Dans l’hystérie collective autour de l’islam, la France « oublie » ce que l’Occident doit au monde musulman
Le 18 février, le président français Emmanuel Macron se rendait à Mulhouse, en Alsace, afin d’y aborder les questions de radicalisation, d’islam politique et de communautarisme. En somme, perpétuer des débats sur l’islam et les musulmans en France et en Europe de manière générale, qui ne sont guère nouveaux.
La monté du populisme et de l’extrémisme à travers le vieux continent est constante depuis plusieurs années
En France, l’hystérie collective, jusqu’au sein même des différents gouvernements qui se succèdent depuis des décennies, au sujet du hijab et de la longueur des barbes est symptomatique de la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les musulmans en France.
Pour compliquer cette équation déjà complexe, les différents attentats perpétrés en Europe ces deux dernières décennies (Londres, Madrid, Paris, Nice, Barcelone et ailleurs), la plupart par des personnes d’origine musulmane et clamant que leurs actes étaient conduits au nom de l’islam, ne font que jeter le trouble et accentuer les questionnements mais aussi les divisions, attisées en cela par les ambitions politiques de certains.
Le déni européen
S’il ne se passe pas une semaine en France sans qu’il n’y ait un débat ou des propos déplacés concernant les musulmans et/ou les Arabes en France, ce pays n’est malheureusement pas une exception en Europe.
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La monté du populisme et de l’extrémisme à travers le vieux continent est constante depuis plusieurs années maintenant, la présence des Arabo-musulmans en Europe étant régulièrement et ouvertement contestée et remise en cause par des groupes et individus islamophobes.
En 2015, en Espagne, pays profondément imprégné d’histoire liée à la civilisation arabo-islamique, le diocèse de Cordoue, qui contrôle la mosquée-cathédrale de cette même ville, avait décidé de ne se référer à ce monument historique qu’en tant que cathédrale, ignorant l’appellation de « mosquée-cathédrale » retenue par la mairie de Cordoue.
Aussi, en ces temps difficiles, en particulier pour les personnes de confession musulmane et à l’approche des élections municipales, il est important de rappeler ce qu’a été l’immense contribution des musulmans à l’Europe et ce, jusqu’à ce jour.
Renaissance européenne ou naissance arabo-islamique ?
Dans son livre The House of Wisdom, Jonathan Lyons rappelle qu’alors que l’Europe médiévale était entourée de superstition, fanatisme, fatalisme et irrationalité, le monde arabo-musulman, sous l’impulsion des dynasties omeyyade et abbasside, représentait au contraire bayt al-hikma ou la maison de la sagesse et du savoir. À cet égard, et à l’instar de l’anglais aujourd’hui, la langue arabe était à cette époque la lingua franca.
En effet, alors que l’on parle beaucoup de la nécessité pour l’islam de se réformer (ijtihad), les divergences entre les philosophes musulmans tels qu’al-Ghazali, Ibn Rochd (Averroès), al-Farabi ou Ibn Sina (Avicenne) existaient déjà à cette époque, produisant ainsi un terrain fertile et dynamique aux débats (ikhtilaf).
À ce sujet, l’influence intellectuelle d’al-Ghazali, un amoureux du savoir et de l’enseignement, pour qui l’école se doit de jouer un rôle fondamental dans la transmission du savoir, rendit la théologie plus rationnelle mais aussi plus spirituelle.
Critiquant les travaux d’Aristote dès le XIIe siècle, Ibn Rochd et Ibn Toumert furent aussi les précurseurs de la distinction entre la philosophie et le religieux. Selon eux, il était très important et légitime de questionner l’ordre établi, semant ainsi les graines des Lumières et de la rébellion contre l’Église à une époque où les penseurs européens étaient pour la plupart enfermés dans un dogme religieux.
Par ailleurs, les savants musulmans, qui avaient depuis longtemps compris l’importance des travaux grecs, ne s’étaient pas contentés de traduire leurs œuvres.
Au contraire, ils avaient élaboré, développé et joué un rôle de médiation qui déboucha sur la Renaissance à une période où les Européens, ignorant la richesse intellectuelle et scientifique des Grecs, avaient perdu toute attache avec leurs écrits.
Les travaux de médecine de Galien et Paul d’Égine, qui trouvèrent éventuellement écho en Europe, ne furent par exemple que le fruit du travail de traduction et de perfectionnement des Arabes, en particulier ceux d’al-Razi (Rhazès), auteur d’Al-Hawi, une œuvre médicale majeure.
À cet égard, Adélard de Bath (1080-1160), pour qui la civilisation arabo-musulmane représentait l’érudition par excellence, eut un rôle crucial dans la transmission de ce savoir arabe en Europe, en traduisant par exemple les Éléments d’Euclide de l’arabe au latin.
Que seraient aussi les études sociologiques sans l’apport inestimable d’Ibn Khaldoun, le père de la sociologie moderne ?
Que seraient aussi les études sociologiques sans l’apport inestimable d’Ibn Khaldoun, le père de la sociologie moderne, dont le concept de asabiyya, ou esprit de corps, influença énormément la notion de virtù de Machiavel ?
Et que dire du mathématicien perse al-Khawarizmi, le père de l’algèbre et de l’algorithme, dont les travaux permirent, entre autres, de reconstruire la cathédrale de Chartres qu’un incendie avait quasiment détruite au XIIe siècle ?
Par ailleurs, le plagiat en vogue aujourd’hui dans le monde académique et universitaire était déjà d’actualité à l’ère de la Renaissance. Le discours de la méthode de René Descartes, par exemple, ressemble à s’y méprendre à Erreur et délivrance d’al-Ghazali, alors que les travaux de Copernic, qui furent précédés par ceux d’al-Betrugi, ressemblent énormément à ceux d’al-Tusi et d’Ibn al-Shatir. Rien ne distingue aussi la pensée du théologien et philosophe italien, Thomas d’Aquin (1224-1274), de celles d’al-Ghazali et d’Ibn Rochd.
Aussi, ces quelques exemples historiques démontrent que la Renaissance, perpétuellement présentée comme étant la quintessence du savoir occidental, ne pourrait être, comme l’explique Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, auteur de A forgotten Debt : Humanism and Education, from the Orient to the West, que la continuation d’une « naissance » arabe.
L’histoire écrite par les vainqueurs
Cette falsification de l’histoire, qui consiste à minimiser l’apport de la civilisation arabo-islamique à la Renaissance, n’est cependant rien d’autre qu’un terrible raccourci scientifique, culturel et historique qui ne doit rien au hasard. Bien au contraire, elle est la résultante d’un long processus politique où la loi du plus fort l’a (temporairement) remporté.
En effet, comme l’indique Ould Mohamedou, après la chute de Grenade en 1492, une nouvelle version de l’histoire européenne fut réécrite, présentant l’Euro-Occident comme seul légataire et vecteur de modernité, mettant en exergue la Renaissance comme étant un produit endogène à l’identité occidentale et redevable à l’époque gréco-romaine uniquement.
Jerry Brotton explique d’autre part dans son livre, The Renaissance Bazaar : From the Silk Road to Michelangelo, que la Renaissance coïncide (aussi) avec la domination agressive et impérialiste des Européens sur une large partie du monde, dont les conquêtes coloniales en furent le zénith.
Comme l’écrit pertinemment Ould Mohamedou, il est toutefois difficile de croire qu’une Europe médiévale plongée dans les ténèbres de l’ignorance puisse se moderniser entièrement seule, par ses propres innovations, sans même incorporer les transformations révolutionnaires qui prenaient place autour d’elle, en particulier dans l’Andalousie arabe et la Sicile musulmane.
Plus que des découvertes
La conséquence directe de cette politique est que cette riche période de la civilisation arabo-islamique ne fait non seulement que très peu partie de la mémoire collective des Occidentaux, mais bien plus encore, se retrouve contestée.
La résultante de cette amnésie collective est que l’islam est aujourd’hui considéré comme, non seulement, un phénomène plutôt récent et étranger à l’Europe, mais présentant aussi une menace, par sa supposée incompatibilité avec la société européenne.
Cependant, comme le souligne Nayef al-Rodhan dans The Role of the Arab-Islamic World in the Rise of the West : Implications for Contemporary Trans-Cultural Relations, loin d’être antinomiques, le monde musulman et l’Occident partagent un même héritage positif sur lequel nous pouvons construire.
« La science [euro-occidentale] doit bien plus à la culture arabe que des découvertes ; elle lui doit sa propre existence »
- Robert Briffaut, écrivain
Car il est vrai qu’in fine, ni l’Orient ni l’Occident n’ont jamais été isolés les uns des autres et c’est bel et bien leurs interactions qui ont pu jusqu’à ce jour construire le monde globalisé dans lequel nous vivons aujourd’hui.
À l’heure où de jeunes Européens musulmans s’arrogent le droit d’ôter la vie d’innocents au nom de l’islam, où des groupuscules et polémistes qui distillent le marketing de la haine du musulman souhaitent effacer l’ADN arabo-musulmane de l’Europe, il devient donc urgent de revoir sans aucune ambiguïté le rôle primordial de la civilisation arabo-islamique dans l’avènement des Lumières.
Cela permettrait à tous de mieux connaître cette période cruciale de l’histoire de l’Europe, mais aussi aux jeunes Européens musulmans de pouvoir s’identifier à un savoir islamique et philosophique qui contribue d’une manière ou d’une autre, et ce jusqu’à ce jour, à la grandeur et à la modernité du monde euro-occidental. Ce faisant, les jeunes musulmans pourraient aussi en dégager une fierté et un attachement à l’Europe, qui fait défaut à nombre d’entre eux à l’heure actuelle.
Car comme le relève si justement l’écrivain Robert Briffaut, « la science [euro-occidentale] doit bien plus à la culture arabe que des découvertes ; elle lui doit sa propre existence ».
Ce qui fait dire à Ould Mohamedou que, dans son poème Stances à Hélène, Edgar Allan Poe, qui célèbre « la gloire que fut la Grèce » et « la grandeur que fût Rome », aurait sans nul doute pu rajouter la splendeur que fut Bagdad !
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