Elyes Fakhfakh, le choix audacieux de Kais Saied
En désignant lundi soir Elyes Fakhfakh pour former le gouvernement, le président tunisien Kais Saied fait un pari. Ce social-démocrate de 47 ans, ingénieur de formation, avait été ministre du Tourisme, puis des Finances entre 2012 en 2014 dans les gouvernements de la troïka, la coalition dirigée par Ennahdha.
Plus récemment il avait été candidat du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol) à la dernière élection présidentielle, où il n’avait rassemblé que 0,34 % des suffrages.
Elyes Fakhfakh n’avait obtenu le soutien que du Courant démocratique et de Tahya Tounes
Kais Saied avait demandé aux formations parlementaires de formuler, par écrit, leurs propositions argumentées, les obligeant ainsi à jouer cartes sur table et lui permettant de rester maître de son choix final.
Elyes Fakhfakh n’avait obtenu le soutien que du Courant démocratique (le parti anti-corruption) et de Tahya Tounes (le parti du Premier ministre sortant, Youssef Chahed), soit un capital initial de 36 voix, loin de la majorité de 109 nécessaire pour être investi. Son capital de légitimité initial est donc assez faible.
Kais Saied joue le sens de sa présidence
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Après le rejet du gouvernement proposé par Ennahdha, arrivé en tête des législatives du 6 octobre, il revenait, selon la Constitution, au chef de l’État de désigner la personnalité qu’il juge « la mieux à même » de parvenir à former un gouvernement. Un choix dont il doit assumer une part de responsabilité politique et dans lequel il engage donc le sens de son mandat.
Kais Saied n’a rencontré, samedi, que trois des 25 candidats proposés, dont Elyes Fakhfakh, bien sûr, ainsi que Fadhel Abdelkefi et Hakim ben Hammouda, potentiellement beaucoup plus proches de la majorité. Notamment Fadhel Abdelkefi, issu du monde de la finance, ancien ministre du Développement et l’Investissement entre 2014 et 2017, proposé conjointement par Qalb Tounes et Ennahdha, dans un accord conclu le jour même du rejet de Habib Jemli par l’Assemblée, le 10 janvier dernier.
Kais Saied n’a pas entériné le « deal » entre deux partis qui se sont présentés à leurs électeurs comme totalement antinomiques (parti de la corruption pour l’un, complice du terrorisme pour l’autre), avant de s’entendre, dans une volonté commune de gouverner, sur le nom de Fadhel Abdelkefi.
Ce choix aurait été un suicide politique pour un président élu sur un espoir de moralisation de la vie publique et d’approfondissement démocratique, dans une atmosphère générale de discrédit des partis.
Fort des 2,7 millions de voix qui l’ont porté au pouvoir, un score largement supérieur à celui de ces deux formations réunies, Kais Saied a donc utilisé pleinement ses prérogatives constitutionnelles pour imposer un chef de gouvernement plus conforme à ses conceptions, tout prenant de soin de rappeler qu’il ne souhaitait pas la formation d’un « gouvernement du président ».
Ce faisant, il déjoue le plan conçu par une alliance parlementaire transversale et informelle qui rassemble les anciens étudiants de l’académie politique du RCD, présents dans plusieurs partis, et qui consiste à isoler Ennahdha des forces « prorévolution » pour l’affaiblir et reprendre pied dans l’État. Un projet déjà mis en œuvre après 2015 mais avait échoué en raison de la dislocation de Nidaa Tounes.
Il serait ainsi le chef de gouvernement le plus à gauche que la Tunisie ait connu depuis 2011, voire depuis les années 1970
Elyes Fakhfakh, qui a fait sa carrière professionnelle dans l’industrie, est un libéral. Il avait endossé la décision de faire appel au FMI en 2013 quand les finances publiques atteignaient la cote d’alerte après la brusque augmentation des dépenses consacrées aux mesures sociales après 2011 (régularisation des travailleurs en sous-traitance, dispositif d’aides aux chômeurs…), mais il reste attaché à l’État social, que Kais Saied entend réhabiliter, et à la décentralisation.
Il est porteur d’un projet de transition écologique et il a défendu sans réserve le rapport de la Commission sur l’égalité et les libertés présenté en 2018.
Il serait ainsi le chef de gouvernement le plus à gauche que la Tunisie ait connu depuis 2011, voire depuis les années 1970.
Kais Saied avait également testé le nom de Mongi Marzouk un temps inscrit dans la short list d’Ennahdha avant le choix de Habib Jemli. Cet homme du sud, sans parti politique et donc sans allié à intégrer dans une formule gouvernementale, passait bien dans le mouvement de Rached Ghannouchi.
Mais dans un entretien lundi avec le chef de l’État, Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’UGTT (la puissante centrale syndicale) s’y est catégoriquement opposé. Elyes Fakhfakh n’a pas ce handicap.
La quête d’une majorité
Mais l’onction présidentielle ne suffit pas. C’est désormais le Parlement qui sera souverain pour décider si Elyes Fakhfakh sera effectivement le prochain Premier ministre.
Pour cela il va devoir fédérer et négocier une formule gouvernementale avec les partis pour constituer une majorité. Il peut déjà compter sur les soutiens du Courant démocratique et de Tahya Tounes. Il pourra gagner probablement sur celui du Mouvement du peuple (nationaliste arabe, allié du Courant démocratique au sein du Parlement).
Le parti de Nabil Karoui, lié aux réseaux affairistes, lui est a priori radicalement hostile. C’est donc essentiellement du soutien d’Ennahdha (condition pour obtenir l’appui d’Al Karama) que dépendra son investiture.
Maintenant que son accord avec Qalb Tounes n’a plus d’objet, Rached Ghannouchi (élu la présidence de l’Assemblée grâce au parti de Nabil Karoui), qui a toujours maintenu deux fers aux feux durant cette négociation, pourra à nouveau invoquer la vocation « révolutionnaire » dont Ennahdha se réclame.
Dissoudre l’Assemblée et à convoquer de nouvelles élections ? Une perspective que la plupart des élus redoutent. Une motivation non négligeable pour faire aboutir ce gouvernement
Ainsi devrait se reformer la coalition qui avait échoué le 17 décembre, sur une série de malentendus et la méfiance réciproque entre Ennahdha et le Courant démocratique qui avait corseté l’accord dans une série de conditions jusque dans les moindres détails.
Ennahdha n’étant plus au centre de la négociation, celle-ci sera moins tendue par la défiance qu’inspire le parti d’obédience islamiste. Les répartition partisane des ministères, notamment de la Justice et de l’Intérieur, l’emportera-t-elle encore sur l’ambition programmatique ? C’est l’un des enjeux de cette nouvelle séquence.
Elyes Fakhfakh dispose d’un mois pour présenter une équipe et l’Assemblée a jusqu’au 15 mars pour voter son investiture. Faute de quoi, Kais Saied serait autorisé à dissoudre l’Assemblée et à convoquer de nouvelles élections. Une perspective que la plupart des élus redoutent. Une motivation non négligeable pour faire aboutir ce gouvernement.
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