Égypte : vers qui se tourner quand même la police viole ?
Il y a deux semaines, en fin de soirée, une femme était assise à côté d'un homme dans une voiture stationnée au bord de la route dans la ville du Caire. Deux officiers de police passant par là se sont arrêtés et leur ont demandé de sortir du véhicule. Ils ont ensuite exigé de ramener la femme chez elle. Au lieu de ça, ils l'ont violée.
Depuis quatre ans, les cas reportés de violences sexuelles commises par des agents de l'Etat et des acteurs non-étatiques sont en augmentation. Les officiers de police ayant commis de tels crimes n’ont pas été tenus pour responsables. Mettre fin à l'impunité d'une police brutale avait pourtant motivé le soulèvement populaire en Egypte.
Alors vers qui la population peut-elle se tourner quand elle ne peut compter sur la police pour la protéger ?
En juin dernier, le président nouvellement élu Abdel Fattah al-Sissi a demandé au ministère de l'Intérieur, qui est responsable des forces de police en Egypte, de prendre toutes les mesures nécessaires pour lutter contre « le harcèlement sexuel » des femmes. Cette annonce faisait suite à une série d'attaques – qu'il serait plus adéquat de qualifier d'agressions sexuelles – ayant eu lieu autour de la place Tahrir au Caire lors de la prestation de serment du nouveau président.
Entre le 3 et le 6 juin, au moins neuf femmes qui s'étaient rendues sur place pour fêter la victoire de Sissi avaient été victimes d'agressions sexuelles et violemment frappées par une foule d'hommes. Ces agressions ont été vivement critiquées par les organisations de défense des droits de l'homme, qui accusent l'Etat d’avoir échoué à faire face à un problème grandissant.
Une femme âgée de 42 ans qui était place Tahrir avec sa fille a été entièrement dénudée et violemment agressée. Son dos était en sang et couvert de bleus. L'attaque, dont la vidéo a été mise en ligne sur YouTube, a provoqué une onde de choc dans le pays. La femme agressée souffrait également de blessures aux organes génitaux et de brulures causées par de l'eau bouillante sur 40% de la surface de son corps.
Cette agression est la dernière d'une série d'incidents d'attaques collectives et autres agressions sexuelles survenus place Tahrir. Plus de 90 attaques ont été rapportés lors de la seule semaine du 30 juin 2013, au moment où des milliers de manifestants étaient rassemblés sur la place pour appeler à la démission du président Mohamed Morsi.
Le 25 janvier 2013, au moins 25 femmes ont été victimes d'agressions sexuelles collectives place Tahrir. Une femme a été violée à l'aide d'un couteau. De nombreux autres incidents de ce type ont été rendus publics au cours de ces dernières années.
Quel est le rapport entre le viol de cette femme par des officiers de police et les agressions sexuelles collectives à Tahrir ? Deux éléments de réponse : l'impunité gouvernementale et le déni. Commençons par expliquer ce dernier.
Mervat Tallawy, présidente du Conseil national des femmes, un organisme gouvernemental créer pour développer l’émancipation des femmes en Egypte, a nié que des viols ou d'autres formes de violence contre les femmes aient eu lieu dans les prisons égyptiennes. Elle a affirmé qu'il s'agissait de rumeurs visant à dégrader l'image de l'Egypte à l'étranger et à mettre en échec la « révolution » du 30 juin qui a conduit à l'éviction de Morsi.
« Il est impossible qu'une organisation paramilitaire se comporte ainsi dans les prisons », a assuré Tallawy.
Les enquêtes de journalistes et organisations de défense des droits de l'homme contredisent ces propos. Le centre el-Nadeem pour la réhabilitation des victimes de violence, une ONG du Caire, recense depuis plusieurs années les cas de viols perpétrés à l'intérieur et à l'extérieur des prisons égyptiennes, notamment par des agents de l'Etat. Ces cas remontent au moins aux années 1990.
En 2012, El-Nadeem a fait état du cas d'une femme au foyer de 30 ans violée dans les locaux du commissariat de police de Matareya. Entre 2012 et 2013, l’ONG a continué à documenter des incidents de viols et de menaces de viols commis sur des hommes et des femmes en détention par des officiers de police en uniforme et en civil.
Le 1 juillet, Amnesty International a publié un rapport indiquant une augmentation des arrestations arbitraires et des cas de torture au cours de l’année 2013. Ce rapport comporte des témoignages d'hommes qui déclarent avoir été victimes de viols par la police lors de leur détention.
Cette même année, selon le journal britannique The Guardian, deux dissidents politiques ont affirmé avoir été violés par des officiers de police en civil à l’intérieur de commissariats. Des menaces de viols proférées dans les prisons militaires égyptiennes ont également été rapportées.
Une étude réalisée par la Coalition internationale des Egyptiens expatriés, un groupe affilié aux partisans de Morsi, estime que 1 585 femmes ont été détenues entre juillet 2013 et juin 2014, et met en avant de nombreuses accusations de viol et de menaces de viol.
En septembre, un officier de police accusé d'avoir violé une femme souffrant de déficiences mentales dans un commissariat de police du Caire a été appelé à comparaître devant le tribunal pénal. Le ministère de l'Intérieur a alors publié une déclaration indiquant qu'il « ne dissimule aucun incident impliquant des policiers [et] fait le nécessaire pour qu’une enquête rigoureuse soit menée », assurant que « toutes les mesures de dissuasion sont prises contre les personnes impliquées dans de tels incidents ».
Cette déclaration du ministère de l'Intérieur a été la bienvenue. Demeure toutefois la déclaration de Tallawy, qui vient contredire cette annonce. Nier qu'un problème existe, accuser les allégations de viols de n’être que des manœuvres politiques visant à nuire à la partie adverse, ne fait que porter atteinte aux témoignages des victimes et renforcer l'impunité des auteurs de ces crimes.
De nombreux témoignages de femmes violées par des officiers de police en dehors des prisons existent également.
Par exemple, le témoignage déchirant recueilli par la journaliste anglo-égyptienne Sarah Carr d’une militante politique qui raconte comment, en décembre 2013, après avoir été suivie et harcelée continuellement par des agents de sécurité de l'Etat et des officiers en civils, a été violée dans un quartier non résidentiel du centre du Caire.
Ou bien cette étudiante de l'université al-Azhar, Nada Ashraf, qui raconte sur un site d'information un incident survenu le même mois. Alors qu'elle essayait d'aider une étudiante harcelée par un officier de police, c'est elle qui a été attrapée, emmenée dans le véhicule de police, et violée.
Au début de l'année 2011, une jeune Britannique de 35 ans travaillant pour une organisation humanitaire a été violée par un officier de l'armée égyptienne à un point de contrôle de sécurité au nord du Sinaï. Cet été, une femme d'affaires anglaise d'une quarantaine d'années a affirmé avoir été violée par un agent de sécurité dans un hôtel cinq étoiles de la station balnéaire de Charm el-Cheikh sur la mer Rouge.
Cet été encore, une touriste allemande a accusé un officier de la police égyptienne d’avoir violée elle et sa mère dans la station balnéaire de la mer Rouge d'Hurghada. L'officier de police a été arrêté puis libéré quand la touriste a retiré sa plainte, selon le site du journal gouvernemental al-Ahram.
Voici le genre d’histoires dont nous entendons parler. Il y en a sans doute davantage dans un pays où les organisations de défense des droits de l'homme considèrent que les crimes de violences sexuelles sont peu signalés en raison du conservatisme social et de la peur de subir également le harcèlement de la police.
Selon une étude publiée en 2013, financée en partie par ONU Femmes, 93,4% des femmes victimes de harcèlement sexuel dans les rues ne portent pas plainte auprès de la police. Parmi les six raisons invoquées, figurent la peur de voir leur réputation entachée, le manque de connaissance de leurs droits, et la crainte d'être davantage harcelées par les policiers.
Lorsque des policiers perpètrent des crimes de violences sexuelles, l'Etat a peu d'autorité morale pour faire respecter la loi et punir les citoyens ordinaires qui commettent des actes de même nature. Aussi ces crimes continueront d'être peu signalés.
Le fait que la police commette des crimes n’est pas une nouveauté. En 2005, lors d’un incident connu sous le nom de « mercredi noir », des journalistes et manifestantes avaient été agressées sexuellement par des groupes d'hommes pro-régime sous les yeux des officiers de police. L'année suivante, des femmes avaient été poursuivies et harcelées sexuellement par une foule de jeunes hommes au centre du Caire. A nouveau, selon des témoins, les officiers de police présents n’étaient pas intervenus.
La loi n'est pourtant pas tendre lorsqu'il s'agit de civils. Dix hommes accusés d'avoir kidnappé et violé une femme du gouvernorat de Kakr el-Cheikh en 2006 risquent la peine de mort, soit la peine maximale pour viol en Egypte.
Les accusés dans l’affaire des agressions sexuelles collectives de juin 2014 ont été condamnés à des peines allant de vingt ans de prison à la perpétuité.
Et pourtant, lorsqu'il s'agit de viols ou d'agressions sexuelles perpétrés par des officiers de police, les punitions sont rarement appliquées.
Si l'Egypte veut mettre réellement fin au problème de la violence sexuelle et si le Président Sissi est vraiment sérieux dans son engagement à éradiquer de tels crimes, il devrait commencer par faire de la police un exemple. La tolérance zéro devrait être appliquée pour les auteurs de crimes sexuels en son sein. Sans cela, les hommes et les femmes ordinaires ne pourront se sentir en sécurité.
- Nadine Marroushi est une journaliste anglo-palestinienne. Elle a travaillé pour Bloomberg et la version anglaise d’al-Masry al-Youm (aussi connu sous le nom d’Egypt Independent). En tant que journaliste free-lance, elle a écrit pour le journal national des Emirats arabes unis et pour le blog de la London Review of Books. Elle a aussi réalisé des articles pour le Financial Times et d’autres publications internationales.
Légende photo : des militants pro-démocratie manifestent près d’une banderole sur laquelle on peut lire : « Non au retour de la brutalité policière contre les civils », le 1 juillet 2011 place Tahrir au Caire (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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