Pour l’Iran, les représailles ne sont pas simplement un moyen de sauver la face
Mardi, quelques heures après les funérailles de Qasem Soleimani dans sa ville natale de Kerman, l’Iran a lancé plusieurs missiles contre deux bases militaires américaines en Irak, en représailles à la mort du plus haut général du pays au cours d’une frappe aérienne américaine la semaine dernière.
Le guide suprême iranien, Ali Khamenei, a déclaré que les attaques de missiles étaient une « gifle » assénée aux États-Unis.
Depuis que le guide suprême a promis publiquement de lourdes représailles, le régime iranien n’avait d’autre choix que d’agir
Le Corps des gardiens de la révolution islamique d’Iran (CGRI) a revendiqué la responsabilité de cette attaque, expliquant qu’il s’agissait d’une réaction à l’« opération terroriste et criminelle des États-Unis », en référence à l’assassinat de Soleimani. « Nous mettons en garde le grand Satan, l’arrogant et cruel régime américain, que toute nouvelle malveillance ou autre initiative et agression fera l’objet de réactions plus douloureuses et cruelles », ont déclaré les Gardiens de la révolution dans un communiqué transmis par l’agence de presse iranienne Tasnim.
Ce n’était guère une surprise.
Depuis que le guide suprême a promis publiquement de lourdes représailles, le régime iranien n’avait d’autre choix que d’agir.
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Si l’Iran n’avait rien fait après toutes les menaces de vengeance, surtout de la part des commandants du CGRI, pour l’assassinat d’un général qui a refaçonné les rapports de force au Moyen-Orient en faveur de l’Iran, le régime serait apparu comme faible et humilié.
Mais pour l’Iran, la question des représailles n’était pas simplement un moyen de sauver la face. Ne pas réagir à une frappe aussi dévastatrice pourrait enhardir les États-Unis au point d’entreprendre des actions plus agressives.
« Vengeance stratégique »
Dans ce contexte, la question de la façon dont réagirait l’Iran planait sur la région et sur le monde depuis l’assassinat. Cette attaque sur les bases militaires américaines en Irak très tôt ce mercredi pourrait n’être qu’un début.
Le commandant du CGRI, Hossein Salami, a suggéré que cette vengeance de nature « stratégique », à la fois sur le plan géographique et dans le temps, aura un impact définitif.
L’agence de presse Tasnim, porte-parole du CGRI, a présenté récemment cinq caractéristiques de cette « vengeance stratégique » contre les États-Unis.
Premièrement, elle note que les représailles ne se résumeront pas à une action unique, mais plutôt une série d’actions : « Certains pourraient penser qu’une frappe contre une base américaine constituerait des représailles absolues, mais ce n’est pas le cas. »
La contrepartie pour la mort de Soleimani, décrit comme le « deuxième personnage le plus important » d’Iran, ne peut être définie « dans le cadre d’une opération militaire limitée », remarquait l’article.
Deuxièmement, Tasnim affirme que puisque Soleimani était une personnalité internationale populaire auprès des nations de l’axe de la résistance – notamment l’Afghanistan, l’Irak, le Yémen, la Syrie, le Liban et la Palestine – la vengeance ne sera pas limitée sur le plan géographique.
Troisièmement, cette vengeance doit avoir des conséquences stratégiques et non tactiques, note l’article. « Les nombreuses opérations de représailles et les lourdes frappes sur les ressources américaines devraient entraîner des conséquences stratégiques. L’une de ces conséquences pourrait être l’expulsion des Américains d’Irak et de la région. »
Rhétorique mise à part, Khamenei n’a jamais concrètement pris de mesure susceptible de mettre en danger la survie du régime en déclenchant un conflit militaire avec les États-Unis ou Israël
Quatrièmement, les auteurs de représailles seront nombreux et extra-nationaux. Tasnim fait observer que Soleimani a joué un rôle majeur dans le renforcement des groupes de la « résistance », ajoutant : « Ces groupes qui ont acquis des avantages politiques, militaires et géopolitiques [sur les États-Unis et Israël], notamment les Houthis au Yémen, le Hezbollah au Liban, le Hamas et le Jihad islamique en Palestine, l’organisation Badr et les milices chiites en Irak ainsi que les chiites en Afghanistan… peuvent mettre en danger les intérêts américains et sionistes au cours du processus de représailles. »
Tasnim ajoute que les États-Unis ne pourraient accuser l’Iran d’être complice des actions de ces groupes, car il s’agit d’acteurs indépendants.
Enfin, l’article conclue que les représailles pourraient être en partie officielles, au nom du gouvernement, mais il pourrait y avoir aussi des représailles perpétrées de manière indépendante qui pourraient même frapper les « intérêts militaires des États-Unis sur leur sol ».
Réaction mesurée
Au cours des funérailles en grande pompe de Soleimani le 6 janvier, la foule scandait : « Khamenei, vengeance, vengeance. »
Ce qu’esquisse Tasnim, ce que Salami a décrit dans son communiqué condensé et ce à quoi Khamenei a fait référence comme une « âpre vengeance », aura-t-il véritablement lieu ?
Traduction : « S’il n’y a aucune victime américaine, l’administration Trump devrait encaisser cette attaque et apaiser les tensions. L’alternative est un cycle d’escalade qui pourrait mettre le feu à l’ensemble de la région. »
Au cours des trente dernières années, avec l’Iran sous la direction de Khamenei, il y a eu de nombreuses escalades du conflit entre l’Iran d’un côté, et les États-Unis et Israël de l’autre. Pourtant, rhétorique mise à part, Khamenei n’a jamais concrètement pris de mesure susceptible de mettre en danger la survie du régime en déclenchant un conflit militaire avec les États-Unis ou Israël.
Le 5 janvier, l’Iran déclaré qu’il reviendrait sur ses engagements pris dans le cadre de l’accord sur le nucléaire de 2015. Fait intéressant, il ne s’est pas retiré de l’accord et s’est engagé à continuer de coopérer avec l’organisme de surveillance nucléaire de l’ONU, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Téhéran avait également déclaré être prêt à revenir à ses engagements au moment où il bénéficierait à nouveau des bénéfices de cet accord.
Ce développement mérite qu’on s’y intéresse car il montre que, alors que les tensions entre l’Iran et les États-Unis connaissent un pic depuis l’origine de la République islamique – peut-être seulement comparable à l’épisode au cours duquel les États-Unis ont abattu un avion de ligne iranien en 1988 pendant la guerre Iran-Irak –, l’Iran a riposté de manière mesurée. Il a laissé la porte ouverte à un futur compromis et n’a pas renoncé au traité de non-prolifération nucléaire, comme s’y attendaient certains observateurs de l’Iran.
Suite aux frappes iraniennes, le ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, a déclaré dans un tweet que « l’Iran a pris des mesures proportionnées dans le cadre d’une légitime défense », ajoutant : « Nous ne cherchons pas l’escalade ou la guerre, mais nous nous défendrons contre toute agression. »
Traitement de choc
Tout cela étant dit, l’Iran est confronté à un problème bien plus grave que de venger le meurtre de Soleimani. En raison de son incapacité à vendre son pétrole à cause des sanctions américaines, la survie même de son système de gouvernance est en péril.
Les soulèvements de 2017 et 2019 étaient sans précédent : jamais au cours des quatre décennies précédentes ne s’étaient produit deux soulèvements de cette échelle sur une période aussi courte. Et pour la première fois depuis les émeutes de 1995, les pauvres étaient au centre des événements.
Le 25 novembre, dans un rapport au Parlement iranien, le ministre des Renseignements a indiqué que la plupart des personnes arrêtées étaient « sans emploi ou avaient des emplois précaires ». Ce que le régime a toujours redouté – la formation d’un « mouvement des affamés » se concrétise.
Pour comprendre l’ampleur de l’impasse dans laquelle se trouve le régime iranien, il convient de noter les remarques formulées en novembre par le président iranien Hassan Rohani : « Nous vivons les jours les plus durs depuis la révolution. » Il a ajouté que le gouvernement ne pouvait déterminer les recettes nécessaires pour satisfaire une part non négligeable du budget de l’année prochaine.
Par conséquent, bien que la vengeance puisse être un facteur, utiliser cette opportunité pour échapper à l’actuelle situation embarrassante qui le menace est une priorité bien plus importante pour le gouvernement iranien.
Les représailles, contrairement aux suggestions du CGRI, seront probablement calculées et limitées, visant peut-être à provoquer un choc pétrolier au Moyen-Orient qui contraindrait la communauté internationale, en particulier l’Europe et la Chine, à se dépêcher de s’efforcer de trouver un accord pour permettre à l’Iran de vendre son pétrole.
Le Golfe pourrait être un théâtre de choix pour une guerre limitée. L’économie iranienne a besoin d’un traitement de choc pour lutter contre les États-Unis, mais il y a toujours un risque que les choses dégénèrent en guerre totale.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
- Shahir Shahidsaless est un analyste politique et journaliste indépendant irano-canadien qui écrit sur les affaires intérieures et étrangères de l’Iran, le Moyen-Orient et la politique étrangère américaine dans la région. Il est coauteur de l’ouvrage Iran and the United States : An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace. Il contribue à plusieurs sites consacrés au Moyen-Orient ainsi qu’au Huffington Post. Il écrit également de façon régulière pour BBC Persian. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @SShahidsaless.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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