Pour l’Algérie, une offensive israélienne se profile derrière la menace marocaine
En une semaine, le Maroc a réussi, à deux reprises, à provoquer une grosse colère en Algérie.
D’abord, lorsque l’ambassadeur du Maroc à l’ONU, Omar Hilale, a fait circuler, au sein du groupe des non alignés, une note rappelant le soutien du royaume au « droit à l’autodétermination du peuple kabyle » en Algérie.
Ensuite, lorsque des enquêtes crédibles ont révélé que le Maroc espionnait massivement, jusqu’au plus haut niveau de l’État, des responsables algériens, en utilisant le programme Pegasus, produit par une compagnie israélienne, NSO Group.
Des téléphones de personnalités de premier plan, comme le chef d’état-major de l’armée Saïd Chengriha, celui du ministre des Affaires étrangères Ramtane Lamamra, ou le frère de l’ancien président et régent de fait du pays pendant de longues années Saïd Bouteflika, avaient été ciblés par les services de renseignement marocains.
Comme attendu, l’Algérie a réagi violemment à ces deux initiatives marocaines. D’abord, en rappelant pour « consultations » son ambassadeur à Rabat, tout en ouvrant la possibilité de prendre « d’autres mesures ».
Puis en annonçant qu’elle « se réserve le droit d’exécuter sa stratégie de riposte » face à l’opération d’espionnage marocaine, initiative qu’elle qualifie d’« illégale, malvenue et dangereuse ».
Jusqu’où ira cette colère algérienne ? Va-t-elle marquer durablement les relations algéro-marocaines, avec une crise qui laissera des séquelles sur le long terme ? Ou s’agit-il d’une simple crise passagère, des rodomontades de pure forme destinées à sauver la face, comme le souhaite la partie marocaine ?
La ligne dure prend toujours le dessus
Si le Maroc pense que ces deux affaires vont être rapidement oubliées, il risque de se tromper lourdement. Dans de pareilles affaires, en Algérie, c’est toujours la ligne dure qui prend le dessus.
Le précédent de 1994 est là pour en témoigner : à la suite de l’attaque d’un hôtel de Marrakech, attribuée à des islamistes armés algériens, les autorités marocaines avaient décidé de rétablir les visas pour les voyageurs traversant la frontière entre les deux pays.
L’Algérie avait riposté en fermant tout simplement la frontière terrestre, une frontière qui reste fermée à ce jour, plus d’un quart de siècle plus tard. En de pareilles circonstances, l’Algérie ne fait pas dans les demi-mesures.
C’est là que se situe la principale inquiétude algérienne : une intrusion directe d’Israël dans la configuration des relations intermaghrébines
Ramtane Lamamra, de nouveau nommé ministre des Affaires étrangères il y a deux semaines, après une éclipse de deux années, est un homme formé sur cette ligne dure. Il est, sur ces questions, parfaitement en phase avec l’appareil diplomatique et sécuritaire.
Et il se sent d’autant plus dans l’obligation de maintenir cette ligne sur le long terme que, comme en 1994, ces initiatives marocaines surviennent alors que l’Algérie est en difficulté sur le plan interne.
Dans cette conjoncture, invoquer un « droit à l’autodétermination du peuple kabyle » est vu comme un coup de poignard dans le dos de la part du Maroc, un geste indélicat, que vient aggraver cette affaire d’espionnage.
Cette ligne radicale a aussi l’avantage d’être largement partagée par la rue. Car en dehors de quelques cercles, critiques ou réservés, au sein de l’élite intellectuelle et du monde des affaires, l’opinion publique, du moins telle qu’elle s’exprime à travers les réseaux sociaux, est nettement hostile à l’attitude marocaine.
Mais au-delà de cette crise, l’Algérie s’interroge aussi sur la signification réelle de l’attitude marocaine. Pourquoi cette surenchère sur la Kabylie, et pourquoi, et au profit de qui, le Maroc mène-t-il cet investissement massif dans l’espionnage de dirigeants algériens ? De quelles assurances dispose le Maroc pour agir avec une telle arrogance ?
Les premières réponses paraissent évidentes. Le Maroc veut exploiter à fond l’avantage, qu’il pense décisif, obtenu avec Donald Trump : la reconnaissance, de la part des États-Unis, de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, reconnaissance dont le Maroc espère tirer les dividendes.
Le prix à payer est connu : le sacrifice de la cause palestinienne, qu’implique la normalisation avec Israël.
Et c’est là que se situe la principale inquiétude algérienne : une intrusion directe d’Israël dans la configuration des relations intermaghrébines.
Car en Algérie domine une culture politique qui considère Israël comme un danger permanent. Cette conviction n’est pas seulement partagée par la vieille école nationaliste dans la lignée du Front de libération nationale (FLN, ex-parti unique) ou au sein de l’appareil militaire et sécuritaire.
La cause palestinienne suscite une vraie passion dans le pays. Au sein des élites modernistes, ce point de vue est aussi largement partagé.
L’Algérie a aussi souvent accusé Israël d’avoir soutenu le Maroc dans sa guerre contre le Front Polisario dans le passé.
Ce qui pouvait passer pour de la simple propagande a pris de la consistance avec la normalisation entre le Maroc et Israël, et ce qui en découle comme conséquences.
Une solide matrice idéologique
Un soutien israélien au Maroc dans le domaine des nouvelles technologies et dans la maîtrise des airs peut devenir problématique pour l’Algérie.
Dans les milieux spécialisés, on impute la mort du chef de la gendarmerie du Front Polisario, Addah al-Bendir, tué par un drone en avril, à un appui, sinon une intervention israélienne.
Le Maroc insiste d’ailleurs sur cet aspect mêlant sécurité et nouvelles technologies dans ses rapports avec Israël. Un des accords les plus suivis entre les deux pays est celui dans le domaine de la cybersécurité, signé début juillet entre les deux pays.
En entrant dans cet engrenage, le Maroc pense se mettre sous une protection infaillible. Avec l’appui politique des États-Unis et de la France, et celui, technologique et militaire, d’Israël, Rabat espère le jackpot.
Le Maroc pense se mettre sous une protection infaillible. Avec l’appui politique des États-Unis et de la France, et celui, technologique et militaire, d’Israël, Rabat espère le jackpot
À l’inverse, l’Algérie joue ses propres cartes, avec un objectif : ne pas lier sa souveraineté à un quelconque acteur ou facteur externe. La tradition politique du pays a établi une solide matrice idéologique en ce sens, même si les périls sont nombreux.
Un de ces périls réside précisément dans ces affaires d’espionnage : les services de sécurité algériens n’ont pas été en mesure de détecter les intrusions marocaines. Sur les raisons de cet échec, les avis sont partagés. Les uns soulignent la grande difficulté dans laquelle se trouve l’appareil militaire et sécuritaire algérien depuis plusieurs années, une situation aggravée depuis le début du hirak.
Certes, depuis la guerre de libération, les services spéciaux ont constitué un outil important pour acquérir puis préserver la souveraineté du pays. Mais les « services » ont été aussi un enjeu important pour la conquête et le maintien d’équipes au pouvoir, tout comme ils étaient un acteur de premier plan dans la vie politique du pays.
Or, ces « services » traversent de fortes turbulences : trois anciens patrons des services ont été arrêtés, jugés et condamnés à de lourdes peines de prison. Seul Toufik Mediène a été ensuite blanchi, alors qu’Athmane Tartag et Wacini Bouazza, le premier agissant comme l’homme de main de Saïd Bouteflika, le second comme l’ombre de Gaïd Salah, purgent respectivement des peines de quinze et seize ans de prison.
Dans le même temps, de très nombreux officiers supérieurs, généraux et colonels, ont été poursuivis, parfois condamnés, ce qui a provoqué une forte instabilité dans les rangs. Difficile, dans ce cas, de s’occuper d’espionnage d’incursions étrangères.
Est-ce suffisant pour expliquer l’opération d’espionnage marocaine ? D’autres voix affirment que non, précisant que l’opération marocaine est sans lien avec les turbulences au sein des services.
Ces voix mettent en avant le côté très sophistiqué de l’opération marocaine, soulignant que le président français Emmanuel Macron lui-même en a été victime, ce qui montre la difficulté de contrer une telle opération.
La nationalité de l’entreprise-mère du projet Pegasus révèle une partie des ramifications de l’opération. Ce qui aggrave le trouble à Alger : jusqu’où vont les complicités israéliennes avec le Maroc ?
En tout état de cause, Maroc et Algérie sont embarqués dans des trajectoires et des engrenages totalement différents.
Le premier a choisi de coller à Israël, espérant par-là bénéficier de la protection des États-Unis, des Occidentaux et des pays du Golfe qui ont normalisé ou sont sur la voie de la normalisation avec Israël.
C’est un choix que Rabat pense payant, mais dont le prix est lourd : accepter que la souveraineté marocaine dépende d’éléments externes, hypothéquer une cause palestinienne dont la symbolique est très forte dans la population, sans que le résultat ne soit garanti en bout de parcours.
L’Algérie a, de son côté, fait le choix d’une voie autonome, susceptible de lui donner à terme le rôle d’une puissance régionale autour de laquelle pourraient s’agréger nombre de pays de la région.
Une option ambitieuse, délicate, mais qui fait le pari que les difficultés actuelles sont conjoncturelles, et qu’elles peuvent être dépassées à moyen terme, permettant de nouveau aux différents appareils militaires et sécuritaires de retrouver leur cohérence pour agir en commun.
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