L’histoire n’a pas commencé dimanche dernier à Paris
C’est une nation traumatisée qui lutte pour insuffler du sens à une tragédie nationale. Le nombre de cercueils l’exige. Mais les chiffres seuls ne suffisent pas. Plus de 4 millions de personnes sont descendues dans les rues pour répondre à une question qui reste toujours sans réponse. Pourquoi sont mortes ces dix-sept personnes, dont cinq tuées au hasard ?
La liberté de la presse ? Dans ce cas, qu’étaient venus faire les ministres des Affaires étrangères de l’Egypte, du Bahreïn, de l’Algérie et des Emirats arabes unis ? Pourquoi donnait-on la main au roi Abdallah de Jordanie, qui vient de faire condamner un journaliste à 15 ans de travaux forcés ? Et que dire de Benjamin Netanyahou qui a causé la mort de plus de journalistes que n’importe quel autre dirigeant depuis qu’il est au pouvoir, mise à part la Syrie ?
La République française ? Les tireurs étaient français. Paris n’a pas été envahi par des extraterrestres ou des profanateurs de tombes, ni par des Arabes barbares qui auraient lancé une attaque contre des Européens pacifiques dans leur lieu de travail. Les tireurs sont nés en France, ils ont fréquenté les écoles et les prisons françaises. Ils parlaient français sans le moindre accent. Comment pourraient-ils être plus français ?
Un choc des civilisations ? Les dessinateurs de Charlie Hebdo n’étaient pas des combattants pour la laïcité, arpentant les frontières de la liberté au nom de la satire et du droit républicain au blasphème. Charlie Hebdo perdait des lecteurs lorsqu’il a mené son coup éditorial.
Les caricatures n’étaient pas drôles. Elles étaient aussi laides dans la forme que dans le fond. Or les images se sont avérées plus puissantes que le petit magazine en difficulté financière qui les a publiées. Ces images ont totalement arraché Charlie Hebdo à ses racines humanistes pour le placer sur une toute autre orbite. Charlie Hebdo est devenu la tête d’affiche d’un modèle mental binaire où les « valeurs européennes » seraient contestées et menacées par un monde islamique rétrograde, dont les djihadistes ne sont que l’élément le plus violent et le plus visible. En fait, en matière d’islamisme, la gauche de 68 est devenue indifférentiable de l’extrême droite. Charlie Hebdo et Marine Le Pen ont fini par se fondre.
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L’histoire n’a pas commencé dimanche dernier à Paris, quoi qu’en dise la presse libérale du monde entier. Les événements de Paris ont rappelé à Natalie Nougayrède du Guardian la libération des nazis en 1944, un autre modèle mental binaire où les Français seraient libérés de l’emprise de barbares (tout le travail de Paul Webster, son ancien collègue qui a révélé le passé de Mitterrand et l’ampleur de la collaboration de Pétain dans l’Holocauste, a semble-t-il été supprimé des archives du Guardian).
L’histoire des interventions françaises au Moyen-Orient remonte bien plus loin. Un aperçu du passé colonial brutal et barbare de la France est donné par un timbre émis en 1922 qui, de façon surréaliste, commémore la décapitation de musulmans marocains, leurs têtes alignées sur un mur.
La décolonisation n’a pas été synonyme de désengagement. Les dictateurs arabes ont joué de nombreux rôles, mais l’un des plus importants était celui d’hommes de main des occidentaux, de tortionnaires indépendants qui offraient aux services de renseignements occidentaux la possibilité de nier les faits. En Tunisie, la torture se faisait au sous-sol du ministère de l’Intérieur, juste à côté de l’ambassade de France. Cet arrangement confortable entre l’Europe civilisée et les Arabes barbares a été perturbé par le printemps arabe, mais seulement temporairement. La France le savait, c’est pourquoi la réaction instinctive du ministre des Affaires étrangères de l’époque avait été de proposer à Ben Ali le matériel de la police anti-émeute française.
Hollande affiche malheureusement un soutien solide aux dictateurs arabes, et les ministres des Affaires étrangères de ces dictatures se sont retrouvés aux deux premiers rangs de la marche de dimanche. David Cameron et Angela Merkel se demandent encore si apparaître sur le même plan qu’Abdel Fattah Al-Sissi était une idée judicieuse. Pas François Hollande, qui l’a invité à déjeuner. Il a qualifié de partenaire l’homme qui a commandité le pire massacre de civils de l’histoire moderne. Il a affirmé que l’Egypte, qui détient toujours des dizaines de milliers de prisonniers politiques, parmi lesquels des dizaines de journalistes, est dans un processus de transition « qui respecte la feuille de route, permettant pleinement la réussite de l’Egypte ».
La France sous Hollande fait preuve d’autant d’interventionnisme au Moyen-Orient que l’Amérique sous Bush. Le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian cherche depuis plusieurs mois à mobiliser en faveur d’une deuxième intervention occidentale en Libye.
A Niamey, à l’occasion d’une rencontre avec le président du Niger Mahamadou Issoufou, Le Drian a déclaré : « La Libye est aujourd’hui dans le chaos, c’est un terrain fertile pour les terroristes qui menacent la stabilité du Niger et, plus loin, de la France. Nous pensons que le moment est venu de s’assurer que la communauté internationale s’attaque au problème libyen. » Les troupes françaises sont en train de se rassembler à la frontière sud de la Libye.
Le seul personnage politique français qui s’aperçoit de la pure folie de tout cela n’est pas un socialiste, mais un gaulliste, Dominique de Villepin, le ministre français des Affaires étrangères qui s’était opposé à juste titre à l’invasion de l’Irak en 2003, ce qui avait valu à la France l’opprobre des Etats-Unis.
Dans les colonnes du Monde, il a récemment écrit les seules paroles de sagesse que le journal contenait :
« Les interventions occidentales font système : elles semblaient des opérations indépendantes, mues par des ambitions diverses ; elles ont abouti à un résultat unique, l’émergence d’un ennemi djihadiste insaisissable et l’effondrement des Etats et des sociétés civiles de la région. Nous le savons, d’autres opérations s’annoncent : en Libye, que l’opération de 2011 et l’implosion depuis cette date a transformée en repère terroriste du Sahara ; au Sahel et en particulier au Nigeria, aux confins du Cameroun et du Tchad où Boko Haram étend son emprise barbare. Mais ces guerres nourrissent toujours de nouvelles guerres, chaque fois plus grandes, chaque fois plus impossibles. Elles nourrissent le terrorisme chez nous en promettant de l’éradiquer. Car on ne viendra à bout du djihadisme là-bas et du terrorisme ici qu’en apportant des solutions concrètes aux crises du monde musulman, qui sont à la fois des conflits territoriaux, sociaux, politiques, économiques, que nous simplifions en ne regardant que le symptôme islamiste. L’esprit de guerre est un piège. C’est un engrenage qui nous conduit chaque jour davantage vers une guerre hors de tout contrôle. Notre devoir est de résister à l’esprit de guerre au nom de nos valeurs démocratiques. La seule victoire que puissent espérer les fanatiques, c’est de nous convaincre que nous menons une guerre totale. C’est de nous mener dans l’impasse de la force que nous croyions être un raccourci. »
Si la France et le Moyen-Orient partage l’Histoire, ils ont aussi un espace géographique commun. Il n’y a pas de rappel plus pressant de ce fait que les chiffres publiés par l’Organisation internationale pour les migrations.
En 2014 a eu lieu la plus grande vague de migration de masse depuis la Seconde Guerre mondiale ; les guerres en Syrie, en Libye et en Irak, ainsi que l’instabilité dans le monde arabe ont entraîné le déplacement de 16,7 millions de réfugiés. Le nombre de déplacés internes dans le monde arabe est deux fois supérieur. Quarante-cinq mille réfugiés ont risqué leur vie en tentant de traverser la Méditerranée, la barre des 3 000 morts a été dépassée.
Le problème des réfugiés a été aggravé par le nationalisme xénophobe qui sévit en Egypte, et qui s’est retourné contre quelque 300 000 Syriens pourtant accueillis à bras ouverts avant le coup d’Etat militaire.
Ce qui nous ramène aux hommes à qui Hollande tenait le bras ce dimanche. Sont-ils la réponse ou le problème ? Abdel Fattah Al-Sissi est-il devenu un « nouveau Martin Luther » après avoir annoncé aux cheikhs de l’université Al-Azhar, une institution séculaire d’enseignement islamique située au Caire, que l’islam a besoin d’une révolution religieuse ? Ou est-il un despote prêt à se servir de n’importe quelle cause pour perpétuer son règne vicieux ?
En effet, si quelqu’un est capable de convaincre encore plus de recrues à l’islam radical, c’est bien celui qui aura anéanti l’islam politique démocratique. Si nous le laissons agir, Al-Sissi conduira l’Egypte dans la situation où se trouvent aujourd’hui la Libye, le Yémen, la Syrie et l’Irak. Dans ce cas, ce ne seraient plus des milliers, mais des dizaines de milliers de combattants de l’Etat islamique que nous aurions aux portes de l’Europe.
Après quatorze ans de cet engrenage d’interventions et de terrorisme, l’évidence aurait dû enfin sauter aux yeux. Mais cela n’a pas été le cas à Paris. Après s’en être pris aux dessinateurs, les tireurs se sont attaqués aux juifs. Les musulmans seront ensuite les prochains, dans les écoles, dans les manifestations, dans les rues, dans leurs mosquées. Ce n’est qu’une question de temps avant que toute cette rage et toute cette haine ne s’expriment par des bombes. Non pas les bombes qui explosent dans les métros, mais les bombes larguées par les avions de chasse français.
Ces siècles d’interventions militaires coloniales et postcoloniales ont entraîné deux types de victimes : celles qui ont un nom, les soldats tombés, les otages exécutés, la rédaction de Charlie Hebdo, et celles qui ne sont que des chiffres, les millions d’Algériens, de Marocains, d’Irakiens, de Syriens, d’Egyptiens, de Yéménites, de Libyens et de Palestiniens. Les victimes du premier type entrent dans une bulle que l’on appelle la défense de la liberté. Les autres relèvent du chaos et de la barbarie du monde extérieur. Nous vivons en réalité dans un monde unique, avec une histoire et une géographie uniques. L’Europe, qui a participé à toutes les interventions militaires occidentales de ces deux dernières décennies, s’apprête peut-être à le découvrir.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il était précédemment journaliste au Guardian où il a occupé les positions de rédacteur en chef adjoint et contributeur principal de la rubrique Actualités internationales, éditeur de la rubrique Affaires européennes, chef du bureau de Moscou, correspondant européen, et correspondant en Irlande. Avant The Guardian, Hearst était correspondant pour la rubrique Education au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Légende photo : les autorités montent la garde à la tour Eiffel suite aux attentats survenus dans la capitale la semaine dernière (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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