Printemps arabe : généraliser, c'est jouer avec le feu
L'euphorie et les promesses suscitées par le « soulèvement arabe », ou « printemps arabe », ont cédé la place à ce que beaucoup considèrent comme un « hiver » plutôt qu'un « printemps ». Des gros titres tels que « Coup d'Etat militaire en Egypte », « Guerre civile en Syrie », « Milices armées en Libye » ou encore « Sectarisme en Irak » occupent désormais une place prépondérante dans les médias et les discussions politiques.
Le problème lorsque l’on prend les cas les plus funestes de ces « soulèvements » pour les présenter comme l'illustration du monde arabe dans son ensemble est que ceux-ci ne sont pas représentatifs des diverses transformations politiques à travers la région. Les discours essentialistes de ce type extraient les événements hors de leur contexte et de leur histoire. Ils déforment l'image des « soulèvements » et du monde arabe en général, dépeint comme une région perpétuellement violente et chaotique, incapable de mettre en œuvre des réformes institutionnelles et démocratiques importantes. Ce discours propage commodément une politique prônée par des acteurs opérant à l'intérieur et en dehors de la région, qui privilégie la stabilité et la sécurité au détriment des réformes politiques et institutionnelles nécessaires.
Le principal défi des transitions démocratiques consiste à bâtir un système de gouvernance dont les caractères primordiaux sont la tenue d'élections, l'égalité des citoyens et des chances, la primauté du droit et la participation de tous. Le « succès » de ces transitions doit être mesuré selon ces critères. Cet essai s'intéressera plus spécifiquement à l'Egypte et à la Tunisie, deux pays qui sont devenus les symboles du soulèvement arabe et qui reflètent les répercussions à plus grande échelle en œuvre dans la région.
La comparaison de ces deux pays, notamment en ce qui concerne l’élaboration de leur constitution et de leurs lois électorales, révèle deux trajectoires politiques de transition différentes et souligne le pouvoir et l'importance des actions des élites politiques. Les divergences entre ces deux cas de figure constituent un indicateur utile permettant de mesurer le succès ou l'échec des luttes politiques en faveur de la transition démocratique.
Transitions démocratiques
Depuis l'éviction de Zine el-Abidine Ben Ali en 2011, la Tunisie a dans l'ensemble fait de grands pas vers la démocratie. Malgré certains désaccords profonds et des obstacles politiques, les élites politiques tunisiennes ont fait preuve d'un engagement fort en faveur de l'unité nationale et de la formation institutionnelle d'une démocratie solide, caractérisée par une constitution inclusive, des lois électorales progressistes et un cadre institutionnel qui donne la priorité au dialogue et au compromis plutôt qu’à l'exclusion et à l’intolérance. Ce processus a été facilité par un contexte favorable.
Dans le sillage des soulèvements, l'appareil sécuritaire brutal de la Tunisie s'est effondré tandis que son armée, petite mais professionnelle et dépourvue, historiquement, d’intérêts politiques, est restée en retrait. Sur le terrain politique, les islamistes et les factions laïques exerçaient des forces égales. Ennahdha a obtenu la majorité lors des premières élections libres et démocratiques de la Tunisie et a tendu la main aux partis laïcs de l'opposition pour les inclure dans le gouvernement. Le déroulement chronologique de la transition démocratique en Tunisie doit être identifié comme un facteur favorable. Au lieu de commencer par l'élection d'un parlement chargé de sélectionner un comité constitutionnel, comme en Egypte, la Tunisie a commencé par un gouvernement intérimaire et a mis au point une constitution basée sur le consensus avant d'organiser des élections législatives.
L'Egypte, en revanche, a connu depuis le renversement d’Hosni Moubarak en 2011 un processus de transition politique plus tumultueux. Un parlement a été élu, puis dissous. Un président élu démocratiquement a ensuite fait face à une vague d'opposition populaire avant d’être finalement renversé par une coalition dirigée par l'armée. Le 3 juillet 2013 a marqué le début d'une phase nouvelle de la trajectoire politique de l'Egypte. Le processus politique a été fortement entaché par une rivalité entre un Etat sécuritaire et ses opposants. Le développement des institutions et des textes de l'Etat ainsi que leur interprétation ont été façonnés par les circonstances, c'est à dire par la rivalité entre l'armée et les Frères musulmans. En Egypte, afin d'assurer l'exclusion et la limitation des droits des forces d'opposition, en particulier des Frères musulmans (en interdisant le groupe et en le plaçant au rang d'organisation terroriste), les élites politiques sont largement revenues sur leur promesse de neutralité et d'ouverture.
Nouvelles constitutions, par des voies différentes
En théorie, un grand nombre de clauses démocratiques permettent à la nouvelle constitution de la Tunisie d'être garante de l'égalité des chances et de la répartition égale du pouvoir. La constitution contient des éléments qui protègent contre l'exclusion souvent observée dans d'autres constitutions arabes, et qui empêchent le retour de la dictature. En janvier dernier, dans un discours devant l'Assemblée nationale constituante, le président Marzouki a déclaré : « Par la naissance de ce texte, nous confirmons notre victoire sur la dictature. »
La formulation prudente du texte a obtenu l'accord des deux côtés de l'échiquier politique en présentant un modèle de réconciliation tout en traitant la question épineuse du rôle de l'islam dans la vie publique. La constitution déclare que « la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la république » et que « la Tunisie est un Etat à caractère civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. » En échange de la mention explicite de l'islam en tant que religion d'Etat, Ennahdha a accepté des compromis sur l'incorporation de la loi islamique. Les partis laïcs, épaulés par une société civile forte, ont obtenu les garanties permettant à la Tunisie de rester un Etat civil caractérisé par la séparation de l'Etat et de la religion (ce qu'avait également prôné Rachid Ghannouchi, le leader d'Ennahdha), et d'accorder la suprématie aux libertés de son peuple. Il convient également de noter que les gouvernements futurs ne pourront pas modifier ces deux clauses.
La Tunisie a mis en place un système semi-présidentiel : le président et le parlement ont chacun la capacité de former et dissoudre le gouvernement ; cependant, le parlement ne peut dominer totalement le président, et inversement. En outre, l'article 49 intègre ce qui est probablement la clause limitative la plus détaillée de la région : son objectif est d'empêcher le parlement de porter atteinte de façon arbitraire, injuste ou inéquitable aux droits des citoyens.
La constitution tunisienne est également la première à faire usage d’un langage sensible à la question de l'égalité des sexes sur des points essentiels. Par exemple, l'article 40 stipule que le droit au travail est désormais « un droit pour chaque citoyen et citoyenne ». L'égalité des sexes est un thème récurrent qui englobe le droit à une rémunération équitable et à des conditions de travail décentes, ainsi que celui de se porter candidat/e aux élections. L'article 74 prévoit que chaque homme et chaque femme a le droit de se porter candidat/e à la présidence de la Tunisie, point qui est absent de toutes les autres constitutions arabes.
Bien que la constitution de la Tunisie ait été saluée comme étant la constitution la plus progressiste de la région, celle-ci montre ses limites dans certains domaines. Même si la constitution exige que l'Etat traite les hommes et les femmes de manière égale dans l'application de la loi, cela ne signifie pas que les hommes et les femmes jouissent des mêmes droits en toutes circonstances (comme par exemple pour l'héritage et la garde des enfants). Cependant, malgré ses imperfections, de nombreux Tunisiens pensent que la constitution est un changement bienvenu par rapport au passé. Ils estiment également que la constitution représente la formulation théorique de l'Etat. Ce qui importe vraiment, c'est la façon dont elle est pratiquée et mise en œuvre. Jusqu'à présent, le comportement de l'élite politique a été la plupart du temps positif, ce qui a atténué le mécontentement social. Les Tunisiens ont condamné les abus de pouvoir et indiqué la direction qu'ils souhaitaient donner à la Tunisie.
Bien qu'il existe des contradictions inhérentes à la constitution, en réalité, les partis n'auraient probablement pas pu négocier un meilleur résultat étant donné les circonstances et les différences idéologiques existantes. Comme de nombreux législateurs chevronnés de la constitution, l'élite politique tunisienne semble avoir affiné sa capacité à utiliser l'« ambiguïté constructive » pour générer des résultats équilibrés et inclusifs.
En Egypte, la constitution de 2014 (incluant le processus de rédaction dirigé par le Comité des 50 nommé par le gouvernement, le référendum qui a permis son adoption quasi unanime à 98,1 %, avec un taux de participation relativement important de 38,6 %, et le contenu du texte lui-même) a fait l'objet de critiques en raison du contexte profondément politisé dans lequel elle est apparue et où elle est actuellement appliquée. Contrairement à la Tunisie, la constitution de l’Egypte ne contribue guère à renforcer la responsabilité des institutions politiques du pays, en particulier l'armée, la police et le système judiciaire, ou à garantir les droits des citoyens et la primauté du droit.
Malgré la représentation d'un vaste échantillon de la société dans le Comité des 50, avec l'absence remarquée de personnes associées aux Frères musulmans, et malgré les débats publics ayant eu lieu au cours de la période de rédaction, le processus précipité (deux mois) s’est déroulé dans un contexte marqué par des restrictions sévères imposées aux médias et la dissolution de nombreuses organisations islamistes, ainsi qu'une répression au nom de la sécurité ayant conduit à l'arrestation de plusieurs militants qui s'étaient opposés publiquement à la charte. Le vote d'adoption de la constitution a donc eu lieu dans un contexte de répression de l'opposition. Cependant, certains considéraient ces mesures comme une composante nécessaire de la frénésie sécuritaire contre les Frères musulmans tout juste évincés du pouvoir. D’autres voyaient l'acceptation de la charte comme un moyen symbolique de fermer le chapitre du règne de plus en plus impopulaire des Frères musulmans et de légitimer le gouvernement intérimaire. Dans ces conditions, la confirmation quasi unanime de ce texte n’était pas surprenante.
En termes de contenu, alors que la constitution apporte effectivement des améliorations importantes par rapport aux textes passés afin de garantir les droits et les libertés (les femmes, les enfants et les handicapés sont protégés de manière plus explicite par la constitution), des clauses ambiguës laissent suffisamment d'espace pour contourner ces droits. Par exemple, le texte autorise le procès militaire de civils dans des circonstances nombreuses et vagues. L'espace conséquent laissé à l'interprétation a déjà été exploité et appliqué non seulement aux Frères musulmans, mais aussi à un grand nombre de militants, journalistes et autres révolutionnaires célèbres qui sont actuellement emprisonnés grâce aux vides juridiques de la nouvelle constitution.
Le texte renforce davantage le pouvoir du président, de l'armée, de la police et du système judiciaire, des institutions qui sont difficiles d'accès pour les opposants, en particulier les Frères musulmans. Les rivalités qui ont entaché le processus de rédaction de la constitution n’ont pas permis de mettre fin à la concentration du pouvoir et au manque de responsabilisation et de surveillance. L'armée égyptienne a été impliquée dans le processus de transition dès le renversement d'Hosni Moubarak ; son deuxième cycle d'intervention, au nom du rétablissement de la sécurité et de la nécessité de placer l'Egypte sur le chemin de la transition démocratique, a continué d'en faire un acteur clé du processus politique. Outre les accusations selon lesquelles le gouvernement intérimaire n’était que la façade d'un régime militaire, et que la présidence de l’ancien ministre de la Défense Abdel Fattah al-Sissi renforce ce régime malgré sa démission de l'armée lors de sa candidature, la constitution et les lois qui ont été adoptées depuis permettent efficacement de protéger l'armée des systèmes de surveillance et de responsabilisation civile.
Par conséquent, dans l'ensemble, la rivalité entre un Etat sécuritaire et ses opposants a abouti à la production d'un texte hautement politisé qui concentre davantage le pouvoir et laisse le champ libre aux violations des droits des citoyens à des fins politiques.
Les élites politiques et leurs lois électorales
La nouvelle loi électorale de la Tunisie est un autre exemple du rôle des élites politiques dans la transition démocratique. Les articles introductifs garantissent des élections libres et équitables et maintiennent les principes démocratiques qui interdisent l'exclusion électorale et prônent la transparence, le secret du vote et l'impartialité des responsables de l'administration des élections. La loi est claire sur le plan conceptuel et définit le cadre institutionnel du processus électoral. L'égalité d'accès aux médias nationaux est garantie, le financement par des sources étrangères est interdit, tandis qu'une aide électorale est accordée aux candidats. L'article 6, qui exclut la participation des membres des forces armées, constitue une autre disposition importante et une étape cruciale vers la démocratisation.
L'Assemblée nationale constituante (ANC) a considérablement facilité le processus de démocratisation en Tunisie. En nominant l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) par scrutin secret et à la majorité des deux tiers, l'ANC a apporté de la crédibilité et de la légitimité au processus de démocratisation et à la commission électorale. Afin de tester le professionnalisme de l'ANC, ses membres ont voté individuellement pour chaque commission. Le processus utilisé pour rédiger et mettre en œuvre la loi électorale porte à croire que le renforcement du consensus et l'inclusion occupent une place de choix dans l'agenda de l'élite politique tunisienne.
Comme dans le cas de la Tunisie, l'élite politique a joué un rôle essentiel dans la formation de la loi électorale de l'Egypte, avec toutefois des résultats différents. La loi égyptienne sur les élections législatives, émise par le président intérimaire Adli Mansour quelques jours avant la fin de son mandat en juin 2014, a été rédigée dans un contexte extrêmement politisé, dans l'objectif d'empêcher toute montée en puissance éventuelle de l'opposition, en particulier des personnalités affiliées aux Frères musulmans, et de leur fermer l'accès à l'autorité législative. La loi permet aux autorités électorales d'interdire la candidature de tout partisan d'une organisation de nature religieuse, discriminatoire au nom de la religion ou violente ; ces dispositions sont dangereusement ouvertes à des interprétations injustes.
La loi affaiblit en outre les petits partis politiques en mettant en place pour la majorité (75 %) des sièges parlementaires un système à un seul gagnant plutôt qu'un système de listes de partis. Ce système avantage les candidats locaux plus puissants, qui disposent souvent de relations politiques et sont peu susceptibles de représenter l'opposition. La loi électorale permet également à la Cour constitutionnelle suprême, dont la grande majorité des juges ont été nommés par Hosni Moubarak, de dissoudre le parlement. En outre, compte tenu de la vague cartographie des circonscriptions électorales, les résultats des élections pourraient facilement être contestés. Il n'y a pas encore eu d'élections législatives depuis l'introduction de cette législation en 2014, mais la loi électorale actuelle rend très peu probable l'élection d'un corps diversifié ou dynamique prenant en compte l'opposition.
L'analyse contextuelle est essentielle
Les exemples de transition politique en Tunisie et en Egypte démontrent la nécessité d'une analyse plus complexe et plus nuancée des transformations politiques du monde arabe. Ils soulignent l'importance d'analyser les différents pays dans leur contexte plutôt que d'utiliser une poignée de scénarios anhistoriques et extrêmes qui dépeignent le monde arabe comme une enclave d'autoritarisme et de chaos. En Egypte, un manque de compromis au sein de l'élite politique a donné lieu à un système non-inclusif dans lequel les gagnants exercent un pouvoir non contrôlé sur les fondations mêmes des institutions politiques et économiques de leur pays. En revanche, même s'il n'est pas absolument parfait, le cas de la Tunisie illustre jusqu’à présent comment les processus de transition inclusifs peuvent conduire au développement d'institutions équilibrées et responsables.
Plusieurs points essentiels, liés à la volonté de l'élite politique, permettent d'expliquer la différence entre le cas tunisien et le cas égyptien.
En Tunisie, une population relativement instruite et une société civile forte ont maintenu la pression sur l'élite politique. Des syndicats puissants et indépendants, dont l'Union générale tunisienne du travail, ont exercé une pression constante sur le gouvernement. Avec d'autres acteurs, dont la fédération syndicale, l'association du barreau et des groupes de défense des droits de l'homme, le syndicat a également joué un rôle important de médiateur entre les acteurs politiques. En Egypte, les syndicats ne sont pas aussi puissants, ni aussi indépendants.
Avec une économie beaucoup plus vaste, diversifiée et défaillante, une population moins instruite, une société civile plus restreinte et un système militaire et judiciaire politisé, l'Egypte a au contraire permis aux acteurs politiques de gérer la période postrévolutionnaire comme un jeu de rivalités à un seul gagnant plutôt qu'un processus de négociation et de compromis. Une fois au pouvoir, et contrairement au processus politique plus inclusif d'Ennahdha, le gouvernement Morsi a installé de nombreux islamistes (Frères musulmans et salafistes) à des postes clés du pouvoir, avec une représentation faible ou inexistante du mouvement du 6 avril, des « laïcs » et des coptes.
De plus, la constitution de 2012 penchait en faveur du pouvoir politique des Frères musulmans. Par exemple, la constitution favorisait le pouvoir du parlement, où il pouvait être attendu que les représentants des Frères musulmans exercent une domination constante, par rapport à la présidence et aux autres organes du pouvoir. Dans la même veine, après le coup d'Etat de 2013, l'armée a cherché à éradiquer complètement les Frères musulmans et l'opposition de gauche, en établissant dans le même temps des textes fondamentaux et des institutions en sa faveur.
Au contraire, une fois arrivé au pouvoir en Tunisie, le parti Ennahdha a tiré les leçons des décennies de guerre civile en Algérie et évité de prendre des positions clivantes. Le parti a affiché son attachement à l'unité nationale et à l'ouverture en promettant, avant les élections, qu'en cas de victoire il nommerait en tant que président un citoyen extérieur à Ennahdha et tendrait la main aux partis d'opposition en vue de créer un gouvernement de coalition. Ennahdha a renoncé à faire pression pour faire incorporer la loi islamique dans la constitution. Après deux ans de pouvoir et de dialogue engagé avec l'opposition, le parti a choisi de se retirer du pouvoir afin de préserver l'unité nationale, laissant la place aux technocrates. L'armée est restée dans les casernes, hors de toute implication politique directe, ce qui a permis aux acteurs politiques de négocier un nouveau système.
L'année dernière a marqué un tournant politique pour Ennahdha. Lors des élections législatives qui ont eu lieu le 26 octobre, Nidaa Tounes a remporté 85 sièges parlementaires sur 217, devançant Ennahdha qui a obtenu 69 sièges. Nidaa Tounes, qui se définit comme un parti de coalition démocratique, laïc et libéral, comme son chef, Béji Caïd Essebsi, est composé en grande partie de l'élite politique traditionnelle de la Tunisie, qui s'est décrite comme une alternative démocratique progressiste à Ennahdha. La perte du pouvoir politique d'Ennahdha s'est concrétisée avec la victoire d'Essebsi aux élections présidentielles, le 21 décembre 2014.
Ironiquement, en ignorant la volonté de son parti et en décidant en mai 2014 de ne pas bloquer le passage d'une loi interdisant aux anciens membres du gouvernement de Ben Ali et de son parti le RCD de se porter candidats aux élections, Ghannouchi a ouvert la voie à la victoire de Nidaa Tounes au parlement et à la candidature victorieuse d'Essebsi à la présidence. Sa décision a également entraîné une scission au sein d’Ennahdha, entre les dirigeants et la jeunesse, cette dernière voulant que le parti soutienne le président Marzouki comme candidat aux élections présidentielles.
Nidaa Tounes a rapidement été mis au défi de démontrer sa capacité à favoriser l’ouverture politique, plutôt que l'exclusion, dans ses rapports avec Ennahdha et les autres islamistes non violents. Bien que différent en termes d'idéologie politique, le parti poursuivrait-il sur la voie de l'inclusion et du compromis politiques pour entretenir l'unité nationale et construire un avenir démocratique, comme l'avaient fait Ghannouchi et Ennahdha ? Il n'en serait rien. Malgré la promesse post-électorale d'Essebsi, qui s'est engagé à former une large coalition (comme Ennahdha l'avait fait précédemment) pour aborder efficacement les problèmes économiques qui paralysent le pays, le nouveau président n'a pas tenu sa promesse. Fin janvier 2015, le Premier ministre Habib Essid a annoncé la formation d'un nouveau gouvernement minoritaire de vingt-quatre ministres excluant Ennahdha et les autres partis islamistes et de gauche, bien que ce gouvernement minoritaire dispose moins de la moitié des voix nécessaires pour survivre à une motion de censure.
La fracture entre laïcs et islamistes doit laisser place à un système de gouvernement qui rassemble des voix et des acteurs multiples et qui prend en considération les volontés de l'opinion publique. Ce nouveau système doit mettre l'accent sur l'efficacité du processus démocratique et le bien-être du pays plutôt que sur les différences idéologiques et la répression des dissidents. Plutôt que de reconnaître la légitimité de l'opposition politique uniquement si elle se montre loyale, le nouveau système doit soutenir une opposition dont la loyauté ultime s’exprime envers l'unité nationale, l'égalité et la prospérité de tous.
Gare à l'exclusion politique
Bien qu'une relative stabilité ait donné à la Tunisie et à l'Egypte l'occasion de procéder à une certaine transition politique, l'échec du processus politique en Syrie et en Irak a laissé ces pays face à une agitation et à des divisions profondes. Ce vide du pouvoir a permis à des mouvements séparatistes, en particulier celui qui se fait appeler Etat islamique (alias Daesh), de multiplier les partisans, de profiter de la plus grande accessibilité de stocks d'armements, et d'envahir, détenir et gouverner de vastes portions de territoire en Syrie et en Irak. Les processus engagés dans la région ne peuvent être abordés de manière isolée ; le manque d'ouverture politique dans certains pays arabes tels que l'Egypte a donné aux opposants mécontents et marginalisés, islamistes ou autres, la possibilité de chercher d'autres méthodes d’expression de leurs intérêts politiques. La grande majorité des combattants de l'Etat islamique viennent des pays arabes. On peut citer en exemple le nombre important d'anciens membres du parti Baas de Saddam Hussein, écartés aveuglément pendant l'invasion et l'occupation de l'Irak par les Américains, qui auraient rejoint l'Etat islamique.
Pour des groupes comme l'Etat islamique, la religion est devenue un outil attrayant de légitimation des discours de marginalisation, d'angoisse et de mécontentement, et un moyen de recruter et mobiliser des partisans à l'échelle mondiale au nom de l'islam. L'absence de changement, la possibilité limitée de représentation politique et de réformes significatives, et la répression des islamistes ordinaires par les gouvernements ne feront que perpétuer cette recherche d'autres moyens d'expression et de partage du pouvoir, que ce soit par les modérés ou par les extrémistes. En outre, même si la coalition menée par les Etats-Unis parvient à neutraliser l'Etat islamique, il est fort possible que tant que les reproches sous-jacents restent sans réponse des groupes alternatifs défendant un discours similaire ou revisité se forment. Le manque d'attention porté à ces griefs, en particulier celui de l'exclusion politique, constitue un échec récurrent de la politique américaine et européenne.
Le rôle des Etats-Unis et ses répercussions
Les soulèvements arabes ont eu pour effet d'exposer davantage les incohérences de la rhétorique politique américaine et européenne, qui prétend soutenir l'autodétermination, la primauté du droit et les droits de l'homme. En retour, cela a diminué leur capacité à exercer des pressions significatives sur les gouvernements arabes. Dès le début de la révolution égyptienne, les Etats-Unis ont pris des positions changeantes qui ont mis en lumière leur manque d'engagement idéologique et leur attachement ultime à l'acteur ou au groupe qui semble le plus puissant. Initialement hésitants à l'idée d'abandonner leur allié de longue date, Hosni Moubarak, les Etats-Unis ont ensuite exprimé avec enthousiasme leur soutien pour les révolutionnaires. La position véhémente adoptée depuis plusieurs décennies contre les Frères musulmans s'est transformée en un soutien apporté à son gouvernement élu. Par la suite, alors que les Américains exprimaient à l'origine leur désaccord face au coup d'Etat militaire, le temps a révélé la futilité de leurs menaces.
En s’abstenant de critiquer le rôle de leurs alliés du Golfe (comme l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis) pour leur soutien politique et financier au coup d'Etat militaire qui a renversé le président Morsi, les Américains et les Européens ont affaibli davantage leur crédibilité. En outre, la condamnation insuffisante des actions répressives du gouvernement d'al-Sissi, notamment l’usage de tribunaux militaires et les condamnations en masse à la peine de mort, indique que la politique américaine et européenne continue d'être incohérente. Les rapports du gouvernement indiquent que 22 000 personnes ont été emprisonnées dans l'Egypte post-Morsi ; ce chiffre s'élève à 40 000 personnes selon les organisations de défense des droits de l'homme. Ce comportement montre que les Etats-Unis et l'Europe privilégient leurs relations avec le monde arabe au détriment de leur engagement en faveur des droits de l'homme.
Abdel Fattah al-Sissi a tiré profit des incohérences de la politique des Etats-Unis et de l'Union européenne, du soutien du peuple et de la bureaucratie gouvernementale, ainsi que des alliances régionales pour adopter une position plus audacieuse envers les Etats-Unis. Ces derniers mois, le ministère égyptien des Affaires étrangères s'est même moqué des déclarations américaines sur l'Egypte en répétant presque mot pour mot une réaction américaine aux manifestations égyptiennes. Récemment, le ministère a émis ses propres observations au sujet des manifestations de Ferguson (une série de manifestations sur fond de racisme survenues après qu'un policier a abattu un jeune homme noir dans le Missouri), indiquant que l'Egypte « suivait de près » l'évolution de la situation à Ferguson et appelant « à la retenue et au respect du droit de se rassembler et d'exprimer pacifiquement une opinion ». Cette déclaration était une dérision comique de la supériorité exprimée par les Etats-Unis dans leurs discours officiels à l'attention de l'Egypte.
Dorénavant, les Etats-Unis se retrouvent face à un défi global. Malgré leur engagement rhétorique en faveur d'une idéologie démocratique, les Etats-Unis se sont toujours rangés du côté de ceux qui sont au pouvoir. Dans de nombreux cas, ils ont établi un équilibre entre l'utilisation de la « démocratie » comme un outil diplomatique contre les puissances arabes, et le façonnage d’une image de la région comme une zone gangrenée par la violence et le chaos dans le but de justifier le soutien apporté à ces mêmes puissances. Les notions de « démocratie » et d'« autoritarisme » ont été présentées comme étant totalement dichotomiques, servant d’étiquettes à la démocratie américaine pour affirmer sa supériorité morale face à l'autoritarisme arabe. Les Etats-Unis justifient leur intervention en insistant sur la nécessité pour le monde arabe d'imiter la démocratie « à l'occidentale », qui serait la seule voie vers le progrès, et ce tout en soutenant le statu quo. Le contexte historique et l'extension de l'hégémonie américaine dans la région sont largement ignorés par les Etats-Unis, dans la tentative de construire et de définir de nouvelles réalités.
Le vrai pouvoir des Etats-Unis et de l'Europe ne réside pas simplement dans leur capacité à forger un nouveau discours mettant l'accent sur l'autodétermination, la responsabilité du gouvernement, l’Etat de droit et les droits de l'homme en tant que bases des actions et dispositions politiques : il s'agit également d'appliquer ce discours. Dans le cas contraire, et si à la place les occidentaux acceptent la restauration de l'autoritarisme en Egypte, approuvent les plans d'aide en sa faveur et vont jusqu’à affirmer que ce pays est sur la voie de la démocratie, ils ne feront que légitimer l'idée largement répandue dans le monde arabe selon laquelle les Etats-Unis et l'UE pratiquent une politique du deux poids, deux mesures quand il est question de promouvoir et de soutenir la démocratisation.
Fait tout aussi important, on revient alors aux discours du passé et à la pensée conventionnelle selon lesquels le monde arabe, et le Moyen-Orient en général, est une région perpétuellement violente et chaotique, incapable de mettre en œuvre des réformes institutionnelles et démocratiques importantes, et que donc la stabilité de la région et les intérêts nationaux de l'Occident sont dépendants de la sécurité plutôt que de l'instauration d’Etats démocratiques. Ce discours réducteur et essentialiste ne tient pas compte des réalités des contextes politiques divers, ni du rôle des gouvernements autoritaires et de leurs politiques menées avec le soutien financier et militaire conséquent des alliés de longue date que sont les Américains et les Européens. En ne se débarrassant pas de façon significative d'une perception monolithique et essentialiste du monde arabe et de politiques axées sur le chaos et la violence plutôt que sur leurs causes profondes, la priorité est donnée à la stabilité et à la sécurité au détriment de la nécessité absolue de procéder à des réformes institutionnelles.
Et qu'en est-il des mouvements islamiques ? Le retour à la pensée conventionnelle qui consiste à assimiler la stabilité et l'intérêt national à l’instauration de la sécurité implique également un retour au vieux mantra anti-islamiste, et spécifiquement anti-Frères musulmans, des autocrates arabes. La condamnation des Frères musulmans égyptiens par al-Sissi, définis comme une organisation terroriste disposant de liens internationaux, et la tentative de l'Arabie saoudite (et des Emirats Arabes Unis) d'encourager et faire pression sur les nations arabes, les Etats-Unis et l'UE pour qu'ils emboîtent le pas, ont des répercussions aux niveaux national et international. Pour les monarchies et les régimes arabes, cela sert d'excuse pour limiter, réprimer et même interdire davantage tous les mouvements islamistes.
Cette approche monolithique ignore et rejette la distinction entre d'une part les organisations militantes extrémistes et terroristes, et d'autre part les partis et autres mouvements politiques islamistes traditionnels qui ont prouvé qu'ils se servent des bulletins, et non des balles, comme instrument de changement politique et social. Ces dernières années, beaucoup de personnalités issues de ces entités politiques ont participé à des élections municipales et nationales et ont ainsi officié en tant que maires, parlementaires, membres de gouvernement, Premiers ministres et présidents. Ils ont également accepté la défaite aux urnes ou la répression gouvernementale sans recourir à la violence.
Les politiques clairement intéressées contre les Frères musulmans et les islamistes ne mettent pas seulement en danger la vie des islamistes traditionnels, elles discréditent au passage les revendications des démocraties occidentales ainsi que leur soutien pour le droit à l'autodétermination, la bonne gouvernance, la primauté du droit et les droits de l'homme. Fait tout aussi important, ces politiques contribuent à affirmer et à renforcer la rhétorique et les vociférations des organisations terroristes telles qu'al-Qaïda et l'Etat islamique, qui condamnent toutes deux la démocratie comme étant anti-islamique et qui accusent les Etats-Unis et l'Europe d’hypocrisie et de pratiquer le deux poids, deux mesures quand il s'agit de promouvoir la démocratie au Moyen-Orient. Des sondages de Gallup et d'autres organisations indiquent que cette croyance est très répandue.
L’instauration de la sécurité à court terme au nom de la stabilité politique revient à ignorer ou à réprimer l'esprit des soulèvements arabes et le désir de remplacer les dictatures par des gouvernements représentatifs et responsables, respectueux des droits de l'homme. En plus de renforcer l'anti-occidentalisme et le mantra des militants extrémistes selon lequel ni les régimes arabes, ni leurs alliés occidentaux ne « permettront » la démocratisation, cela peut également amplifier la radicalisation et les capacités de recrutement des organisations terroristes. Cependant, le génie est sorti de sa lampe, et pour longtemps. Les aspirations et les convictions démocratiques d'un grand nombre d'individus dans le monde arabe et, à plus grande échelle, dans le monde musulman, en particulier les jeunes générations, ne seront pas réduites au silence ni éradiquées dans les années à venir.
- John L. Esposito est professeur de religion & relations internationales et d'études islamiques à l'université de Georgetown. Il est également fondateur et directeur du centre Prince al-Walid ben Talal pour la compréhension entre musulmans et chrétiens à la Edmund A. Walsh School of Foreign Service de l'université de Georgetown. Esposito a officié en tant que consultant auprès du Département d'Etat américain et d'autres agences de l’Etat, de gouvernements et de sociétés européennes et asiatiques, ainsi qu'auprès d'universités et de médias du monde entier. Faisal Kattan a travaillé pour l'Organisation de coopération et de développement économique, l'Institut des affaires économiques et Sawari Ventures. Il est actuellement chargé de recherches à la Brookings Institution et effectue une maîtrise en études du monde arabe à la School of Foreign Service de l'université de Georgetown.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Légende photo : les partisans du président tunisien sortant Moncef Marzouki agitent des drapeaux devant son siège de campagne, le 23 décembre 2014 à Tunis, le lendemain de la victoire de Béji Caïd Essebsi aux élections présidentielles.
Traduction de l’anglais (original).
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