« Notre pacifisme n'est pas plus fort que les balles » : divisions au sein des Frères musulmans
Istanbul, Turquie - Par un frais matin du mois de janvier, Asmaa Shokr, une journaliste de 35 ans, est assise à son bureau du quartier de Bakirkoy, à l'ouest de la ville, buvant une tasse de thé turc parfumé.
Elle raconte les événements majeurs qui ont mené à la présidence d’Abdel Fatah al-Sissi en Egypte, alors que les rayons du soleil illuminent ses grands yeux bruns contre les plis du hijab sombre qui orne son visage.
« Il nous faut une révolution, pas une réforme », lance-t-elle d'une voix pénétrante, résumant ce qui se cache derrière le branle-bas de combat qui se poursuit dans les rangs des Frères musulmans.
Depuis l'été 2013, la répression accrue de l'opposition par al-Sissi et la fracture grandissante entre la branche réformiste et la branche révolutionnaire du groupe ont entraîné une transformation radicale de l'approche des Frères musulmans vis-à-vis du changement, vieille de plusieurs décennies.
L'essence de ce changement repose sur un bouleversement de la hiérarchie et un processus fondamental de restructuration qui a vu les jeunes accéder à des rôles de leadership, apportant ainsi leurs approches plus révolutionnaires, et parfois même radicales, de contestation du statu quo égyptien.
Les Frères musulmans, organisation fondée en 1928 par Hassan al-Banna, un instituteur d’Ismaïlia, représentent un mouvement populaire islamique très influent en Egypte. A l'exception d'une branche armée mise en place pour combattre en Palestine en 1948 et pour chasser d'Egypte les colonisateurs britanniques, l'utilisation de moyens de résistance pacifiques est un principe profondément enraciné dans la vision du groupe. Capitalisant sur son engagement dans les associations étudiantes et professionnelles et les œuvres caritatives afin de se rapprocher des communautés, le conseil d'orientation vieillissant du groupe avait adopté depuis des décennies la devise « réformer le système de l'intérieur » en vue d'un changement progressif.
Mais après l'éviction du premier, et unique, gouvernement islamiste égyptien par un coup d'Etat militaire en juillet 2013, et suite à l'incapacité des révolutionnaires à renverser la tendance à la militarisation de l'Etat, les Frères musulmans, « qui ne savent pas bien faire la révolution » selon Shadi Hamid, chercheur au Brookings Center de Doha, sont peut-être justement en train de la faire.
Le triomphe des révolutionnaires
« Tout le travail sur le terrain est désormais mené par des personnes d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années », explique Yehia Hamed, 36 ans, ancien conseiller de Morsi aujourd'hui considéré comme une figure de proue de cette jeune génération qui monte en puissance dans les rangs des Frères musulmans.
Alors qu’actuellement les dirigeants de la confrérie sont soit en prison, soit dispersés et en exil dans les capitales du monde entier, pour la première fois dans la longue histoire de l'organisation des membres moins connus mais animés d'un esprit révolutionnaire mènent la résistance sur le terrain.
Les jeunes Frères musulmans, qui « n'ont pas été immergés suffisamment longtemps dans le groupe pour être imprégnés de son éthique de non-confrontation [...], voient la révolution comme étant plus naturelle », précise Shadi Hamid, spécialiste des mouvements islamiques et auteur de Temptations of Power [Les Tentations du pouvoir].
Bien que cette nouvelle tendance révolutionnaire soit adoptée principalement par les plus jeunes membres des Frères musulmans, la fracture n'est pas strictement générationnelle et ne se limite pas aux rangs des Frères musulmans. Certains dirigeants du groupe tentent de rattraper le vent du changement, tandis que d'autres groupes islamistes ont appelé à cette transition bien avant.
« La principale leçon que j'ai apprise, c'est que le changement progressif ne fonctionnera plus », a confié Amr Darrag, ancien ministre de Morsi âgé de 56 ans, en sirotant un cappuccino dans un café donnant sur la place Taksim, au centre d'Istanbul.
« J'essayais de réformer le système de l'intérieur. Mais après le coup d'Etat, j'ai compris que la réconciliation avec les militaires n’était pas possible », explique Amr Darrag pour MEE, avant de se préparer pour une réunion prévue le midi avec une grande organisation internationale de défense des droits de l'homme.
En tant que chef de la commission des relations étrangères du parti Liberté et Justice, Amr Darrag, qui vit aujourd'hui à Istanbul, s’active auprès d’ONG et de parlementaires par le biais de plateformes régionales et internationales afin de tenter de convaincre les gouvernements et les institutions mondiales que « soutenir le coup d'Etat ne joue pas en leur faveur ».
Plusieurs partis d'opposition (dont beaucoup sont islamistes) sont en discussion via le Conseil révolutionnaire basé à Istanbul. Ses membres issus du parti salafiste al-Watan et du parti al-Wasat plus libéral ont apporté des idées nouvelles et révolutionnaires pour la résistance lors des premier mois qui ont suivi le coup d'Etat militaire.
Cependant, la vieille garde des groupes d'opposition, représentée par Mahmoud Hussein, secrétaire général des Frères musulmans, l'a emporté dans les débats internes, réprimant la possibilité d'idées avant-gardiste et ouvertes, explique Shadi Hamid du Brookings Center.
La tolérance pour cette approche dans les rangs des Frères musulmans a toutefois rapidement disparu, et afin d'apaiser les tensions, le groupe a cédé à la volonté des membres actifs qui soutiennent une escalade avec le gouvernement al-Sissi.
Mahmoud Hussein, qui a refusé un entretien proposé par MEE, aurait été mis sur la touche ou se serait vu confier « d'autres responsabilités » suite au désaccord grandissant face à son approche non conflictuelle.
Le groupe s’est aussi décentralisé, ce qui a permis de prendre des décisions sans devoir demander l'autorisation ou l'avis des dirigeants, tandis que les comités de jeunes nouvellement élus gèrent la crise et la mobilisation sur le terrain.
Le pacifisme s’étiole
« Si le monde pensait que les islamistes d'Egypte étaient radicaux, alors ils ont dû être drôlement surpris », lance Ammar el-Beltagy en faisant allusion à l’époque où les dirigeants islamistes avaient coexisté avec le gouvernement.
« Ces dirigeants ne sont plus », dit-il d'une voix douce mais avec une forte détermination tout en buvant une tasse de salep chaud dans un restaurant qui donne sur les rivages anatoliens d'Istanbul.
Le père d'Ammar, le dirigeant des Frères musulmans Mohamed el-Beltagy, est actuellement incarcéré dans la prison Scorpion du Caire avec d'anciens membres du comité exécutif des Frères musulmans, dont Essam el-Arian et Essam el-Haddad, qui étaient pour beaucoup d’entre eux connus comme l'avant-garde des années 1970. Ces dirigeants ont mené le groupe à la victoire lors des élections législatives égyptiennes de 2005, remportant 88 sièges, et ont ensuite adopté une similaire posture de confort et d'appréhension vis-à-vis de la structure étatique qui a suivi les événements de 2011.
Ammar el-Beltagy, 23 ans, dont la sœur Asmaa a été tuée à 17 ans à Rabah lors des actions de dispersion qui ont suivi le coup d'Etat de 2013, détaille la stratégie de résistance en deux étapes des Frères musulmans présentée par Darrag. Si la première échoue, la transition vers la suivante sera inévitable, explique-t-il.
« Nous donnons à l'Etat une chance de s'autodétruire », précise-t-il en faisant référence à ce que les Frères musulmans espèrent depuis longtemps : la disparition à terme de l'Etat égyptien provoquée par l'accentuation du déclin de l'économie et la défaillance du système de sécurité, des finances et de la production.
Malgré les millions de dollars d’aide injectés par des Etats du Golfe, de récents rapports montrent que l'économie égyptienne est dans un état désastreux et proche de l'effondrement.
Profitant de cette situation, les Frères musulmans ont maintenu un flux régulier de manifestations et de rassemblements sur le terrain tout en menant campagne à travers les médias et les ONG pour sensibiliser « tous les secteurs sociaux de l'Egypte » à ce qu'ils considèrent comme la détresse de toute une nation.
Puisque le mouvement sur le terrain est désormais mené par de jeunes membres qui ont « grandi avec des militants révolutionnaires libéraux et de gauche et qui, depuis 2007, appellent leurs dirigeants à travailler avec d'autres groupes », selon Hazem Kandil, chercheur à Cambridge, il est possible d’espérer une intensification de la collaboration entre les différentes idéologies.
Ces signes sont déjà apparus sur les campus universitaires où un large éventail d'étudiants, islamistes et non islamistes, s'unissent régulièrement contre le gouvernement militaire.
Ammar el-Beltagy, qui a fui à Istanbul il y a seulement trois mois, explique que le succès de la stratégie est relativement visible étant donné que les bases populaires (les pauvres, les jeunes et les mouvements de travailleurs) de tous les gouvernorats égyptiens s'unissent et soutiennent les révolutionnaires sur le terrain.
Ammar el-Beltagy, qui pense que les révolutionnaires islamistes se forgent une armure en maintenant que « le soutien populaire est la meilleure alternative à l'utilisation d'armes », observe que la colère en Egypte couve de plus en plus parmi les masses face à ce qui est décrit comme les échecs de Sissi. Toutefois, selon lui, cette colère n'est pas assez puissante pour conduire à un nouveau soulèvement populaire.
Il craint que la prochaine étape, qui a déjà commencé avec l’adoption par des jeunes de certaines « mesures d'escalade », ne devienne plus violente face à l'intensification de l'oppression de l'Etat.
Alors que les Frères musulmans (qui, selon Shadi Hamid, « ne soutiennent pas le recours à la violence de type al-Qaïda ») n'ont jamais revendiqué la responsabilité d’attaques ciblées, une recrudescence des actes de sabotage et de violence contre les forces de police et les infrastructures a pu être observée au cours des derniers mois en Egypte.
A la place, la question concerne selon Hamid « la violence à petite échelle qui est susceptible d'être perçue comme "défensive" de leur point de vue ».
D'après les membres du groupe et les analystes, les mesures qui pourraient être adoptées incluent des actes de sabotage mais aussi des incendies de commissariats, de postes de police et de bureaux gouvernementaux, des attaques contre les services de sécurité, le blocage d'axes routiers vitaux et l’utilisation de cocktails Molotov.
Les développements se poursuivent
De récentes déclarations, auxquelles s'ajoute la frustration croissante parmi les voix rebelles, montrent toutefois que ces mesures pourraient devenir plus violentes.
Dans un communiqué en arabe publié le 27 janvier, les Frères musulmans ont appelé leurs membres à se préparer « physiquement et spirituellement » à se battre pour la liberté et pour la protéger.
Le communiqué a repris les propos du fondateur de l'organisation, Hassan al-Banna : « La paix ne peut être assurée sans se préparer pour la bataille [...] Le pouvoir est le moyen le plus sûr d'asseoir la vérité. »
Une déclaration qui s'est terminée ainsi : « Tout le monde doit comprendre que nous nous engageons dans une nouvelle phase. Nous devons rassembler toutes nos forces. Nous devons rappeler ce que signifie le djihad. Nous préparer, préparer nos familles et ceux qui nous soutiennent à un djihad de longue durée. Et aspirer à rejoindre les rangs des martyrs. »
Malgré le langage puissant qui peut être vu par beaucoup comme un appel au djihad, bon nombre de Frères musulmans ont interprété cette déclaration comme un appel à se prémunir contre la violence plutôt qu'à l'engendrer. Dans le même temps, la jeunesse a applaudi cette déclaration qu'ils considèrent comme un tournant important dans la rhétorique auparavant réconciliatrice du groupe.
Cette déclaration a été contestée par un autre communiqué publié seulement quelques jours plus tard sur le site anglais des Frères musulmans, Ikhwanweb, renonçant à la violence et réitérant leur engagement pacifique – ce qui peut être interprété comme une nouvelle manifestation des divisions au sein de l'organisation.
« Ceux qui appartiennent aux Frères musulmans doivent adopter l'approche pacifique et la voie d'action non violente prise par l'organisation. Si toutefois ils appellent à une autre voie [...] le groupe ne les acceptera plus, peu importe ce qu'ils disent ou fassent. »
Contrairement à Ammar el-Beltagy, qui estime qu'il est encore temps et que l'on peut espérer un soulèvement parmi les masses, Asmaa Shokr pense résolument que les jeunes doivent opérer maintenant un bouleversement complet de la structure étatique actuelle.
« Nous n'avons pas besoin de lois, mais de tribunaux révolutionnaires. Nous n'avons pas besoin de diplomatie, mais de clarté », ajoute la jeune femme, qui a vendu son appartement au Caire et fait ses valises en neuf jours seulement lorsque les services de sécurité égyptiens sont venus à sa recherche après qu'elle a publié des images de la dispersion du sit-in de Nahda.
Chef du service médias d'une ONG basée à Istanbul, elle cherche à éveiller les consciences sur les violations des droits de l'homme commises par le gouvernement égyptien contre l'opposition. Pourtant, son objectif réel est désormais de créer une initiative qui appellerait à l'unité des jeunes si les nouveaux dirigeants ne satisfaisaient pas sa soif de changement radical.
Hoziafa Fattouh, 26 ans, se focalise encore plus sur cet objectif. Il pense que « le gouvernement Morsi aurait dû procéder à une purification complète des organes de l'Etat ». Pour lui, « il est grand temps que les révolutions ripostent contre les violences ».
« Notre pacifisme n'est pas plus fort que les balles », dit-il, condamnant par la même occasion la célèbre devise des Frères musulmans.
« Un policier qui a tué un manifestant ou violé une fille est un problème qui doit être traité immédiatement », a expliqué Hoziafa Fattouh.
De son vrai nom Aboulfotoh, cet homme brun de grande taille vêtu d’une veste luxueuse en cuir noir, vit aujourd'hui à Istanbul où il s’est réfugié après avoir été poursuivi par les services de sécurité de l'Etat, qui ont également saisi son agence de publicité après qu’elle a publié des affiches de Rabah. Il a changé de nom pour prendre ses distances avec son oncle, Abdelmoneim Aboulfotoh, aujourd'hui devenu un ennemi. Ce dernier, qui faisait également partie de l'avant-garde des Frères musulmans dans des années 1970, a quitté le mouvement avant de se porter candidat aux élections présidentielles de 2012 à titre indépendant.
Cependant, la violence est restée le pilier des groupes non affiliés aux Frères musulmans. Dans le Nord Sinaï, un certain nombre d'attentats meurtriers ont été revendiqués par le groupe Province du Sinaï affilié à l'Etat islamique, tandis qu'au Caire, le Front de résistance populaire affirme être responsable d'une série d'attentats.
Ces attentats ont poussé al-Sissi à intensifier sa campagne contre ce qu'il appelle « le terrorisme islamiste rampant », une manière, selon de nombreux observateurs, de réprimer davantage les groupes d'opposition.
Analystes et militants estiment qu'en l'absence de tout signe de progression des libertés ou de réforme de la part de l'appareil étatique et du système judiciaire, l'Etat risque de pousser la branche révolutionnaire des Frères musulmans, et l'opposition en général, vers des moyens plus violents.
Traduction de l'anglais (original).
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