus profondément ».
Dans The Guardian en 2008, Bülent Keneş – un journaliste de Zaman – écrivait que débusquer Ergenekon était « un test vital pour la démocratie turque ».
« Grâce à ce procès, pour la première fois de son histoire, la Turquie tente de juger des officiers militaires en service actif pour avoir tenté de renverser le gouvernement élu », écrivait Keneş, qui irait plus tard en prison pour « insulte » envers Erdoğan.
« Si elle peut le faire avec succès, la démocratie turque a un brillant avenir. »
À l’époque, beaucoup en Occident vantaient encore « le modèle turc » – une combinaison supposée d’islamisme modéré, de démocratie libérale et d’économie libérale – comme un exemple pour le « monde musulman ».
En 2010, un rapport de la Commission européenne qualifiait les procès d’Ergenekon d’« occasion pour la Turquie de renforcer la confiance dans le bon fonctionnement de ses institutions démocratiques et de l’État de droit » – elle exprimait néanmoins des « préoccupations » quant aux « garanties judiciaires pour tous les suspects ».
Des organisations de défense des droits de l’homme telles qu’Amnesty International et Human Rights Watch, quant à elles, ont fait valoir que les procès n’étaient pas allés assez loin.
Cependant, l’ampleur et la portée des personnes arrêtées ont fini par s’étendre bien au-delà de l’establishment ultra-nationaliste et laïc. Bientôt, il est devenu évident que ceux qui étaient ciblés étaient souvent simplement des ennemis des gülenistes et de l’AKP.
« Beaucoup de médias et politiciens étrangers se sont associés à ce mensonge – délibérément ou non », déclare Barış Pehlivan à MEE. « Ils avaient totalement tort. C’était une farce. »
Pour Selim Sazak, le silence ou la complicité de beaucoup aux États-Unis et en Europe a provoqué une grande méfiance entre les personnes qui étaient anti-Erdoğan – et dont les modes de vie et les valeurs ont souvent été marqués comme « occidentaux » – et l’Occident.
Il en a résulté une forme de « traumatisme » qui s’est ensuite cristallisée dans une poussée « eurasienne » de la part de nombreuses personnes ciblées par les procès, appelant à des liens plus étroits avec la Russie et la Chine et à une scission d’avec l’OTAN et l’UE, estime le chercheur, faisant valoir que les répercussions de cette initiative se font encore fortement sentir aujourd’hui.
« Lorsque la potence était préparée et que le bourreau s’organisait, l’Occident applaudissait en coulisses », a déclaré Sazak.
« Si vous le touchez, vous brûlerez »
Alors que pleuvaient les éloges pour les procès Ergenekon, de nombreux observateurs s’interrogeaient sur la nature des arrestations, mais redoutaient de s’exprimer car les personnes jetées en prison se trouvaient souvent être des personnalités controversées et moralement suspectes.
Cela a toutefois changé avec les arrestations de Nedim Şener et Ahmet Şık en mars 2011.
Şener et Şık étaient tous deux des journalistes bien connus – et de véhéments détracteurs du mouvement güleniste.
« J’ai vu la structure du FETÖ, qui peut être comparée à une table composée de quatre jambes, réunissant la police, les procureurs, les juges et les journalistes », déclare Şener à MEE, en utilisant l’acronyme désobligeant utilisé par les opposants pour se référer à l’organisation de Gülen.
En 2009, Şener a écrit un livre accusant les éléments gülenistes au sein de la police d’être complices du meurtre du journaliste arménien Hrant Dink – une mort qui avait été imputée à Ergenekon.
« Pendant que je faisais tout cela, je ne pensais pas qu’ils m’impliqueraient dans l’enquête Ergenekon qu’ils menaient », rapporte-t-il. « J’ai vécu avec leur malfaisance qui a eu un impact sur ma liberté et ma vie… Après avoir été arrêté et emprisonné, j’ai vu que cette organisation [güleniste] pouvait faire encore plus de mal à tout le monde. »
Şık, quant à lui, avait déjà fait l’objet de poursuites pour un article de 2007 qui appelait l’armée à rester en dehors de la politique. En 2011, cependant, il travaillait sur un livre intitulé L’Armée de l’imam, visant à détailler les liens entre le mouvement Gülen et la police, jetant des doutes sur l’indépendance de l’institution et – par voie de conséquence – les arrestations liées à Ergenekon.
Abdullah Bozkurt, le journaliste de Today’s Zaman, affirme que L’Armée de l’imam avait été « écrit selon les directives explicites et avec le soutien du gang terroriste Ergenekon dans le but de faire dérailler l’affaire ou du moins de la faire paraître imparfaite aux yeux du public ».
Le manuscrit a été saisi et peu de temps après, Şık et Şener ont tous deux été jetés en prison et accusés d’appartenir à Ergenekon.
Alors qu’il était emmené par la police, Şık aurait crié en référence à Gülen : « Si vous le touchez, vous brûlerez ! »
Bien que le livre ait été interdit en Turquie, le manuscrit d’Ahmet Şık a été mis en ligne sur internet en avril 2011, où il a été téléchargé des centaines de milliers de fois, tandis que des ONG et des politiciens en Turquie et à l’étranger ont condamné ces arrestations politiques.
En novembre de la même année, une version de L’Armée de l’imam a été publiée sous le titre 000Kitap (« livre », en turc) avec des contributions éditoriales de 125 écrivains.
« 000Kitap est le produit des efforts collectifs de ceux qui insistent sur la liberté d’expression et la liberté des droits à l’information, en dépit de toute oppression, obstruction et intimidation », ont écrit les éditeurs dans un communiqué de presse.
La réaction suite aux arrestations de Şık et Şener a vu le güleniste Zekeriya Öz nommé procureur général adjoint d’Istanbul, ce qui l’a privé de fait de son pouvoir de décision dans les procès Ergenekon.
Barış Pehlivan estime que l’absurdité flagrante des arrestations de Şener, Şık et des journalistes d’OdaTV a constitué un « point de rupture » dans l’attitude du public à l’égard du dossier Ergenekon.
« Nous avons amené le grand public à se demander si ces affaires avaient un objectif caché », dit-il.
Şener et Şık ont tous deux passé un an en prison. Dans un discours prononcé peu après sa libération en 2012, Şık a appelé les dirigeants du pays à assumer leur responsabilité dans la détention des journalistes.
« Les coupables de cette affaire sont des personnalités de la bureaucratie et de la police liées à la communauté [Gülen], et le vrai coupable est le gouvernement de l’AKP qui garde le silence face à tout cela », dénonçait-il.
Peu de temps après, Ahmet Şık allait être mis en examen pour avoir prononcé ce discours. En décembre 2016, peut-être dans le retournement de situation le plus bizarre et ironique de cette affaire, Şık allait être une fois de plus emprisonné – accusé cette fois d’être un propagandiste pour le compte du mouvement Gülen.
Revirement de situation
L’image des procès Ergenekon étant déjà sérieusement ternie en 2011, la spectaculaire querelle entre l’AKP et le mouvement Gülen en 2013 les a brusquement stoppés.
Les alliés d’autrefois, qui avaient trouvé un terrain d’entente en s’opposant à la fois à l’armée et à l’ancien régime laïc, se sont écharpés sur un certain nombre de questions, découlant principalement d’une crainte mutuelle que chacun tente de monopoliser le pouvoir.
En décembre 2013, les procureurs ont lancé une vaste enquête pour corruption contre Erdoğan et ses plus proches alliés. De leur côté, Erdoğan et l’AKP ont accusé le mouvement Gülen de tenter de lancer un « coup d’État » judiciaire contre le gouvernement.
À la suite d’une tentative de coup d’État le 15 juillet 2016, que Gülen a été accusé d’avoir fomenté, des milliers de policiers, de fonctionnaires et d’autres personnes accusées de liens avec le mouvement Gülen – y compris les procureurs impliqués dans les procès Ergenekon – ont été limogés et arrêtés.
Zaman, le journal populaire affilié à Gülen qui avait l’habitude d’encourager ouvertement la répression contre Ergenekon, a été repris par le gouvernement après la perquisition de ses bureaux.
Les journalistes qui avaient salué la chasse aux affiliés d’Ergenekon comme un test vital pour la démocratie turque se retrouvaient maintenant en prison pour leur implication présumée dans le mouvement güleniste.
Öz, le procureur güleniste ancien responsable du dossier Ergenekon, a fui la Turquie après qu’un mandat d’arrêt a été délivré contre lui en 2015.
La répression anti-Gülen a provoqué un tollé de la part des organisations de défense des droits de l’homme et des gouvernements étrangers – mais pour les cibles initiales des enquêtes Ergenekon, les partisans de Gülen étaient l’arroseur arrosé.
« Je pense que c’est la justice de Dieu », déclare Nefim Şener. « Ils sont désormais jugés pour leurs propres fausses accusations. »
« Je n’aurais jamais pensé voir cela. Je pense que c’est la justice de Dieu contre ceux qui font le mal. Il n’y avait pas d’organisation terroriste Ergenekon, mais il y avait une organisation terroriste fethullahiste [güleniste]. »
Des centaines de condamnations ont été prononcées contre des suspects d’Ergenekon en 2013 – mais à la suite de la rupture entre l’AKP et Gülen, beaucoup d’entre elles ont été annulées moins d’un an plus tard.
En avril 2016, la plus haute cour d’appel de Turquie a annulé les condamnations de 275 personnes impliquées dans cette affaire et le 1er juillet dernier, 235 autres ont été acquittées lorsqu’il a été officiellement décidé que l’existence d’Ergenekon ne pouvait être prouvée.
Pendant ce temps, en raison du vide laissé par l’énorme purge des gülenistes au sein de l’armée et du gouvernement, de nombreux fonctionnaires autrefois accusés d’implication dans Ergenekon ont depuis repris leurs fonctions.
Pour Bozkurt, les acquittements sont la preuve qu’Erdoğan est maintenant bien intégré à Ergenekon – une organisation qui, selon le journaliste, est bien réelle.
« La récente décision d’acquittement n’est rien d’autre qu’un blanchiment des crimes d’Ergenekon en échange du maintien du régime d’Erdoğan face à des difficultés croissantes », fait-il valoir.
Un héritage amer
Si les compteurs ont été remis à zéro pour les personnes accusées d’appartenir à Ergenekon, l’amertume demeure – notamment à la pensée de ceux qui sont morts ou se sont suicidés en prison.
« Est-ce que les morts vont revenir ? Beaucoup de gens ont perdu la vie », déclarait en 2016 l’épouse de Kuddusi Okkır, un homme d’affaires qui a succombé à un cancer en prison en 2008, en réaction au fait que les condamnations avaient été cassées.
Pour Sazak, l’une des plus grandes conséquences de l’affaire Ergenekon a été que la nature farfelue des procès et leur politisation manifeste ont fait en sorte que beaucoup de gens qui auraient dû faire face à la justice pour des crimes très réels ne l’ont jamais fait.
« Ils doivent être traduits en justice de la même manière que les gülenistes de haut rang et leurs associés de l’AKP doivent être traduits en justice », affirme-t-il. « C’est nécessaire pour la normalisation démocratique de la Turquie – et nous avons eu cette occasion. »
Le scandale Susurluk qui a tout déclenché a été un « jalon démocratique », juge Sazak – et « si Erdoğan et Gülen n’en avaient pas abusé à leurs propres fins, [les procès Ergenekon] auraient été un second jalon démocratique ».
« Et c’est inexcusable. »
Pour Pehlivan, les procès Ergenekon ont jeté les bases des violations des droits de l’homme en Turquie aujourd’hui, en référence notamment à sa réputation de « pire geôlier du monde » pour les journalistes.
« Si vous éprouvez une soif de justice en Turquie aujourd’hui, si vous rencontrez un problème de liberté de la presse en Turquie aujourd’hui […] ce qui s’est passé au cours de ces affaires en est en grande partie responsable », dit-il.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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