Chaos au poste-frontière de Nassib entre la Syrie et la Jordanie
Cinq jours après avoir été pris par les combattants de l'Armée syrienne libre (ASL) et du Front al-Nosra affilié à al-Qaïda, le dernier poste-frontière détenu par le gouvernement Assad à la frontière syrienne avec la Jordanie est dévasté par le chaos et fermé à la circulation, tandis que les rebelles luttent pour contrôler les marchandises, les otages et le passage.
La prise du poste-frontière a été décrite par l'opposition comme une grande victoire. Toutefois, elle pourrait avoir des conséquences négatives pour le commerce, si indispensable, ainsi que pour l'acheminement de l'aide et des fournitures humanitaires. Un débat animé a également vu le jour quant à l'implication de la filiale syrienne d'al-Qaïda, le Front al-Nosra, et la possibilité que son rôle dans cette opération renforce son influence le long de la longue frontière entre la Syrie et la Jordanie.
Du côté syrien comme du côté jordanien, des sources ont confirmé à Middle East Eye qu'après plusieurs mois de blocage, les rebelles ont finalement reçu le feu vert de la Jordanie pour prendre le contrôle du poste-frontière. Ce qui soulève une question : se joue-t-il ici un changement plus fondamental qu'il n’y paraît au premier abord ?
Le poste-frontière
Le passage frontalier de Nassib était le dernier lien vital avec la Jordanie du gouvernement syrien et une route d'approvisionnement essentielle pour Damas. Un deuxième passage, le poste-frontière de Ramtha, est contrôlé par les rebelles depuis septembre 2013. Tous les jours, le passage frontalier de Nassib laissait passer des camions chargés de marchandises commerciales à destination du Liban et de la Syrie, en provenance de la Jordanie et des pays du Golfe, ainsi que des camions d'aide humanitaire en direction des régions syriennes contrôlées par le gouvernement.
Les rebelles qui ont pris le contrôle du passage frontalier soutiennent que leur objectif était d'empêcher à leur ennemi d'accéder à la Jordanie ; cependant, la mêlée qu'ils ont créée pourrait en fin de compte s'avérer plus nuisible à leur cause qu'une frontière contrôlée par le gouvernement de Bachar al-Assad.
L'opération a commencé dans la nuit du mardi 31 mars, lorsque les insurgés ont commencé à bombarder le passage frontalier de Nassib. Du côté jordanien de la frontière, les responsables ont fermé le poste-frontière de Jaber. Pour les hommes qui pilonnaient la frontière à coups d'artillerie et de canon, il s'agissait d'un feu vert. D'après Issam al-Rayyes, porte-parole du groupe Front du Sud de l'Armée syrienne libre, les membres des services de renseignement syriens ont été les premiers à abandonner leur poste alors que l'assaut redoublait d'intensité. Les membres de l'armée syrienne présents à la frontière ont rapidement suivi. Le soir, Nassib était entre les mains de l'opposition et l'axe routier en provenance de la Jordanie est resté fermé.
« Dès que la Jordanie a fermé la frontière le mardi soir, c'était un message clair indiquant qu'ils approuvaient cette opération. Ils n'y voyaient aucun problème », a déclaré al-Rayyes.
Selon des sources ayant une bonne connaissance de la situation, les rebelles ont eu l'occasion de prendre cette frontière plus tôt mais en ont été dissuadés par la Jordanie, qui cherchait jusqu'alors à ce que Nassib reste entre les mains du gouvernement. La Jordanie s’est frayé un chemin dans le conflit syrien et préservé sa propre sécurité en maintenant des relations diplomatiques avec Damas tout en restant en contact avec l'opposition pour gérer la frontière jordano-syrienne. Ce changement de position de la part d’Amman est significatif.
Au cours de l'opération, plusieurs civils dont des femmes et des chauffeurs de camions libanais ont été pris dans la mêlée, et ce vendredi, les militants du Front al-Nosra ont pris en otage dix chauffeurs de camions. Tous sauf un ont été libérés depuis.
Des pillages de masse ont également été signalés lorsque les rebelles ont pris d'assaut le passage frontalier et le bâtiment des douanes, s'emparant de véhicules, d'armes, de munitions, de marchandises commerciales et de fournitures humanitaires.
Ce vendredi, le ministre jordanien de l'Intérieur, Hussein al-Majali, s'est rendu à la frontière et dans la zone franche entre la Jordanie et la Syrie pour inspecter les dégâts et commencer à estimer les pertes. Selon Petra News, l’agence de presse du gouvernement jordanien, al-Majali a indiqué que le passage frontalier était « temporairement fermé » et le resterait jusqu'à ce que la sécurité soit rétablie. Tard ce dimanche soir, un mémorandum publié par le conseil du gouvernement de Deraa, dirigé par l'ASL, a indiqué que le passage frontalier serait prêt à être rouvert à la circulation dans les 12 heures ; toutefois, 24 heures plus tard, la frontière était toujours fermée.
Des fruits gâtés et une aide humanitaire bloquée
La fermeture du passage n'a pas uniquement affecté le gouvernement syrien. Ce vendredi, le porte-parole du ministère jordanien de l'Agriculture a signalé au journal The Jordan Times que la fermeture de la frontière était « sans aucun doute une mauvaise nouvelle » pour les agriculteurs et les exportateurs. Avant la guerre, 1 000 tonnes de fruits et légumes, pour une valeur atteignant plusieurs millions de dinars jordaniens, étaient exportés chaque jour en Syrie ainsi qu’au Liban via la Syrie. Bien que ces chiffres aient chuté ces dernières années sous le contrôle du gouvernement, jusqu'à jeudi dernier, plusieurs centaines de tonnes de nourriture transitaient en moyenne chaque jour par le poste-frontière de Nassib. Le trafic a été interrompu au moment même où les agriculteurs jordaniens ont commencé la récolte des haricots, des amandes et des melons.
Même si la frontière rouvre sous le drapeau rebelle à trois étoiles, les exportations à destination du Liban pourraient être affectées. Les autorités libanaises demandent généralement au gouvernement syrien un cachet d'entrée pour que les marchandises puissent entrer dans le pays. Tout contournement pourrait être contraignant et délicat sur le plan politique, puisque le gouvernement syrien contrôle toujours l'axe routier reliant Damas et la frontière libanaise.
Le personnel humanitaire chargé d'envoyer l'aide en Syrie a affirmé craindre que l'aide humanitaire passant par Nassib ne puisse entrer dans les zones contrôlées par le gouvernement si le poste-frontière est entre les mains de l'opposition. Avant le 1er avril, des camions chargés de dizaines de millions de dollars d'aide humanitaire passaient par Nassib tous les mois. Ces camions sont aujourd'hui immobilisés en Jordanie.
Confiant, le porte-parole du Front du Sud, Issam al-Rayyes, a affirmé que la frontière serait rapidement opérationnelle. « Nous avons la capacité et les qualifications pour la faire fonctionner à nouveau. Sous le régime, tout n'entrait pas en Syrie : il y avait des arrestations, des vols, des humiliations. Cela n’arrivera pas sous la nouvelle direction », a-t-il déclaré.
Les ONG se montrent moins confiantes. Un travailleur humanitaire qui a notamment pour mission d'envoyer de l'aide humanitaire en Syrie a indiqué à Middle East Eye qu'il était possible d'ouvrir un passage entre la Jordanie et la province de Soueïda contrôlée par le gouvernement, dans l'est de la Syrie.
« Toutefois, cela prendrait un certain temps et nous ferions ainsi face à des contraintes dans la distribution de l'aide humanitaire à ces populations pour une période indéterminée », a-t-il expliqué.
Le facteur al-Nosra
Bien que l'on rapporte que la Jordanie est en contact avec les dirigeants de l'ASL au sujet de l'avenir du poste-frontière, le fait est que ce groupe n'est pas le seul acteur.
Le Front al-Nosra détient toujours un otage libanais et, selon les militants, maintient une présence à proximité de la frontière. Bien que l'ASL conteste tout rôle significatif joué par le front al-Nosra (la filiale syrienne d'al-Qaïda) dans l'opération, des observateurs indépendants affirment que le groupe a en réalité joué un rôle de premier plan et que leur participation était même connue lors de la planification.
Comme l'a indiqué une alerte de sécurité transmise par des ONG à MEE : « Selon les informations communiquées depuis Nassib le 31 mars, le Front al-Nosra planifiait une attaque contre Nassib avec pour objectif de prendre le contrôle de la frontière et du poste de douane. »
L'attaque aurait impliqué des ingénieurs et des troupes d'assaut du Front al-Nosra, avec pour objectif de percer un tunnel sous le poste frontalier et de le faire exploser. Dans une vidéo diffusée par le groupe le 1er avril, ce tunnel est mentionné dans le cadre d'une attaque à la frontière : d'après les militants, il a fallu neuf mois pour que celui-ci soit creusé.
Bien que le plan du tunnel ait été contrecarré, des photos montrent la présence initiale de combattants du Front al-Nosra brandissant leur drapeau et prenant la pose devant le bâtiment des douanes. Depuis, ces hommes sont restés, pris d’autres photos, saisi des marchandises et, finalement, capturé des otages.
Malgré cela, les partisans et les dirigeants de l'ASL continuent de minimiser l'implication du Front al-Nosra.
« Ces gars-là n'ont pas rejoint la bataille ; quand ils se sont présentés, tout le monde s'est affolé et l'ASL leur a demandé de quitter les lieux immédiatement », a déclaré al-Rayyes, ajoutant que le Front al-Nosra avait été exclu du butin de la bataille, qui comprenait selon lui des véhicules, des armes et des munitions, ainsi que des cigarettes et de l'alcool détaxés.
Bachar al-Zouabi, chef de la division de Yarmouk de l'ASL, a fustigé via Twitter le « manque de moralité » du Front al-Nosra pour ses pillages. Il a également indiqué au New York Times que certains de ses propres hommes avaient participé aux pillages et qu'il s'employait à restituer les marchandises à leurs propriétaires légitimes.
La question du Front al-Nosra est épineuse pour le Front du Sud. La faction liée à al-Qaïda est connue pour être une force de combat efficace ; dans la province de Deraa, où se trouve le passage frontalier de Nassib, elle opère également aux côtés de groupes plus traditionnels (ou soi-disant modérés) depuis près d'une année.
Les partisans de l'ASL qui admettent cette collaboration ont tendance à l'inscrire dans le cadre d'une alliance ultrasecrète nécessaire pour vaincre un ennemi commun : le Président syrien Bachar al-Assad. Ils soulignent souvent qu'à Deraa, les membres du Front al-Nosra sont principalement syriens et souvent proches des rebelles de l'ASL, comme pour dire : « C'est al-Qaïda, mais ce n'est pas vraiment le mauvais al-Qaïda. »
Mais les partenaires financiers américains et arabes interdisent au Front du Sud de collaborer avec al-Qaïda. Les armes, les financements et les ordres en provenance d'un centre de commandement des opérations militaires à Amman en dépendent, ce qui laisse penser que la présence du Front al-Nosra à la frontière devra être éradiquée, ou du moins discrète, si le passage frontalier rouvre sous un drapeau rebelle.
La question du timing
Une des questions les plus déroutantes concerne la raison pour laquelle le poste-frontière de Nassib a été pris à ce moment précis.
Le Front al-Nosra ayant reconnu qu'il a fallu neuf mois pour creuser, l'élaboration du plan remonte ainsi au milieu de l'année 2014. A l'époque, le front al-Nosra et l'ASL commençaient à réaliser d'importantes avancées dans la province de Deraa. En janvier 2015, les rebelles étaient sur le point de prendre Nassib, qui ne bénéficiait quasiment d'aucune protection ; les rebelles disent toutefois avoir interrompu leurs efforts après que la Jordanie a clairement indiqué qu'elle souhaitait que le poste-frontière reste sous le contrôle du gouvernement syrien. Bien que la Jordanie maintienne officiellement une politique de non-ingérence dans la guerre en Syrie, des sources diplomatiques et des services de sécurité confirment cet échange.
Or le 1er avril, ou juste avant, les préférences de la Jordanie ont apparemment changé.
« Toute cette opération n'a pas de sens sur le plan militaire », a indiqué à MEE une travailleuse humanitaire, à titre confidentiel, étant donné qu'elle n'a pas l'autorisation de parler du travail transfrontalier de l'organisation qu'elle représente. « Les rebelles contrôlaient déjà le village de Nassib. Je suis surprise que la Jordanie ait donné son accord, tout ça est vraiment bizarre. Il y a quelque chose qui ne va pas. »
Depuis février, une offensive du gouvernement syrien visant à défaire la progression des rebelles dans la province de Deraa donne lieu à une poussée des milices chiites soutenues par l'Iran, tandis que les combattants du Hezbollah avancent vers la frontière jordanienne depuis Damas, vers la frontière libanaise à l'ouest et la province de Soueïda à l'est.
Selon des militants et des observateurs indépendants, la majorité de ces hommes ne sont pas des Syriens, mais des Irakiens, des Iraniens, et même pour certains des Afghans et des Houthis du Yémen. Certains initiés désignent ce déferlement de combattants chiites étrangers dans le sud de la Syrie comme un facteur du changement qui s'est opéré à la frontière. Ils semblent indiquer que pour la Jordanie à majorité sunnite et disposant de liens tribaux solides avec le sud de la Syrie, un mal connu est toujours mieux qu’un mal inconnu.
La possibilité d'une réouverture de la frontière et la façon dont elle pourrait avoir lieu est susceptible de mettre en lumière les priorités de la Jordanie tout comme la capacité du Front al-Nosra à travailler aux côtés de l'ASL. Pour l'instant, des deux côtés de la frontière, les hommes de pouvoir s'emploient à libérer le dernier otage, à évaluer les pertes et les dégâts, à sécuriser la zone et à définir la marche à suivre.
Photo : véhicules au poste-frontière jordanien de Jaber, appelé poste frontalier de Nassib en Syrie (AFP).
Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.
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