Irak : la boîte de Pandore est rouverte
« Nous vous avions prévenu, vous les Américains, que l’Irak est un pays tribal. Pourquoi n’avez-vous pas écouté ? », avait demandé une délégation du Qatar au général Wesley Clark (aujourd’hui retraité) lorsque l’insurrection atteignait son apogée en 2005.
Dix ans plus tard, et alors que la course à la présidentielle de 2016 promet de gagner de la vitesse, les Américains aspirent à une autre excursion militaire en Irak. Le dernier sondage de l’université Quinnipiac montre qu’une grande majorité de la population américaine soutient désormais l’envoi de troupes au sol contre l’Etat islamique (Daech).
Près des deux tiers des Américains inscrits sur les listes électorales soutiennent l’intervention américaine sur le terrain, tandis que 69 % sont persuadés que l’Amérique vaincra Daech en Irak.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela signifie qu’après deux invasions de l’Irak, dont sept ans d’occupation, la perte de 5 000 vies américaines et 3 000 milliards de dollars engagés, une majorité d’Américains n’a absolument rien appris de ce qui assure l’unité de l’Irak lorsque la loi et l’ordre cèdent la place au chaos social (en l’occurrence, le système tribal étroitement imbriqué du pays) et se prépare donc à répéter les erreurs du passé.
« Le terrain est décisif dans les opérations de combat au sol », selon Jim Hickey, colonel dans l’armée américaine. « L’Irak est une société tribale ; les familles et les tribus sont liées à des territoires spécifiques. » Le soutien tribal est particulièrement crucial dans les zones non-urbaines de l’Irak : c’est dans le nord-ouest peu peuplé que Daech a gagné le plus de terrain.
On estime que jusqu’à 75 % de la population de l’Irak appartient à l’une des quelque cent cinquante tribus : les tribus sunnites dans le centre et à l’ouest du pays, les tribus chiites dans le sud et les tribus kurdes dans le nord. Et ce n’est qu’un schéma simplifié à l’extrême des tribus présentes en Irak, puisque certains chiites appartiennent à des tribus sunnites, et inversement.
Ce qui a permis à Saddam Hussein de rester si longtemps au pouvoir, c’est sa grande connaissance de la société tribale irakienne et l’appui qu’il lui a apporté. « Les chaînes de télévision d’Etat irakiennes d’avant-guerre mettaient bien en évidence les traditions et le folklore tribaux, et Saddam Hussein était personnellement lié à des cheikhs sunnites et chiites, leur concédant certaines faveurs, comme des droits sur la contrebande et sur le marché gris, afin de s’assurer une fidélité sans faille.
C’est ce système de patronage établi qu’al-Qaïda en Irak (AQI) a essayé en vain de perturber au milieu des années 2000, précipitant les Sahwa (« réveil » en arabe) en Irak. »
L’incapacité de l’Amérique à comprendre les dynamiques tribales est la raison pour laquelle les stratèges militaires américains ont été pris de court lors de l’insurrection. L’ignorance des Etats-Unis face à la société tribale de l’Irak explique pourquoi une majorité d’Américains exige à nouveau le déploiement de leurs troupes de combat. Une demande qu’ils hésiteraient à formuler s’ils étaient en mesure de comprendre ces complexités tribales.
Les troupes américaines ont été incapables de vaincre l’Etat islamique, ou sa version antérieure, al-Qaïda en Irak, et elles ne vaincront jamais définitivement le groupe, ni aucune de ses incarnations, en raison de ces complexités tribales et sectaires.
Nous allons expliquer pourquoi mais, d’abord, voici quelques éléments à prendre en compte : au moment où les Etats-Unis ont quitté l’Irak en 2010, Daech, qui pour simplifier était auparavant connu sous le nom d’al-Qaïda en Irak (AQI), avait perdu 84 % de ses forces armées. Ses combattants avaient soit été tués soit avaient fui le champ de bataille. Imaginez une organisation, commerciale ou publique, qui perd près de neuf sur dix de ses effectifs puis revient plus grande et plus forte à peine quatre ans plus tard.
Ceux qui se penchent sur ces données en connaissant mal la société tribale irakienne en tireront une conclusion fatale : Daech est revenu « plus grand et plus fort » parce que les troupes américaines se sont retirées d’Irak donc, par extrapolation, la stratégie pour vaincre Daech est d’envoyer des troupes de combat américaines. Faux !
Pourquoi la conclusion ci-dessus est-elle fausse ? Nous pouvons répondre à cette question avec une leçon d’histoire.
Dans les premiers mois qui ont suivi le renversement de la statue de Saddam Hussein en 2003, personne ne s’est battu contre les Américains. Il n’y avait ni al-Qaïda en Irak ni insurrection. Après trente ans de règne de Saddam Hussein, un grand nombre d’Irakiens en avait assez. Mais quels que soient leurs griefs à l’encontre des partisans de Saddam Hussein, lorsque son régime socialisé était en place il y avait de l’électricité, les gens travaillaient pour le gouvernement et le pays de manière générale fonctionnait. Les Etats-Unis ont renversé le régime de Saddam Hussein sans savoir par quoi ils allaient le remplacer. La première erreur a été de mettre 500 000 baasistes au chômage. La deuxième a été de renoncer à la loi et à l’ordre. La troisième a été leur incapacité à comprendre que le sectarisme en Irak garantit un régime majoritaire s’inscrivant dans un processus démocratique. « Quand les Américains ont formé le Conseil de gouvernement [en juillet 2003] composé de treize chiites et seulement quelques sunnites, les gens ont commencé à se dire : ‘’Les Américains veulent donner le pays aux chiites’’, puis ils ont commencé à se battre et les tribus se sont mises à laisser entrer al-Qaïda », écrit Joel Rayburn dans son livre Iraq After America: Strongmen, Sectarians, and Resistance.
Pourquoi les tribus sunnites ont laissé AQI s’implanter ? Dans leur esprit, le renversement de Saddam, ainsi que la « débaasification » qui a suivi, a confirmé, du moins dans les esprits sunnites, que l’invasion de l’Irak était un complot américano-iranien pour mettre en place un gouvernement central chiite à Bagdad.
L’arrivée de djihadistes étrangers, dirigés par al-Zarqawi d’al-Qaïda en Irak, a déclenché non seulement une insurrection contre les Américains, mais aussi une guerre civile sectaire entre la majorité chiite et la minorité sunnite. Lorsque les milices chiites, avec le soutien du régime iranien, ont commencé à se venger et commettre des atrocités contre des villes et des villages à majorité sunnite fin 2003, la proposition d’al-Qaïda aux tribus sunnites de l’Irak était simple à comprendre : « Notre violence ou la leur ? ». L’historien militaire Ahmed Hashim souligne que la plupart des tribus sunnites ont rejoint AQI (Daech) au motif qu’« elles voulaient libérer l’Irak et non pour créer un Etat islamique. »
Lorsqu’AQI (Daech) a commencé à mettre en place des mini théocraties dans les villes et villages sunnites, les anciens des tribus sunnites ont rejeté sa barbarie médiévale. L’armée américaine a su saisir ce mécontentement croissant et a été capable en plusieurs mois d’inspirer un réveil sunnite. « Les tribus ont été offusquées par la mise en œuvre d’un code civil remontant au septième siècle dans les zones régies par les fondamentalistes, dont beaucoup étaient nés à l’étranger et se comportaient aussi mal que les usurpateurs coloniaux qu’ils étaient censés expulser. Les activités tribales ont été perturbées ou reprises par des individus cherchant à avoir le monopole de la contrebande, et [l’Etat islamique] a protégé les intérêts qu’il avait confisqués avec un zèle digne de voyous de la mafia. L’organisation a justifié les assassinats par la concurrence sur le marché », écrivent Michael Weiss et Hassan Hassan dans ISIS: Inside the Army of Terror.
Les tribus sunnites étaient prêtes à conclure un accord avec les Américains et le Réveil sunnite est né, réunissant dix-sept tribus sunnites anbari appuyées par la puissance de feu des forces de la coalition afin d’expulser AQI (Daech) de leurs terres. « Pendant des siècles, ces clans avaient survécu en parvenant à des ententes pragmatiques avec les puissances dominantes dans leur région. Ils l’avaient fait avec Saddam Hussein, ils l’avaient fait avec al-Zarqawi et ils étaient prêts à le faire avec les Américains. Et même s’ils considéraient les Etats-Unis avec méfiance, ils ont vu dans leur armée un possible allié contre un plus grand ennemi commun », notent Weiss et Hassan.
En 2008, le Réveil sunnite avait évolué en une milice forte de 90 000 membres, appelés les Fils de l’Irak, qui a surpassé en nombre et en puissance de feu AQI, de plus en plus mal accueilli par la population sunnite. AQI (Daesh) a été vaincu.
Deux ans plus tard, toutefois, le Réveil sunnite ne représentait plus rien, le retrait des troupes américaines en 2010 ayant laissé le champ libre au gouvernement à majorité chiite, soutenu par l’Iran, pour harceler, persécuter et attaquer ces mêmes milices sunnites qui avaient pourtant coopéré avec le gouvernement central irakien pour débarrasser le pays d’AQI. Cela a ramené l’Irak sur la même trajectoire que fin 2003, et aujourd’hui le pays en est au même point qu’en 2006, Daech (AQI) contrôlant les terres tribales sunnites dans la province d’Anbar. « Les gens ne croient plus au terme ‘’Réveil’’ parce que lorsque le gouvernement irakien n’a plus eu besoin des tribus, il s’est retourné contre les Fils de l’Irak », a indiqué à Weiss et Hassan le Dr Jaber al-Jaberi, conseiller politique de l’ancien vice-Premier ministre Rafi al-Isasawi. « Il ne leur a pas donné de droits, il n’a pas payé leurs salaires et il a emprisonné bon nombre d’entre eux. Je ne pense pas que les tribus réitéreront leur "Réveil". »
En outre, ayant appris des erreurs de ses prédécesseurs, Daech a pleinement coopté une majorité (presque toutes) des tribus sunnites d’Anbar. Comment ? Daech partage les revenus de ses opérations de contrebande de pétrole avec les tribus vivant sur le territoire qu’il contrôle. Encore plus machiavélique, Daech a mis en œuvre avec succès une stratégie du « diviser pour régner » en soudoyant des personnages clés au sein de chaque tribu. Weiss et Hassan expliquent comment « une personnalité tribale d’Albu Kamal raconte comment Daech a utilisé habilement cette fracture générationnelle-politique dans une famille importante des mois avant même d’avoir établi une présence dans la région ». Ce responsable tribal leur a dit : « Ils [Daesh] distribuent des parts d’un puits de pétrole dans la région. Ils savent que s’ils doivent être éradiqués dans notre région, qui serait en mesure de rallier des gens autour de lui ? La plupart des autres tribus dans notre région n’ont pas le leadership ; nous l’avons, nous avons à la fois le leadership et l’influence. Ils lui donnent de l’argent, ils le protègent et le consultent sur tout. L’autre option étant de l’assassiner. »
Voici la dynamique qu’un groupe d’infanterie américaine aurait à affronter. Pour l’essentiel, toute stratégie visant à vaincre Daech qui repose sur les troupes de combat américaines finira immanquablement par nous ramener là où nous en sommes aujourd’hui. Même si les Etats-Unis pouvaient inspirer et armer un autre Réveil sunnite qui anéantisse à nouveau 90 % des combattants de Daech, comme ce fut le cas en 2010, la peur des sunnites envers les milices chiites serait toujours là et le summum de toutes les peurs sunnites (un régime à Bagdad soutenu par l’Iran) resterait également intact. C’est cette peur qui fournit à Daech ou toute autre entité anti-chiite le terreau lui permettant de prendre racine.
Il n’y a pas de réponse facile. L’Iran et ses « sales brigades » ont pris la tête dans la lutte contre Daech. Certaines de ces milices, y compris les unités militaires irakiennes formées par les Américains, sont sous le coup d’une enquête, soupçonnées d’avoir commis les mêmes atrocités que Daech.
« Nous surveillons attentivement les milices [chiites] (elles se nomment les forces de mobilisation populaire) quand elles reprennent des territoires perdus pour voir si elles s’engagent dans des actes de représailles et de nettoyage ethnique », a déclaré le général Martin Dempsey, chef d’Etat Major des armées, au Congrès américain.
Des responsables de Human Rights Watch ont déjà confirmé que des atrocités à l’encontre des sunnites sont en cours. « Généralement, lorsque des forces commettent de tels crimes, elles essaient de les cacher. Ce que nous voyons ici est l’affichage, fier et effronté, de ces crimes terribles », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice générale de la section Moyen-Orient de Human Rights Watch.
Bien qu’il n’existe aucune solution aisée pour refermer la boîte de Pandore ouverte par l’invasion américaine de l’Irak en 2003, les Etats-Unis ne sont pas la solution, surtout quand l’Irak est utilisé comme une guerre par procuration entre nos alliés arabes sunnites et le régime iranien. Mais la leçon à tirer du Réveil sunnite est évidente : si les tribus sunnites se sentent en sécurité et pensent qu’elles ont le contrôle de leur propre destin, elles rejetteront Daech aussi vite qu’elles avaient rejeté AQI il y a plus de cinq ans. Comment en arriver là, personne ne semble le savoir.
- CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America, God Hates You. Hate Him Back et Koran Curious. Il est également l’animateur du podcast « Foreign Object ». Suivez-le sur Twitter : @cjwerleman
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Légende photo : funérailles au cimetière des Martyrs, dans le quartier de Tuz Khurmatu à Kirkouk, des seize personnes retrouvées mortes dans une fosse commune dans le village d’al-Bashir, Irak, le 15 mars (AA).
Traduction de l'anglais (original).
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