En Israël, les Palestiniens du Triangle redoutent le plan de transfert « illégal et humiliant » de Trump
D’un coup d’œil, Mohammed Ighbariyeh vérifie son jeu et balance trois cartes sur la table ; son voisin marmonne pour lui-même quelques mots d’arabe puis abat à son tour un triple as. Dans le petit café qui donne sur l’une des rues cabossées d’Umm al-Fahm, les habitués jouent en silence, dans l’air saturé de la fumée des cigarettes qu’ils écrasent à la chaîne ; au-dessus d’eux, sur le mur à l’entrée, la vieille horloge ne laisse plus courir le temps, ses aiguilles figées au milieu du cadran.
Ici, tout le monde est au courant. Dans son plan pour Israël et la Palestine dévoilé le 28 janvier à Washington, Donald Trump envisage de transférer la gouvernance de leur région, le Triangle, dans le nord-est d’Israël, à l’Autorité palestinienne, en Cisjordanie voisine. Les joueurs et les patrons du café, comme les près de 350 000 habitants de la zone, pourraient alors perdre leur nationalité israélienne.
« Tout ça, c’est pour les élections », balaie Mohammed dans un haussement d’épaules, en référence aux législatives qui auront lieu début mars en Israël. Le Premier ministre sortant, Benyamin Netanyahou, brigue un nouveau mandat, mais ce sont les troisièmes élections du genre en moins d’un an dans le pays. Les deux dernières fois, ni lui ni son rival n’avaient été en mesure de réunir une coalition viable.
« Je me sens Israélien. Ce serait trop compliqué d’avoir la carte d’identité palestinienne. Ils n’ont pas les mêmes droits »
- Mohammed Ighbariyeh, chauffeur de bus à Umm al-Fahm
« Ça fait déjà dix ans que les Israéliens en parlent, je ne suis pas inquiet », sourit le chauffeur de bus d’Umm al-Fahm. « Ça n’arrivera pas, [les Israéliens] y perdraient trop. »
Autour de la table, tous acquiescent en silence ; personne n’est prêt à laisser tomber sa nationalité. « Je me sens Israélien », poursuit le quinquagénaire. « Ce serait trop compliqué d’avoir la carte d’identité palestinienne. Ils n’ont pas les mêmes droits. »
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« Ils », ce sont les Palestiniens de Cisjordanie, qui vivent de l’autre côté de la barrière de séparation israélienne, à un kilomètre de là à vol d’oiseau. Ils ont besoin de permis pour venir en Israël et sont coincés dans un territoire morcelé par les colonies juives, contrôlé par Israël et sous occupation. Ils n’ont pas les mêmes services, pas le même niveau de vie que leurs voisins israéliens. Ils n’ont pas d’État.
« Ici, pour un mètre de mur bâti, je suis payé 120 shekels [environ 30 euros]. En Cisjordanie, 30 shekels [8 euros] », raconte Moayad al-Aghbar, 34 ans, devant un magasin de matériel de construction, un peu plus haut dans la rue.
Moayad vient de Naplouse, en Cisjordanie occupée, pour travailler à Umm al-Fahm. « Du point de vue du travail, la vie est meilleure ici », ajoute-t-il. « Mais sinon, il n’y a pas de différences. On est les mêmes. La même société. La même religion. »
De loin d’ailleurs, difficile de distinguer quelle colline est en territoire israélien, quelle autre en Cisjordanie occupée. Dans le Triangle ou aux alentours de Jénine, ville palestinienne à 20 km de là, les mêmes maisons aux terrasses colorées tapissent les vallons, les mêmes silhouettes de minarets verts et dorés marquent les différents quartiers dans le ciel gris d’hiver.
Citoyenneté « révocable »
Avec ses 55 000 habitants, Umm al-Fahm est l’une des plus grandes villes arabes d’Israël. Ici, comme dans les localités alentours, les immeubles s’entassent autour de minuscules rues qui montent à flanc de colline, semées de nids de poule.
Surnommés Arabes israéliens par Israël, les habitants se définissent comme des Palestiniens. Eux ou leurs ancêtres sont restés sur leurs terres lors de la Nakba, en 1948, la création d’Israël. Ils ont ainsi acquis un passeport israélien ; mais beaucoup dénoncent des discriminations. Ils se sentent des citoyens de seconde zone.
« Je ne suis pas citoyen israélien, je suis un occupé israélien. On est Palestiniens », affirme Motassem Abou Saleh, accoudé au comptoir de sa boucherie.
« Ici, regarde les rues, elles sont sales ! Les juifs ont plus que nous. Moi, j’ai une terre, je n’ai pas le droit de construire dessus », soupire l’homme de 39 ans à la barbe poivre et sel soigneusement taillée. Sa terre est en Israël mais les autorités délivrent rarement des permis de construire dans les localités arabes, d’où la densité des villes comme Umm al-Fahm.
Motassem ne vote jamais, il ne reconnaît pas les institutions israéliennes comme étant les siennes.
« Qu’ils nous rendent toutes les terres, [la mosquée] al-Aqsa, et alors oui, je veux bien prendre la carte d’identité palestinienne ! », s’exclame celui qui a trois tantes en Cisjordanie et deux autres réfugiées en Jordanie.
Mais en l’état, bien sûr, il refuse le plan américain. « Trump est fou ! »
« Cela fait partie d’une campagne de haine contre les Arabes, de délégitimation de notre communauté, menée notamment par Netanyahou, qui parle de nous comme de la cinquième colonne »
- Yousef Jabareen, député israélien
Un peu plus en contrebas, dans le nouveau centre de la ville, un visage souriant s’étale sur les affiches électorales : le député Yousef Jabareen, en campagne pour sa réélection à la Knesset, le Parlement israélien.
Cet enfant du pays voyait dans l’idée de placer les Palestiniens du Triangle sous la juridiction de l’Autorité palestinienne une énième lubie de l’extrême droite israélienne, représentée notamment par Avigdor Lieberman. Il a été « choqué » de la découvrir écrite, noire sur blanc, dans un document du gouvernement américain.
« Aujourd’hui, le sentiment dans ma communauté, dans le Triangle, c’est que nous sommes des citoyens sous conditions. Notre statut est révocable », décrit l’élu de la Liste unifiée, qui réunit les partis arabes. Pour lui, ce n’est pas seulement le Triangle qui est visé par cette proposition mais l’ensemble des Palestiniens en Israël, qui représentent environ 20 % de la population.
« Cela fait partie d’une campagne de haine contre les Arabes, de délégitimation de notre communauté, menée notamment par le Premier ministre Benyamin Netanyahou, qui parle de nous comme de la cinquième colonne », juge-t-il.
Régulièrement, les localités arabes en Israël sont la cible d’attaques : inscriptions racistes et insultes sont taguées sur les murs des maisons, mosquées et églises, ou encore sur les voitures, comme dans le village de Jish, tout au nord du pays, en début de semaine. « Stop à l’assimilation », pouvait-on ainsi lire en hébreu sur les bâtiments vandalisés.
Que restera-t-il alors de sa région, si ce plan est un jour mis en œuvre ? « Un bantoustan », parmi tous ceux que l’initiative de Donald Trump aura créés en Cisjordanie, tout en veillant à conserver les colonies illégales sous autorité israélienne, constate le député, amer.
Il espère que sa communauté votera en masse aux élections dans trois semaines, pour signifier son opposition au plan Trump. La semaine dernière, la manifestation convoquée par les dirigeants de son parti contre le projet américain n’a réuni que 3 000 personnes.
« Là-bas, ils n’ont rien »
Afaf Ighbariyeh, elle, vote aux élections. « Quand on était petits, la vie était meilleure. Israël vire de plus en plus à droite », soupire l’épicière de 60 ans, un voile noir encadrant son visage aux traits doux. Elle va quelquefois à Naplouse ou Tulkarem, les deux grandes villes commerçantes du nord de la Cisjordanie, « mais je n’ai personne là-bas, je ne connais rien », dit-elle.
« Si c’était mon choix, oui, je pourrais l’accepter. Mais là, de quel droit Trump vient-il changer notre identité ? On est ses esclaves ? », s’indigne-t-elle, assise près d’un petit radiateur électrique, une couverture sur les genoux.
« Israël traite [les habitants du Triangle] comme des objets qui n’ont pas le droit d’être consultés sur leur sort »
- Sawsan Zaher, avocate d’Adalah
En 1949, Israël demande à annexer le « petit Triangle », partie du « grand Triangle » qui comprenait aussi Naplouse, Jénine et Tulkarem, pour des raisons stratégiques. La région, sous contrôle jordanien, bascule alors dans le giron israélien.
« L’idée qui transparaît, c’est que les habitants [du Triangle] peuvent être intégrés ou rejetés d’Israël selon le désir des autorités israéliennes », déplore Sawsan Zaher, avocate de l’ONG arabe israélienne de défense des droits de l’homme Adalah. « Israël les traite comme des objets qui n’ont pas le droit d’être consultés sur leur sort. »
L’avocate rappelle que la proposition de Donald Trump contrevient au droit israélien et international, qui « interdit le transfert forcé de population d’une frontière à une autre ».
« Ce n’est pas seulement illégal, c’est humiliant », juge-t-elle.
« On tente de transférer les habitants du Triangle d’une situation qui n’est pas très bonne », poursuit-elle en évoquant le « racisme institutionnel » auquel sont confrontés les Palestiniens en Israël, « à une situation encore pire, puisqu’ils seront dans une entité qui n’a pas de souveraineté », l’Autorité palestinienne.
Il faudra encore voir comment le plan Trump serait appliqué. Le rival de Benyamin Netanyahou, Benny Gantz, a indiqué mardi soir qu’il mettrait en place les différents points de l’initiative américaine s’il était élu – sauf les transferts de population.
« Nous ne croyons pas que le plan Trump sera mis en œuvre », abonde Sawsan Zaher.
Un peu plus au sud, dans la ville de Jatt, mêmes minarets colorés, mêmes maisons à flanc de colline qu’à Umm al-Fahm. Mais ici, les routes sont mieux entretenues, toutes les enseignes sont en hébreu et en arabe. Dans le centre-ville, à « Marché du Triangle », l’épicerie de légumes, Samira Beyadseh papote derrière le comptoir avec la vendeuse.
Retourner en Cisjordanie ? « Je refuse ! », s’exclame-t-elle. Samira sait de quoi elle parle : toute sa famille vit encore de l’autre côté de la barrière. Elle leur rend visite environ une fois par mois, mais ne s’attarde jamais trop longtemps.
La vieille femme exhibe fièrement de son porte-monnaie sa carte d’identité israélienne : « Ici, on a tous les droits. Là-bas, en Cisjordanie, ils n’ont rien. »
À quelques rues de là, Hilal Abu Mokh, lui aussi, sait ce qu’il perdrait : « l’accès à la mer », glisse-t-il dans un sourire timide.
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