« Il devrait être en prison » : les manifestations contre Netanyahou grossissent en Israël
Sous les bâches et les tentes, il y a de quoi tenir un siège : du café, des thermos, des matelas, des fruits, un canapé… En guise de décoration, les manifestants ont peint des slogans, des caricatures et des images détournées du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui loge avec sa famille à deux pas de là, rue Balfour, protégé par un grand mur.
Assise à l’ombre, Tamar Shemesh fait partie des vétérans. Depuis deux mois et demi, elle fait le trajet depuis le centre du pays jusqu’ici, à Jérusalem, deux à trois fois par semaine.
« J’ai deux buts », affirme cette dentiste de 56 ans. « Dégager Netanyahou et changer le système politique. Benyamin Netanyahou n’est pas le problème, c’est un symptôme. La racine du mal, c’est le système politique qui lui permet d’agir comme il le fait ».
Dans un anglais mâtiné d’hébreu, elle raconte que sa lutte a commencé il y a trois ans déjà, quand les premières affaires de corruption du Premier ministre ont commencé à émerger. Depuis, les enquêtes ont progressé : Benyamin Netanyahou est le premier chef de gouvernement en exercice à être mis en examen en Israël. Son procès pour corruption et fraude s’est ouvert le 24 mai.
« Il nuit à la démocratie », juge Tamar, qui n’est ni de droite, ni de gauche et glisse un bulletin de vote différent à chaque élection.
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Soudain, la militante se lève et va séparer deux hommes qui s’invectivent autour d’une sono. Des partisans de Netanyahou ont planté leur tente juste à côté des opposants au Premier ministre.
« De temps en temps, ils font du bruit. Ils ont tout essayé », rigole l’Israélienne aux courts cheveux roux, un tee-shirt noir barré de l’inscription : « Impossible qu’un criminel soit Premier ministre ».
De temps en temps, une voiture passe et klaxonne, en signe de soutien. Tamar a confiance. Depuis quelques semaines, les manifestations enflent en Israël.
Au départ, ils étaient quelques dizaines puis quelques centaines, tous les samedis soirs, postés sur les ronds-points et ponts des autoroutes, partout dans le pays, avec des drapeaux noirs pour protester contre l’accord de gouvernement entre Benyamin Netanyahou et son rival, l’ancien chef de l’armée Benny Gantz, qui avait pourtant fait campagne contre le Premier ministre.
Le mouvement a gonflé à la faveur du déconfinement et de la crise économique qui s’en est suivi. Samedi dernier, ils étaient 10 000 selon la police, à quelques pas du campement improvisé où se sont installés Tamar et ses camarades.
« On a nourri les premières étincelles, le feu prend désormais », résume la manifestante. « Avec le coronavirus, beaucoup de gens ont réalisé que Netanyahou avait géré ça de manière catastrophique ».
Il y a quatre mois encore pourtant, tout allait bien. Confinement rapide, suspension des vols, taux de contamination limités… Alors que l’Europe est débordée par l’épidémie, Israël fait figure de modèle.
Rapidement, des pressions se font sentir pour rouvrir l’économie. Le système israélien, très libéral, n’offre guère de garanties à ceux qui sont contraints de rester chez eux. Certains indépendants n’ont plus aucun salaire depuis des mois et les aides promises n’arrivent pas.
Le déconfinement est rapide et bâclé, l’épidémie ne tarde pas à repartir. Désormais, Israël a l’un des taux de contamination les plus élevés au monde, avec plus de 1 500 cas positifs décelés chaque jour.
Le pays enregistre près de 550 décès. Plus d’un million d’Israéliens sont au chômage et le gouvernement a promis une aide universelle de 750 shekels (un peu moins de 200 euros). Trop peu, crient les manifestants en colère.
« Sentiment d’incompétence »
Leur fureur est alimentée par « les souffrances économiques et le sentiment d’incompétence » qu’ils décèlent chez les dirigeants israéliens, souligne Dahlia Scheindlin, analyste politique qui a conseillé les partis arabes lors de la dernière campagne électorale en mars dernier.
« Beaucoup de gens en Israël étaient prêts à accepter des sacrifices économiques car ils pensaient que les décisions avaient été prises par des gens compétents lors de la première vague, qui avaient réussi à contenir la propagation de l’épidémie. De la même manière, beaucoup de gens ont toléré la corruption qu’ils percevaient parmi le gouvernement Netanyahou parce qu’ils pensaient : ‘’Ok, il est corrompu, mais au moins il gère bien le pays’’. Désormais, le sentiment qui domine chez les manifestants c’est : ‘’Pourquoi devrait-on tolérer ses enquêtes, ses tentatives pour affaiblir la justice et diviser la population alors que nous n’en retirons aucun bénéfice ?’’. »
Les Israéliens ont donc ritualisé les manifestations : chaque samedi soir, ils sont des milliers dans les rues, l’ambiance est festive, certains sont déguisés. Un concert de casseroles et vuvuzelas, sortes de klaxons en général utilisés dans les stades de foot, monte sous les fenêtres de la résidence du Premier ministre à Jérusalem.
« Ce n’est pas seulement pour des raisons économiques que nous sommes là. Mais les gens n’ont plus rien à perdre », juge Sharon, castagnettes à la main.
« Ce n’est pas seulement pour des raisons économiques que nous sommes là. Mais les gens n’ont plus rien à perdre »
- Sharon, un manifestant
Des drapeaux flottent un peu partout dans la foule, beaucoup disent être là pour protéger l’avenir de leurs enfants.
« Le gouvernement nous considère comme des ennemis », déplore l’Israélienne de 39 ans. Elle voit dans ses rassemblements de plus en plus étoffés « une continuation de ce qui s’est passé en 2011. Il y avait des centaines de milliers d’Israéliens dans la rue. C’est à ce moment-là que nous avons compris que le gouvernement n’en avait rien à faire de nous ».
Il y a neuf ans, les rassemblements étaient bien plus impressionnants : au plus fort du mouvement, près de 500 000 personnes manifestaient dans tout le pays.
Les cortèges monstres demandaient plus de justice sociale et s’indignaient du coût de la vie et du logement. Personne ne demandait la démission du gouvernement. Toute la société israélienne y était représentée alors qu’aujourd’hui, les manifestants sont plutôt des Israéliens de gauche et des centristes, nuance Dahlia Scheindlin.
« Ça me donne de l’espoir », s’enthousiasme pourtant Shir Berd, un masque aux motifs du keffieh, le foulard traditionnel palestinien sur la bouche. La jeune femme de 37 ans est habituée à manifester, « pour plus d’égalité, contre les violence policières… mais cette fois-ci, ce sont les plus grosses manifestations auxquelles j’ai participé ».
Netanyahou « devrait être en prison. Il a complètement négligé les citoyens pendant la crise du coronavirus parce qu’il ne pense qu’à échapper à son procès pour corruption. C’est le pire Premier ministre d’Israël », dénonce-t-elle.
« Des anarchistes »
Face à la colère, Benyamin Netanyahou réplique comme il l’a toujours fait : par des attaques, de plus en plus fréquentes, destinées à délégitimer les demandes de la rue.
« Les manifestants contre moi sont des gauchistes ; ils sont anarchistes, ce ne sont pas des victimes de la crise du corona », a-t-il ainsi lancé le 5 août, dans un discours à la Knesset, le Parlement israélien. Et s’en prend aux médias, l’une de ses cibles favorites : « Ils sont biaisés. Ils ne font pas le compte-rendu des manifestations, ils y prennent part. »
Pourtant, certains pro-Netanyahou, déçus de leur champion, ont joint leurs voix aux protestations. Le 24 juillet, l’un des anciens gardes du corps du Premier ministre lui a adressé une longue lettre sur Facebook, partagée des milliers de fois.
« Salut Bibi. Tu te souviens de moi ? », demande Nir Adan. « Je suis le gars qui était prêt à tuer. Pour toi. En ton nom. […] Hier, je suis venu te rendre visite, chez toi, rue Balfour. Je pense qu’il est temps que tu rentres à la maison, que tu laisses la place à des dirigeants propres et éthiques. »
« La demande des manifestants est claire : ils veulent remplacer Netanyahou aux commandes. Mais ce n’est pas si facile en démocratie », commente Dahlia Scheindlin.
Pour l’instant, le Premier ministre n’a plus vraiment d’adversaire. Son ancien rival, Benny Gantz, a fait exploser sa coalition au printemps pour rejoindre Netanyahou dans un grand gouvernement d’union nationale.
Si des élections venaient à être convoquées demain, le chef du gouvernement le plus pérenne d’Israël serait en tête, grâce à ses soutiens de la droite.
Celui que les commentateurs surnomment le « magicien » pour sa capacité à se maintenir au pouvoir pourrait même commencer à voir le bout du tunnel bientôt.
« La demande des manifestants est claire : ils veulent remplacer Netanyahou aux commandes. Mais ce n’est pas si facile en démocratie »
- Dahlia Scheindlin, analyste politique
Le pic des infections au coronavirus semble se stabiliser, et si des mesures économiques sont prises pour rassurer les Israéliens, il pourrait même être en passe de surmonter l’épreuve.
« Alors, ce sera comme si rien ne s’était passé. Les manifestants vont rentrer chez eux, un petit groupe restera et les médias les oublieront bien vite », envisage Dahlia Scheindlin.
Tamar aussi en est persuadée, « Netanyahou ne partira pas de lui-même ». Mais elle espère que la Knesset votera sa démission.
S’il s’en sort cette fois-ci, le Premier ministre va de toute façon se retrouver en position délicate début 2021. Son procès entrera dans le vif du sujet, avec l’audition des témoins, à raison de trois sessions par semaine.
Même s’il n’est pas tenu d’y assister, Netanyahou va devoir soigner sa défense. Pourra-t-il concilier cela avec ses fonctions à la tête du gouvernement ?
Cette perspective inquiète davantage le chef du gouvernement que les manifestations qui animent les rues depuis plus d’un mois.
« En 2011, il y avait un demi-million de personnes, partout dans le pays », se souvient, sceptique, Dahlia Scheindlin. « Netanyahou est resté neuf ans au pouvoir après cela. Sans changer de politique… »
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