Les femmes irakiennes victimes de traumatisme préfèrent le Botox à l’aide thérapeutique
Bagdad – Derrière la façade rose vif portant l’inscription clinique Barbie, se trouve un hôpital privé tenu par le Dr. Afif al-Yusri, 29 ans.
Il y a à peine un an, la chirurgienne plastique décidait d’ouvrir son propre établissement, où les femmes irakiennes pourraient venir profiter d’un large éventail de soins de beauté. Le bruit a couru rapidement et la clinique a déjà près de 3 000 clientes. L’intérieur luxueux du complexe, qui s’étend sur trois étages et s’enorgueillit d’une impressionnante collection de technologies de chirurgie esthétique, témoigne de la popularité de la clinique Barbie.
Alors que la plupart des entreprises du pays ont été lourdement touchées par la vague de turbulences qui a explosé l’été dernier et a vu les forces menées par les militants de l’Etat islamique se propager à travers l’Irak, Afif al-Yusri indique que son commerce a prospéré grâce à une demande croissante pour ses traitements de beauté complets.
« La vie en Irak est dure. C’est trop difficile. Plus que n’importe où ailleurs, les femmes ont besoin d’un endroit pour fuir la réalité », déclare-t-elle à Middle East Eye, tout en injectant du Botox dans les mains d’une cliente avec une apparente facilité.
« Depuis que l’Etat islamique a commencé à menacer notre pays, ma clientèle a doublé. »
A 200 dollars pour un traitement complet du visage au Botox, Yusri considère que ses prix sont raisonnables, malgré un revenu par habitant en Irak qui avoisine les 2 500 dollars, selon la Banque mondiale.
La manager de la clinique, Rabha Hamid, s’occupe de l’accueil dans la grande salle d’attente, assistée par une équipe affairée et loyale.
Le centre dégage une atmosphère épurée mais un peu mélancolique, ses portes étincelantes et ses sols parfaitement polis faisant penser à une scène d’un film de Stanley Kubrick. Cela ne semble toutefois pas décourager les douzaines de femmes voilées qui attendent leur tour jour après jour.
Elles viennent pour une vaste gamme d’opérations, des plus simples, comme l’injection de produits de comblement de lèvres, aux plus radicales, comme le lifting du visage ou la liposuccion. Presque toutes semblent vraiment désireuses de passer sous le scalpel et d’être conduites par l’équipe, toute revêtue de tenues médicales roses, au travers des brillantes portes noires de la clinique.
Une échappatoire aux problèmes de l’Irak
« Ces derniers mois, nous avons été extrêmement occupés » explique Hamid. « C’est à chaque fois comme ça lorsque, quelque part dans le pays, la situation s’intensifie. La clinique est devenue une échappatoire pour de nombreuses femmes. »
Aoutif Ahmed, professeure d’arabe de 40 ans, est une habituée de la clinique Barbie. Elle attend impatiemment sa huitième chirurgie. Mais les cercles sombres qui entourent ses yeux et le teint cireux de son visage révèlent que la vie a été dure avec elle.
La première fois qu’elle est venue voir le docteur Yusri c’était peu après la mort de son fils dans une attaque suicide au centre de Bagdad.
« Je veux redevenir jeune. Je voudrais revenir au bon vieux temps, quand les rues de Bagdad étaient encore un endroit sûr », dit Aoutif, plaisantant qu’elle s’apprête à célébrer son douzième anniversaire.
« Les femmes irakiennes ont besoin de soins de qualité. Ce ne sont pas seulement nos esprits, mais aussi nos corps qui sont stressés », ajoute-t-elle.
Avant d’être renversé par une invasion menée par les Etats-Unis en 2003, l’ancien président Saddam Hussein dirigeait d’une main de fer le pays. Cependant, explique Aoutif, durant son règne les femmes jouissaient de davantage de libertés et jouaient un rôle plus actif dans la vie publique. De nos jours, les femmes sont rarement vues ou entendues, parfois n’osant même pas s’aventurer dans les rues pour acheter de la nourriture ou aller au travail, observe-t-elle.
Des jours plus heureux sous Saddam
C’est cette grande disparité qui a rendu Aoutif nostalgique de la vie sous Saddam.
« Nous ne pouvons ramener la société à cette époque, mais nous pouvons faire revenir ce que nous, nous étions alors », dit fièrement Aoutif. « Grâce à Dieu, nous avons le Dr. Atif. »
« Le problème, ce n’est pas les rides du visage mais les blessures de l‘âme. Ces femmes cherchent un peu de réconfort, un peu de tranquillité d’esprit », remarque-t-elle.
Aoutif est loin d’être la seule cliente qui exprime ce désir de se servir des opérations de chirurgie plastique proposées par la clinique Barbie comme d’une manière d’échapper à la rude réalité qui les entoure.
« Vous pouvez comparer la clinique à une station thermale où les femmes peuvent trouver un peu de repos l’espace d’un instant », indique la directrice des lieux, Rabha Hamid.
C’est un sentiment que cette trentenaire connait trop bien.
Avant qu’elle ne commence à travailler à la clinique Barbie il y a un peu moins d’un an, Rabha était l’une des clientes du Dr. Yusri.
« Nous ne pouvons réaliser nos rêves »
« Pour moi, c’est psychologique. En Occident, on peut aller prendre un café entre filles ou aller au cinéma. En Irak, il est pratiquement impossible de quitter la maison. Des gens meurent ici dans les rues chaque jour », explique Hamid, le regard distant, perdue dans ses pensées.
« En partie, c’est aussi l’ennui. Nous avons Internet et la télévision, nous pouvons voir tout ce qu’une femme occidentale peut voir, nous avons donc les mêmes rêves. Mais nous, nous ne pouvons réaliser nos rêves. Tout cela – le Botox, la liposuccion – c’est la seule chose que nous pouvons contrôler. »
La clinique reconnaît clairement ce besoin, comme l’illustre son slogan « belle à l’extérieur, bien à l’intérieur ». En fait, le personnel de la clinique Barbie sert aussi de thérapeutes, et les bancs recouverts de tissu léopard sont comme autant de divans de psychanalyse.
« Ces femmes viennent me voir pour me parler », explique le Dr. Yusri. « Une visite chez le psychologue est taboue car chacun a perdu un mari, un frère ou un enfant dans cette guerre. »
Absence totale de thérapie
A Bagdad, il n’y a pas plus de quatre psychiatres homologués, et aucun psychologue. Cela veut dire que pour les Irakiens qui veulent parler à quelqu’un de leur traumatisme et de leur perte, seule la filière psychiatrique est disponible. Celle-ci implique souvent la prescription de médicaments qui peuvent avoir un effet plutôt radical sur l’humeur et le métabolisme des patients, et entraîner une multitude d’effets secondaires.
La plupart des femmes indiquent qu’elles préféreraient une orientation plus psychologique, basée sur la thérapie, mais l’absence totale de praticiens formés signifie que la seule option possible est l’approche psychiatrique.
Le Dr. Hafed Farhan, l’un des quatre psychiatres de Bagdad, indique que le fossé entre les différents types de traitement disponibles est par trop évident.
Selon Farhan, qui enseigne à l’université de Bagdad, rechercher une aide professionnelle demeure un tabou majeur, ce qui a des effets néfastes sur la population traumatisée d’Irak.
Le besoin croissant de recourir à la chirurgie plastique pourrait justement être l’une des conséquences.
« Les Irakiens ont été témoins de scènes horribles. Les choses les plus insurmontables sont devenues communes, ici, en Irak, où chaque individu a perdu un être cher », explique le spécialiste.
« Lorsque quelqu’un perd son enfant, ce devrait être exceptionnel, quelque chose qui sort de la norme, et le chagrin qui accompagne cette perte est ainsi supporté par la communauté. Mais lorsque votre chagrin n’a plus rien d’exceptionnel, lorsque vos pertes sont devenues la norme, vous ne pouvez plus partager votre tristesse. C’est ce qui se passe ici.
Les gens ne peuvent plus pleurer leurs enfants. C’est même pire, ils finissent par penser qu’ils n’ont pas de bonnes raisons d’être tristes », ajoute-t-il.
Une manière de libérer la douleur
Subir des traitements médicaux douloureux peut dès lors fournir un moyen de libérer la douleur psychologique ressentie par beaucoup. C’est un phénomène qui n’est pas unique à l’Irak ; le Liban, par exemple, a connu une hausse considérable du recours à la chirurgie esthétique au lendemain de sa brutale guerre civile.
« La douleur est une excuse pour laisser les larmes couler librement », constate le Dr Yusri. « Ce qui se passe ici, en Irak, fait des ravages. »
« Beaucoup de nos clients cherchent juste un exutoire. Avant de leur faire des injections, nous parlons, aussi longtemps que nécessaire », ajoute Yasri tout en s’occupant d’une autre patiente, dessinant calmement à la craie des lignes blanches sur son visage en préparation d’une importante séance de Botox.
« Plus il y a de chaos, plus les femmes franchissent les portes de cette clinique. Nous les rendons plus belles à l’extérieur, pour qu’elles se sentent mieux à l’intérieur », dit-elle.
Aoutif Ahmed a attendu presque toute la journée pour que ses lèvres soient faites. Cependant, lorsque que son attente est finie et que la procédure est terminée, elle retourne à la salle d’attente.
« Alors ? Qu’en pensez-vous ? », demande-t-elle à Rabha Hamid en pointant du doigt ses lèvres fraichement injectées. Dans ses yeux, la douleur d’une femme qui est clairement toujours abimée émotionnellement, visible au travers du voile.
« Magnifique », répond Hamid, alors qu’Aoutif se prépare à sortir de la clinique étincelante pour retourner dans la rue, au dehors.
Traduction de l'anglais (original).
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