Atlantis, l’exil de Yasser Arafat de Beyrouth à Tunis
Quinze ans après sa mort le 11 novembre 2004 à Paris, dans des circonstances qui continuent de susciter beaucoup d’interrogations, le souvenir de Yasser Arafat reste vivace chez son peuple aussi bien en Palestine que dans les camps de réfugiés. C’est peu dire que le leader palestinien a marqué de ses combats, mais aussi de ses exils, les générations passées et à venir, tout en laissant son empreinte sur l’histoire du Liban et des réfugiés palestiniens.
C’est en septembre 1970, chassé de Jordanie par les troupes du roi Hussein après le sanglant épisode de Septembre noir, que Yasser Arafat gagne le Liban. Les camps de réfugiés disséminés sur le territoire servent de bases d’entraînement militaire pour les fedayin de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), dont les membres mènent des attaques d’artillerie et des infiltrations commando depuis le sud du Liban vers la frontière nord d’Israël.
Les accords du Caire signés en 1969 sous l’égide de Nasser entre Arafat, alors chef de l’OLP, et le commandant en chef de l’armée libanaise, Émile Boustani, actent l’extraterritorialité des camps de fedayin au Liban en consacrant le sud du pays comme un front de la résistance palestinienne.
Vingt-deux ans plus tard, alors que les Libanais sont enfermés dans la spirale de la guerre civile (1975-1990), Israël décide d’envahir le Liban pour détruire l’OLP. Depuis 1981, les Palestiniens multiplient les tirs de roquettes contre le nord de la Galilée.
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L’assassinat à Londres, le 3 juin 1982, de l’ambassadeur israélien Schlomo Argov par le groupe d’Abou Nidal, dissident du Fatah d’Arafat, donne le prétexte à Israël, qui décide d’attaquer le Liban pour la seconde fois en quatre ans. L’opération baptisée « Paix en Galilée », lancée le 6 juin 1982, a pour but de mener l’armée israélienne jusqu’à Beyrouth. Cent mille soldats prennent part à l’invasion.
Massive, l’offensive israélienne a notamment pour objectif d’éliminer toute présence de la résistance palestinienne à sa frontière nord. Yasser Arafat lance de multiples appels demandant l’aide des pays arabes. Sans succès.
À partir du 3 juillet et pendant deux mois et demi, Israël assiège l’ouest de la capitale libanaise, où se sont repliés les combattants palestiniens et le commandement de l’OLP. Pour Arafat, la menace se rapproche.
La médiation américaine entamée par l’émissaire de Ronald Reagan, Philip Habib, le 11 juin, aboutit finalement à l’évacuation de l’OLP et de ses combattants – soit environ 15 000 hommes – sous la protection d’une force multinationale composée de 2 500 soldats français, américains et italiens et la promesse israélienne de ne pas entrer dans Beyrouth-Ouest.
Yasser Arafat, qui échappe une fois de plus à la mort en quittant de justesse un immeuble bombardé par Israël, n’a plus d’autre choix que celui de quitter le Liban. Le 30 août 1982, il fait ses adieux à ses alliés libanais et à la population des camps, escorté et protégé par les légionnaires du deuxième REP (régiment étranger de parachutistes), à bord d’un navire marchand battant pavillon grec, l’Atlantis.
L’ensemble de la gauche libanaise d’alors, Walid Joumblatt à sa tête, l’accompagne dans ses derniers instants sur le sol libanais. Malgré l’épuisement suscité par ces deux mois de terrible siège israélien, Abou Ammar – nom de guerre d’Arafat – ne se départ pas de son éternel sourire.
Trois jours de traversée
Le leader palestinien rejoint sur l’Atlantis ses principaux lieutenants accompagnés de leurs familles, soit environ 80 personnes avec l’équipage. À bord, se trouvent aussi le photographe libanais Fouad Elkoury, son frère ainsi que deux de ses amis.
« Je ne savais pas que nous serions sur le même bateau que Yasser Arafat », confie Fouad Elkoury à Middle East Eye. Pourtant, c’est à bord de l’Atlantis qu’il réalisera certains des clichés légendaires du leader palestinien.
« Quand nous avions appris que les combattants palestiniens allaient quitter Beyrouth-Ouest, nous avons eu peur que les Forces libanaises [la milice de la droite chrétienne alliée des Israéliens] nous considèrent comme des traîtres et nous arrêtent, car ils ne comprenaient pas que nous puissions être du côté palestinien. Le porte-parole de l’OLP m’a confirmé la nouvelle. Nous avons alors demandé à partir avec eux », se souvient le photographe.
Le porte-parole de l’OLP suggère à Fouad Elkoury, ainsi qu’il le raconte dans la postface d’un livre réunissant tous les clichés de la traversée, que ses amis et lui se déguisent en combattants, afin de pouvoir être évacués avec les fedayin. Durant la nuit, ils reçoivent donc uniformes, chaussures et kalachnikovs, le tout accompagné d’une note leur demandant de se rendre au stade municipal de Beyrouth.
Dans son sac, Fouad Elkoury a juste le temps d’embarquer les quelques pellicules photo qu’il a pu rassembler avant son départ.
À bord de l’Atlantis, les passagers sont exténués. « Nous avions subi deux mois de siège terriblement éprouvants, durant lesquels nous ne nous nourrissions que de thon et de thé, nous n’avions pas de pain, pas d’eau, rien », se souvient le photographe.
Au sujet des trois jours d’une traversée qui les mènera jusqu’au port du Pirée, à Athènes, Fouad Elkoury n’est pas très loquace. Il relève toutefois que l’ambiance à bord était « plus proche d’une croisière familiale que d’une fuite ». Le temps est comme suspendu, l’atmosphère prête à une certaine forme de contemplation.
Le Libanais en profite pour photographier, de tous ses sens, le leader palestinien. Les clichés, qui immortalisent le départ de Yasser Arafat vers une contrée d’abord inconnue, sont les seuls à avoir été pris à bord.
On y découvre Abou Ammar entouré de ses fidèles – Sakher Habash et Ahmad Abdelrahman, qui comptent parmi les fondateurs du Fatah, Fayçal Abou Sharkh, commandant de la Force 17 (le service de sécurité de l’OLP) ou encore Salah Qallab, journaliste, écrivain et futur ministre jordanien – déchiffrant une carte avec ses compagnons, plaisantant avec ses camarades ou posant, coiffé de son traditionnel keffieh noir et blanc, accoudé au bastingage. C’est à Elkoury que l’on doit aussi l’une des rares photos du leader palestinien tête nue.
Loin d’être affaibli par son départ forcé du Liban, le chef de l’OLP apparaît souriant, détendu et, souvent, perdu dans ses pensées.
« Je n’ai pas eu de discussions avec lui, même si j’ai entendu quelques conversations à bord », relève Fouad Elkoury.
« Il devait se sentir seul, bien sûr, mais à l’époque, il était entouré de ses cadres avec qui il avait l’habitude d’être. A-t-il pensé au fait qu’un homme est seul face à la vie, face à la mort ? Peut-être à ces moments-là, oui, mais il fallait aussi réfléchir à comment Papandréou [le Premier ministre grec] allait nous recevoir, à ce qu’il fallait faire, allait-on revenir au Liban et quand ? Allait-on aller à Tunis ? Comment organiser la résistance... ? C’était plutôt ces questions qui le préoccupaient et dont il parlait. »
Accueil triomphant à Athènes
Au terme de cette traversée qui clôt l’intense tranche libanaise de combats de l’OLP, l’Atlantis jette finalement l’ancre le 2 septembre 1982. Sur le port du Pirée, une foule nombreuse acclame Arafat, détendu et tout sourire, qui leur adresse de la main le V de la victoire.
Le Premier ministre grec lui déroule le tapis rouge. La Grèce a voté contre la fondation de l’État d’Israël en 1947 (elle ne le reconnaîtra qu’en 1990). Marxiste et tiers-mondiste, Andréas Papandréou s’affiche clairement comme étant antiaméricain et souhaite affranchir son pays de la tutelle occidentale, alors que les Turcs occupent la partie nord de Chypre. En août 1982, le porte-parole du gouvernement Papandréou va jusqu’à comparer le siège israélien de Beyrouth-Ouest aux atrocités nazies.
Mais si Abou Ammar a choisi la Grèce comme première escale, c’est aussi pour exprimer son mécontentement envers les pays arabes, qui l’ont lâché durant le siège.
Lors d’une brève conférence de presse donnée à son arrivée, Arafat refuse de voir son départ du Liban comme une défaite : « Le peuple ne peut pas être vaincu. C’est mon honneur et mon courage. J’ai empêché ces troupes barbares et sauvages d’Israël d’envahir Beyrouth. »
Le lendemain, Yasser Arafat et ses compagnons d’exil s’embarqueront cette fois pour Tunis, qui accueillera le siège de l’organisation de résistance palestinienne. Son exil tunisien durera douze ans, jusqu’à son retour en territoire palestinien, le 1erjuillet 1994, à la suite des accords d’Oslo.
Atlantis, aux éditions Plan Bey (Beyrouth), paru en juillet 2019.
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