Les récentes fuites vont-elles ébranler les relations entre Sissi et les pays du Golfe ?
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi s’est retrouvé dans une position délicate lundi. Il aurait, semble-t-il, téléphoné à ses mécènes du Golfe pour tirer les choses au clair après que des rapports accablants ont révélé qu’il aurait ridiculisé les monarchies du Golfe, disant notamment qu’il les « méprisait », en dépit de leur généreux soutien financier.
Même s’il s’avère difficile de prouver que ces enregistrements – qui dateraient de 2013, quand Sissi était ministre de la Défense – sont authentiques, la plupart des analystes s’accordent pour dire qu’ils sont assez crédibles pour être pris au sérieux et qu’ils pourraient avoir des conséquences politiques pour Sissi, sinon aujourd’hui, du moins à l’avenir.
Emad Shahin, professeur à l’université américaine du Caire et professeur détaché au département des sciences politiques de l’école du service extérieur de l’université de Georgetown, explique que le silence du gouvernement est significatif.
« Les médias qui sont du côté de Sissi ont fait allusion au fait que ces enregistrements pourraient être des faux, mais il n’y a rien eu d’officiel pour le prouver » indique Shahin. « Nous avons observé une telle réaction par le passé face à de précédentes fuites : personne ne vient les démentir officiellement ni ne tente de les discréditer », ajoute-t-il.
John Esposito, directeur et fondateur du centre pour la compréhension entre musulmans et chrétiens de l’université de Georgetown confirme : « Jusqu’à présent, nous n’avons pas entendu de discrédit convaincant de ces fuites, cela aurait déjà dû être le cas ».
Ces enregistrements ont commencé à faire surface à la fin de l’année dernière et ont été diffusés par une chaîne satellitaire basée en Turquie. A l’instar de la dernière divulgation de ce type, toutes ont été niées, non sans hésitation, par la presse, mais ignorées par le président et ses proches.
« En réalité, ces révélations ne sont pas surprenantes. D’autres fuites dans les médias se sont produites par le passé et sont indicatives de la situation », explique Esposito. « La vraie question est : comment les donateurs réagiront-ils ? ». A la surface, la réponse semble être : avec indifférence.
Suite au coup de fil apaisant de Sissi, le nouveau roi Salmane d’Arabie saoudite a souligné que les liens bilatéraux étaient « plus forts que toutes les tentatives de leur porter atteinte. » L’émir du Koweït, Sabah al-Jaber al-Sabah, a aussi assuré Sissi que « l’unité et la solidarité avec l’Egypte n’avaient pas été, et ne seront pas, affectées par quelques tentatives de sape ».
Mais, au delà des grands titres, les choses pourraient ne pas être aussi idylliques.
Les problèmes s’accumulent
Contrairement aux enregistrements précédents, qui concernaient uniquement des conversations entre les proches conseillers de Sissi, la dernière fournée semble incriminer personnellement l’ancien maréchal aujourd’hui président.
« Ces fuites ne vont certainement pas augmenter le nombre de sympathisants des Frères musulmans, mais elles pourraient néanmoins diminuer le nombre de partisans de Sissi, » observe Emad Shahin, qui a ouvertement critiqué l’administration Sissi et a été accusé « d’espionnage » aux côtés de l’ancien président Mohammed Morsi, une accusation qu’il dément avec ferveur.
« Cela ne va pas changer drastiquement la donne, mais cela va affecter la crédibilité [de Sissi et du leadership actuel] et soulever des questions sur le professionnalisme de l’appareil militaire. »
Les conséquences pourraient aussi se ressentir à l’étranger, dans la mesure où les révélations précédentes étaient focalisées sur des questions internes, comme la répression des Frères musulmans ou des irrégularités électorales, alors que les récentes fuites se concentrent sur des questions internationales.
« Ce que ces fuites peuvent faire, c’est blesser la popularité personnelle de Sissi et lui porter préjudice en tant qu’individu », commente John Esposito. « Ainsi, dans le futur, si les militaires faisaient pression de l’intérieur pour mettre Sissi de côté, et si cette manœuvre s’ajoutait à une pression en provenance des donateurs du Golfe, alors Sissi pourrait se retrouver en situation de vulnérabilité. »
Jane Kinninmont, directrice de recherche à Chatham House, prévient également que si les relations ne vont vraisemblablement pas changer dans l’« avenir proche », ces fuites « signalent la possibilité de tensions futures entre les riches pays du Golfe et le cœur culturel et politique de l’Egypte au sujet de qui devrait détenir naturellement le leadership régional ».
Des rumeurs ont déjà commencé à circuler, annonçant que d’autres révélations pourraient poindre à l’horizon. Selon l’ancien législateur koweitien Nasser al-Duwailah, dont le site web Arabi21.com a été l’un des premiers à mentionner publiquement l’affaire du Golfe de Sissi, il existerait au moins deux enregistrements supplémetaires. Ceux-là seraient apparemment si choquants qu’aucun coup de téléphone de Sissi ne parviendrait à calmer les Saoudiens. « Sissi pourrait bien avoir à se rendre en pèlerinage à La Mecque, » a-t-il tweeté, ajoutant qu’une autre fuite nécessiterait l’établissement d’un « tribunal pour crimes de guerre ».
Depuis que Sissi a pris la tête d’une manœuvre de l’armée visant à renverser l’ancien président Morsi dans la foulée des protestations massives contre son gouvernement en 2013, il s’est largement appuyé sur les Etats du Golfe. Officiellement, ceux-ci, notamment l’Arabie saoudite, le Koweït et les Emirats arabes unis, ont injecté 33 milliards de dollars en Egypte depuis le coup d’Etat. Officieusement, plusieurs milliards de dollars pourraient s’ajouter à ce chiffre.
Si l’argent a coulé si abondamment c’est, du moins en partie, en raison du désir des Etats du Golfe d’endiguer la percée des Frères musulmans, qu’ils craignent d’être capables de menacer les vieux monarques enrichis par la manne pétrolière ainsi que leurs gouvernements.
D’autres impératifs sécuritaires, notamment la nécessité de contenir le rival régional iranien et d’endiguer l’extension des activités « terroristes » et l’escalade du conflit en Egypte, auraient aussi joué un rôle.
Toutefois, alors que l’Egypte et les monarchies du Golfe ont des objectifs communs, comme la castration des Frères musulmans, « il y a aussi tous ces indicateurs que les médias occidentaux n’ont pas relayé », explique Christopher Davidson, enseignant-chercheur à l’université de Durham et auteur du livre After the Sheikhs: The Coming Collapse of the Gulf Monarchies.
« A titre d’exemple, la relation de Sissi avec le [président russe Vladimir] Poutine ne semblait pas vraiment cadrer avec sa relation avec les monarchies du Golfe. Certains indices ici et là indiquaient aussi que la relation n’était pas aussi forte qu’elle semblait. »
Sissi entretient des relations chaleureuses avec son homologue russe, malgré le désaccord entre Poutine et l’Occident et les pays du Golfe au sujet de la Syrie.
Sissi n’a pas seulement refusé de condamner l’annexion de la Crimée par Poutine l’année dernière, mais il a également rencontré le dirigeant russe en août et a presque signé un contrat de vente d’armes de 3 milliards de dollars. Cette semaine, ils se sont encore rencontrés en grande pompe au Caire et ont promis de stimuler leurs liens commerciaux, annonçant même la construction d’une centrale nucléaire, ainsi que leur coopération en matière de lutte contre le terrorisme.
Les doutes à l’encontre de Sissi sont également présents chez certains décideurs politiques du Golfe, explique Davidson.
« Les massacres des Frères [observés dans l’Egypte de Sissi] n’ont pas été bien perçus dans de nombreuses sphères en Arabie saoudite », ajoute Christopher Davidson. « Les Saoudiens plus âgés, y compris des membres de la famille régnante, se souviennent des jours où les Frères musulmans étaient partiellement financés par les Saoudiens comme contrepoids au nationalisme et à [l’ancien président égyptien Anouar el-Sadate] en particulier. »
« Cette image de la monarchie saoudienne comme soutien inébranlable de Sissi et de tout ce qu’il fait est donc très simpliste. L’Histoire nous dit qu’il y a bien plus derrière tout cela. »
Ceci est également suggéré par des rumeurs récentes selon lesquelles, après les bouleversements ayant eu lieu dans les plus hautes sphères du pouvoir à Ryad, on pourrait assister à un refroidissement des relations avec Sissi et à des tentatives de réconciliation avec les Frères musulmans et leurs soutiens qataris.
En outre, de nombreux observateurs ne pensent pas que les pays du Golfe seront capables financièrement de maintenir leur niveau actuel de financement. Avec le prix du pétrole atteignant le plancher de 45 dollars le baril en janvier, au lieu des 115 dollars le baril de juin 2013, même les Etats du Golfe les plus riches titubent.
« La contraction du prix du pétrole est un problème de taille et met les finances saoudiennes sous pression. De ce fait, les pays du Golfe pourraient commencer à appliquer des standards différents », explique Emad Shahin. « L’époque des valises remplies de cash ne sera plus. »
Comme si de rien n’était
Néanmoins, pour le moment, l’alliance semble tenir bon. La plupart des analystes s’accordent sur le fait que les Etats du Golfe ne vont vraisemblablement pas réduire leurs dons, même si l’on pourrait voir apparaître davantage de restrictions ainsi que des exigences de transparence et de comptes à rendre.
L’une des raisons de cette unité qui perdure pourrait être la particularité du moment.
Le mouvement anti-Frères musulmans « est allé très loin sous le roi Abdallah, avec la criminalisation de la confrérie, sa catégorisation en tant qu’organisation terroriste et l’arrestation de suspects appartenant aux Frères », explique Christopher Davidson. « Tout cela rend peu vraisemblable un retournement complet de la situation. »
Un autre facteur inhibant pourrait être un cycle de terreur propagé des deux côtés. « La plupart des citoyens des pays du Golfe et de l’Egypte ont été soumis à un matraquage médiatique extrême qui revient à un lavage de cerveau », indique Shahin.
« Cette idée de la peur et de l’insécurité est permanente – une idée selon laquelle sans Sissi ou les leaders du Golfe, ce serait le chaos, comme en Irak, en Syrie ou en Libye. » En fin de compte, il semble que beaucoup de personnes, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, ont trop investi dans cette politique pour la voir échouer maintenant.
« Je doute qu’il y ait un changement de politique car les Etats-Unis ont besoin que cette alliance soit maintenue, peu importe à quel point elle est factice », commente Davidson. « Leur stratégie pour le Moyen-Orient repose sur elle pour le moment. »
Le soutien à Sissi a également des racines profondes à Riyad et à Abou Dhabi, explique John Esposito.
« Mon opinion – fondée sur de nombreuses sources – est qu’une part importante de ce [soutien à Sissi] trouve son origine dans certains pays du Golfe, et plutôt agressivement », dit-il. Ils ont également essayé de faire pression sur d’autres gouvernements, pas seulement dans la région mais aussi à l’échelle internationale.
Légende photo : le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi recevant le prince héritier Salmane ben Abdelaziz lors de sa prise de fonction au Caire en juin 2014 (AFP).
Traduction de l'anglais (original).
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