« El Gort » : immersion dans la misère des jeunes Tunisiens
Depuis les soulèvements qui ont balayé la Tunisie en décembre 2010, le taux de chômage des jeunes Tunisiens a augmenté. Le manque d'opportunités pousse bon nombre d'entre eux à vouloir partir. Alors que certains ont tenté leur chance en essayant de se rendre en Europe, d'autres ont été embrigadés dans des groupes militants pour combattre en Syrie ou en Irak. Un réalisateur tunisien tente de faire la lumière sur cette situation préoccupante.
« La majorité des jeunes Tunisiens veulent quitter la Tunisie », affirme le réalisateur Hamza Ouni, âgé de 39 ans. « Pourquoi les jeunes ne parviennent-ils pas à trouver leur place dans la société ? », demande-t-il.
Ce genre de questions est à l'origine de son premier film documentaire intitulé « El Gort », mot d'argot signifiant « foin / paille », qui a été présenté en avant-première le 13 février 2014 au terme de six ans de tournage. Le premier documentaire du réalisateur, d'une durée de quatre-vingt-sept minutes, a remporté plusieurs récompenses et a été présenté lors du festival du film d'Abu Dhabi.
Le film retrace le quotidien de Khayri et Wechwecha, deux jeunes Tunisiens qui tentent de gagner leur vie en vendant du foin, une profession courante en Tunisie mais particulièrement pénible. La caméra les accompagne dans leurs tâches quotidiennes, dès leur réveil à l'aube et pendant qu'ils travaillent jusque tard dans la nuit, parfois sans manger. Hamza Ouni connaît bien cette profession puisque son père travaillait lui aussi dans l'industrie du foin.
« Je voulais comprendre ce que la Tunisie a fait pour mon père, et ce que mon père a fait pour mon pays », explique-t-il.
Les dialogues sont rapides et brutaux. Il était important pour Hamza Ouni que Khayri et Wechwecha se sentent à l'aise face à la caméra. Et ce fut le cas, à tel point que le film a été interdit dans certains lieux et censuré dans d'autres en raison de son franc-parler. Malgré la morosité de leur quotidien, les jeunes hommes plaisantent et chantent en écoutant la radio locale, assis à côté du chauffeur du camion. Bon nombre des paroles de leurs chansons décrivent leur quotidien, le manque de perspectives d'avenir, le risque d'exploitation et leur désir de partir pour commencer une vie nouvelle. Ceci transparaît clairement à travers les scènes d'enivrement et de désespoir manifeste.
Un taux de chômage élevé chez les jeunes
Hamza Ouni explique que le film a été motivé à la fois par des raisons personnelles et sociales, et qu'il souhaitait que le public s'identifie aux jeunes.
« Beaucoup des jeunes avec lesquels j'ai discuté n'avaient plus aucun espoir », a-t-il indiqué à Middle East Eye en fumant une cigarette dans un petit café du centre-ville de Tunis. « J'ai constaté que les jeunes intériorisaient de nombreuses frustrations. »
A l'issue de la révolte, le taux de chômage des jeunes en Tunisie a augmenté, et l'on estime qu'il est aujourd'hui supérieur à 30 %. La Tunisie est le pays de la région où l'on dénombre le plus de jeunes hommes et femmes âgés de 15 à 29 ans qui ne sont ni employés, ni inscrits dans un programme d'études ou de formation (« Not in Education, Employment, or Training », NEET, en anglais). On estime qu'au moins la moitié d'entre eux se sentent découragés au point de ne pas chercher d'emploi. Selon un rapport de la Banque mondiale intitulé « Surmonter les obstacles à l’intégration des jeunes », des facteurs tels que la corruption, le népotisme et le régionalisme sont favorables à l'obtention d’un emploi. Ce même rapport indique que la situation est particulièrement difficile en milieu rural, où plus de deux jeunes Tunisiens sur cinq appartiennent à la catégorie des NEET, contre environ un sur trois en milieu urbain.
Hamza Ouni se passionne pour la représentation de la réalité des jeunes. Il estime que les médias ne sont pas parvenus à décrire sans détour le quotidien des Tunisiens, et c'est l'une des raisons qui l'ont poussé à réaliser ce film dans sa ville natale de El Mohammedia, située au sud de la capitale, où il a grandi et continue de vivre. A El Mohammedia, il a constaté que bon nombre de jeunes sont contraints de travailler dans des secteurs tels que le commerce du foin faute d'autres opportunités.
Une confiance accrue dans les organisations militaires et religieuses
Selon Hamza Ouni, alors que de nombreuses personnes espéraient voir la situation s'améliorer rapidement suite à la révolte, le manque d'opportunités a contribué à renforcer la méfiance envers les hommes politiques et les institutions publiques.
Selon des estimations, 8,8 % des jeunes vivant en milieu rural et 31,1 % des jeunes vivant en milieu urbain déclarent avoir confiance dans le système politique. La confiance envers la police est également en berne, comme en témoigne le film. Au cours d'une scène, les deux garçons sont assis dans le camion et chantent : « Ce pays me dégoûte, gagner sa vie est dangereux, je suis honnête, même si cela ne m'empêchera pas de finir en prison. »
Ce sont plutôt les organisations militaires et religieuses qui gagnent la confiance des jeunes, avec des niveaux de confiance pouvant atteindre 80 %. Cette évolution a contribué à renforcer leur désir de quitter la Turquie, affirme Hamza Ouni avec désarroi.
« Les riches veulent partir, les pauvres veulent partir, les diplômés veulent partir, les personnes sans éducation veulent partir », déclare-t-il.
« Certaines personnes tentent de partir en Italie pour vivre, d'autres en Syrie pour mourir », affirme Mohamed Iqbel Ben Rejeb, fondateur de l'association RATTA, qui essaie d'empêcher les jeunes de partir faire le « djihad » en Syrie ou en Irak en diffusant des informations sur ce phénomène et en aidant les familles concernées.
Le risque est que les recruteurs seront en mesure d'influencer les jeunes Tunisiens qui sont découragés, affirme M. Ben Rejeb. C'est ce qui est arrivé à son petit frère Hamza.
Hamza, paralysé des hanches aux pieds, a été persuadé de partir combattre en Syrie. C'était du lavage de cerveau, indique M. Ben Rejeb.
« Ils [les recruteurs] sont parvenus à convaincre Hamza qu'il était un génie », dit-il en soupirant.
Mais Hamza, contrairement à de nombreux autres jeunes qui quittent leur pays pour la Syrie, a eu de la chance et a pu rentrer en Tunisie peu de temps après son départ. Lorsqu'on lui demande comment va Hamza aujourd'hui, Mohamed Ben Rejeb hausse les épaules. « Il va bien », dit-il.
Il apparaît clairement que les jeunes Tunisiens désabusés sont devenus la cible de recruteurs aux intentions radicales. Plus tôt en mars, la Tunisie a subi sa pire attaque terroriste depuis des années, qui a entraîné la mort de vingt-quatre personnes dans le musée du Bardo à Tunis.
Les deux assaillants, Saber Khachnaoui, âgé de 19 ans et originaire de la ville marginalisée de Kasserine, l'un des berceaux de la révolution, et Yassine Labidi, âgé de 27 ans et originaire de la banlieue de Tunis, ont tous deux été tués sur les lieux de l'attentat. On pense qu'ils ont été embrigadés et envoyés en Libye où ils ont suivi leur entraînement.
« Je donnerais ma vie pour savoir qui a fait ça », s'est écriée Sayida, l'une des cousines de Yassine, devant sa maison alors que le voisinage était encore sous le choc quelques jours après l'attaque. Elle accuse les recruteurs de manipuler l'esprit de ces jeunes gens.
Rester et construire le pays ?
Aujourd'hui, « El Gort » est de nouveau projeté dans certains cinémas à Tunis. Le message qu'il renferme demeure important et fait mouche parmi les spectateurs.
« Ce film est très authentique », affirme Shams Radhouani Abdi, une étudiante de 22 ans qui se destine à l'enseignement. « Il évoque la situation d'une majorité de jeunes Tunisiens qui sont pauvres... une jeunesse marginalisée. »
Selon elle, le film renferme un message essentiel, et même si elle estime qu'il ne doit pas être perçu comme une représentation de l'ensemble des jeunes Tunisiens, il reflète effectivement un problème tangible dans la société tunisienne.
« Le principal défi pour les jeunes est de garder espoir », affirme-t-elle.
Parallèlement, Hamza Ouni précise qu'il existe une tendance, chez certains jeunes, à se considérer comme des victimes.
« Je n'aime pas cette étiquette. Il s'agit aussi d'une responsabilité individuelle », indique-t-il.
Shams Radhouani Abdi a le même âge que certains des jeunes qui quittent le pays pour la Syrie, l'Irak ou la Libye. Elle ne s'explique pas pourquoi ils partent pour ces pays. Certains de ses amis souhaitent également quitter la Tunisie, mais pas pour les mêmes raisons que Khayri et Wechwecha. Ses amis rêvent plutôt d'étudier ou de vivre dans une ville européenne pendant un certain temps.
Mais Shams Radhouani Abdi, elle, ne souhaite pas quitter la Tunisie.
« Non », affirme-t-elle avec détermination, « j'ai choisi d'étudier pour devenir enseignante ici, et c'est ce que je voudrais faire ».
Traduction de l'angalis (original).
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