Mohamed Ali, ce héros populaire et lanceur d’alerte dont toute l’Égypte parle
Début septembre, alors que les vidéos de la star de cinéma et magnat de l’immobilier égyptien, Mohamed Ali, devenaient virales, un groupe de conscrits en civil travaillant en tant que gardes dans un hôpital militaire du Caire étaient fascinés.
Assis à quelques pas du ministère de la Défense, ils regardaient Ali accuser de corruption le gouvernement et les hauts responsables de l’armée lorsque, soudain, un officier supérieur entra.
« Tout le monde les regarde, mais personne n’ose en parler »
- Ismail, conscrit
« Je pensais que nous serions traduits devant la cour martiale et peut-être emprisonnés », raconte l’un des conscrits, Ismail, à Middle East Eye.
Au lieu de cela, l’officier demanda à Ismail et à ses collègues de lui envoyer les vidéos sur WhatsApp : il souhaitait également les regarder.
Le lanceur d’alerte égyptien, âgé de 43 ans, a publié plus d’une douzaine de vidéos depuis son exil en Espagne, expliquant en détails comment, selon lui, des responsables ont détourné des millions de dollars de fonds publics pour leurs projets personnels.
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En tant que propriétaire d’une société immobilière ayant passé un contrat avec l’armée égyptienne dans le cadre de grands projets de construction, Ali explique avoir été bien placé, au cours des quinze dernières années, pour pouvoir en parler. Et s’il s’exprime publiquement maintenant, c’est parce qu’il n’a pas été payé pour ces contrats.
Traduction : « Le palais à Alexandrie a coûté 250 millions de livres égyptiennes [13 millions d’euros]. L’épouse de Sissi aurait quant à elle demandé des modifications d’un montant minimum de 25 millions de livres égyptiennes [1,3 million d’euros]. Après tout cela, le palais a été jugé peu sûr et n’a jamais été utilisé ».
Dans un pays où les médias sont étroitement contrôlés par l’État et où la dissidence publique est difficile à trouver, les vidéos régulièrement publiées par Ali ont attiré l’attention de tout un pays.
« Tout le monde, des nouveaux arrivants aux officiers les plus gradés de l’hôpital ou de l’unité [où il passe ses nuits], regarde les vidéos en secret », assure Ismail, qualifiant les vidéos virales de « pornos », puisque « tout le monde les regarde, mais personne n’ose en parler ».
« Homme du peuple »
Parallèlement à son travail, Mohamed Ali a également travaillé comme acteur et producteur de film. Mais il était en grande partie passé inaperçu jusqu’à ce qu’il commence à publier ses vidéos.
« Ce n’est pas un officier qui hurle, ni un politicien en costume sophistiqué. C’est un homme du peuple »
- Essmat, chauffeur de minibus
Du jour au lendemain, il est devenu l’une des personnalités les plus en vue et les plus controversées d’Égypte, un héros populaire pour certains, un ennemi d’État pour d’autres, mais un personnage qui a ému les Égyptiens du monde entier.
Il a appelé les Égyptiens à descendre dans la rue vendredi pendant une heure. « Si le nombre de personnes qui répondent et sortent atteint 30 millions », a-t-il dit à ses spectateurs, « Abdel Fattah al-Sissi devra démissionner. »
« Vous pouvez le haïr autant que vous le souhaitez », souligne à MEE Noura, journaliste à la retraite. « Mais nous devons convenir qu’il a obligé des millions de personnes à parler d’un sujet qui était un tabou extrême, à savoir la corruption dans l’armée. »
Noura commence désormais chaque journée en consultant les comptes Twitter et YouTube d’Ali pour vérifier s’il a mis en ligne de nouvelles informations. Et elle n’est pas la seule.
« Maintenant, on peut voir des familles et des amis, qui discutent rarement de politique ou qui ont des opinions très différentes, se trouver d'accord au sujet de ses déclarations », constate-t-elle.
Noura ajoute qu’elle participera aux manifestations qu’Ali a encouragées : « Nous ne devrions pas avoir peur du régime et les gens devraient se rassembler pour exprimer leur mécontentement ».
La guerre des hashtags en Égypte : les campagnes de Mohamed Ali dans les réseaux sociaux
+ Show - HideAprès la publication des vidéos de Mohamed Ali, un certain nombre de hashtags sont devenus viraux, appelant le président égyptien à se retirer.
Dans une vidéo publiée le 15 septembre, Ali a appelé les Égyptiens à utiliser le hashtag (en arabe) #AssezSissi, qui occupait la première place en Égypte et la sixième dans le monde.
Depuis lors, les hashtags #Démissionnez, #LePeupleDemandeLaChute du régime et #VendrediDeLaColère ont également été largement utilisés pour exprimer le mécontentement des Égyptiens vis-à-vis du gouvernement actuel.
Les vidéos et les hashtags ont généré un contre-hashtag, #NousSommesAvecVousSissi, de la part de partisans du gouvernement.
Les hashtags ont été un élément clé du débat en cours sur la situation en Égypte, les utilisateurs les ayant utilisés pour discuter des conditions de vie et des problèmes socioéconomiques du pays.
Les vidéos de Mohamed Ali ont déclenché un débat public sur la contradiction entre Sissi exhortant les Égyptiens à réduire leurs dépenses et son utilisation présumée du budget de l’armée pour financer ses palais.
« Sa manière de parler populaire, mais pourtant expressive, a permis aux gens de se sentir concernés par ses revendications », relève Essmat, un chauffeur de minibus. « Ce n’est pas un officier qui hurle, ni un politicien en costume sophistiqué. C’est un homme du peuple qui est riche mais qui n’a pas honte de ses racines ou de son milieu. »
Essmat raconte que les deux premiers jours, lorsque les vidéos sont devenues virales et que Sissi a répondu aux accusations d'Ali lors de la huitième Conférence nationale de la jeunesse, c'était la seule chose dont parlaient les clients qu'il conduisait à travers le Caire.
« Les gens comparent toujours leur propre situation avec la situation du pays, ainsi que le manque de services et d’emplois avec le train de vie somptueux de Sissi, son épouse et sa famille », rappelle le chauffeur du minibus.
Au cours d’un trajet, une dispute a éclaté entre un homme plus âgé et une passagère plus jeune qui regardait une des vidéos d’Ali. L’homme lui hurlait dessus et la qualifiait de « traîtresse ».
« J’ai arrêté mon véhicule et j’ai demandé à l’homme de quitter mon minibus. Je lui ai rendu son argent et lui ai dit de ne plus remettre les pieds ici. »
Malgré cette position qu’il affiche à l’intérieur de son minibus, Essmat reconnaît qu’il ne proteste pas vraiment, craignant que la police soit plus violente que jamais.
« Je crains pour ma famille et beaucoup de gens ressentent la même chose », admet-il. « Les gens sont en colère, mais ils ont peur de l’oppression. »
Pas tout à fait un Robin des Bois
Tout en bénéficiant d’un soutien de plus en plus viral, Mohamed Ali, en tant que sous-traitant pour les militaires, a également attiré les critiques de ceux qui affirment qu’il n’est qu’un hypocrite s’attaquant au même système dont il a autrefois profité.
« Il était impliqué dans ces mêmes scandales qu’il dénonce et il n’a décidé de parler publiquement que parce qu’il n'a pas pu récupérer le reste de son argent », estime Shenoda Saleb, ingénieur en informatique à Alexandrie.
Saleb n’a pas beaucoup de sympathie pour Ali mais reconnaît qu’il a néanmoins sensibilisé les Égyptiens à un moment où l’État contrôle une grande partie des médias et a étouffé toute dissidence. Et cela est toujours bon à prendre, selon lui.
« Il était impliqué dans ces mêmes scandales qu’il dénonce et il n’a décidé de parler publiquement que parce qu’il n'a pas pu récupérer le reste de son argent »
- Saleb, informaticien
« Je ne le vois pas du tout comme un Robin des Bois, mais je suis pour tout ce qui cause des problèmes au régime », confie-t-il.
Au-delà de l’opinion publique, agitée par les déclarations d’Ali, les responsables des services de renseignement autour de Sissi se sont inquiétés.
Une source du service général des renseignements a révélé à MEE que des responsables du renseignement avaient conseillé au président d’ignorer les vidéos d’Ali et de s’abstenir de faire des commentaires publiquement.
Quoi qu’il en soit, Sissi a quand même fait des commentaires lors de la Conférence de la jeunesse : sa première évocation publique des accusations d’Ali confirmait que les services de renseignement lui avaient conseillé de ne pas donner suite à ces accusations.
La source a précisé que l’intervention du président avait été mal accueillie par la communauté du renseignement.
« Cela a effectivement provoqué de la colère, en particulier parce que la manière non officielle utilisée par le président pour traiter des accusations a fini par généraliser la discussion à leur sujet », a affirmé la source.
Depuis le discours, plusieurs représentants de l’armée auraient fait part de leur désaccord, mais la source a démenti ces informations, affirmant qu’il n’y avait pas de divisions dans les rangs de l’armée.
La même source a indiqué que selon elle, il n’y avait qu’une faible possibilité que les manifestations réclamées par Ali vendredi se matérialisent dans les rues.
Les forces de sécurité redoutent toutefois, selon lui, que son appel incite les Égyptiens à protester contre d’autres problèmes, tels que le manque de services.
Mardi, des habitants du quartier Eyen el-Sera au Caire ont manifesté contre la décision du gouvernement d’évacuer de force les cimetières du district de Zienhom.
« Les gens se sont ensuite rassemblés et ont scandé des slogans contre le gouvernement », a indiqué notre interlocuteur.
En réponse à l’appel aux manifestations d’Ali, le ministère de l’Intérieur a déclaré l’état d’alerte élevé, annulant les congés accordés à tous les officiers et à l’ensemble du personnel, a déclaré à MEE une source du ministère.
Des centaines d’Égyptiens sont descendus dans les rues du Caire et de plusieurs autres villes du pays vendredi ainsi qu’à Suez samedi pour demander le départ du président Sissi.
Selon le Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux (ECRF), 365 personnes ont été arrêtées depuis. Les autorités égyptiennes ont également détenu dimanche une avocate et défenseure des droits de l’homme primée, Mahinour el-Masry, qui participait à une enquête judiciaire sur les personnes arrêtées dans le cadre des manifestations anti-Sissi.
Traduit de l’anglais (original).
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