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Une salle d'attente pour l'avenir : les Palestiniens bloqués à Chypre

Les réfugiés vivent dans l’incertitude, entre leur famille encore en Syrie et l'espoir d'atteindre le continent européen en tant que demandeurs d'asile, ou à l'aide de passeurs
Des réfugiés syriens font des signes de la main depuis un bateau de pêche près du port de Kyrenia, au large de la côte nord de Chypre, en attendant d'être secourus après avoir lancé un appel à l'aide lorsque leur navire a rencontré des eaux agitées en Méditerranée, le 23 novembre 2014 (AFP)

Assise dans un café de la « rue arabe » de Nicosie, Um Abdullah raconte son voyage entre le camp de Yarmouk et Chypre.

« Tous les hommes sur le bateau criaient "Allahu akbar ! Allahu akbar !" [Dieu est plus grand] mais je me demandais pourquoi », relate-t-elle en décrivant le moment où il est apparu que le bateau allait peut-être couler. « Je pensais que notre navire pouvait encore arriver en Italie. »

En septembre dernier, Um Abdullah se trouvait sur un bateau ralliant l'Italie depuis la Turquie avec plus de 350 autres réfugiés palestino-syriens à son bord. Après plusieurs jours en mer, le moteur du bateau est tombé en panne, laissant l'embarcation tanguer d'un côté à l'autre au beau milieu d'une mer d'automne imprévisible. Le capitaine du navire a lancé un signal de détresse et les passagers ont finalement été secourus par un navire de croisière chypriote.

Depuis plusieurs mois, tous les passagers du « bateau » vivent à Chypre, où un tel afflux de personnes est rare. Leur situation temporaire s’est prolongée, chacun d'entre eux se retrouvant à lutter entre les politiques d'asile, la « forteresse Europe » et les passeurs.

Ne voulant pas rester mais ne sachant pas comment partir, Um Abdullah exprime toujours son désaccord au sujet du sauvetage. « Je n'ai jamais senti que notre bateau se trouvait en situation de danger, a-t-elle indiqué. Peut-être n'aurions-nous pas dû demander de l'aide au navire de croisière ? Peut-être aurions-nous dû continuer notre route ? »

Personne ne voulait venir à Chypre. « Il n'y a aucun avenir pour nous à Chypre, a-t-elle expliqué. « Ici, c'est comme une gare... juste un endroit où nous attendons de trouver un moyen de partir. »

Alors qu'Um Abdullah raconte son périple, un jeune homme, Brince, flâne à l'extérieur, dans la « rue arabe ». Dans la cour de la mosquée al-Omeriye voisine, il propose aux réfugiés ce qu'il appelle sans conviction des « passeports mondiaux », affichés sur des feuilles A4. Cela rappelle la médiocrité des possibilités laissées aux réfugiés, désespérés de trouver un peu de stabilité autour de la Méditerranée.

Des sandwiches au za'atar dans l'école du dimanche

Dans une des banlieues sud de Nicosie, au milieu d’un paysage sordide meublé de kiosques à journaux et de bâtiments bancaires vides, se dresse une église, surplombant un atelier d'accessoires de salle de bains. Ici, jusqu'à soixante Palestino-Syriens rescapés du bateau se tiennent à l'affût d'une nouvelle vie après avoir été largués à Nicosie par les autorités, suite à la fermeture de Kokkinotrimithia, une installation d'urgence mise en place pour héberger dans des tentes les réfugiés du bateau pendant les mois d'hiver.

« Chypre est un endroit temporaire », a déclaré Shadi, un ancien pharmacien palestinien de 33 ans qui a fui Yarmouk car il était recherché par le régime, puis a fui la campagne de Damas car il était recherché par les rebelles.

« Je n'ai jamais changé d'avis depuis que je suis ici : je partirai de Chypre. [Depuis que j'ai quitté la Syrie,] j'ai passé toutes ces années dans l'incertitude, me demandant constamment : "Que se passe-t-il maintenant ? Que va-t-il se passer demain ?" »

Alors que l'odeur de sandwiches au za'atar chauffés au four à micro-ondes se répand dans la salle, les familles restent dans la salle paroissiale à ne rien faire et attendent. Une salle qui abritait auparavant des écoliers le dimanche est devenue un véritable refuge. Des matelas et des sacs tapissent les murs. Dans un coin de l'un des dortoirs de fortune se trouve un enchevêtrement de chargeurs de téléphone et de paquets de tabac plissés.

Cet endroit n'est que l'un des milliers espaces temporaires créés par l'immigration clandestine aux frontières de l'Europe. En ce moment, autour de la Méditerranée, des réfugiés comme Shadi s'assoient et attendent dans des établissements de détention libyens et des commissariats égyptiens, dans des camps et des centres d'accueil, dans des appartements et des entrepôts de passeurs, c’est-à-dire dans tout ce qui peut servir de salle d'attente pour l'avenir.

Comme la plupart des gens hébergés dans l'église, Shadi refuse de déposer une demande d'asile. Mais environ soixante personnes à bord du bateau ont accepté de voir leur voyage se terminer ici et se sont inscrits, selon Future Worlds Centre, organisation basée à Nicosie et financée par le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) qui offre aux réfugiés et demandeurs d'asile de Chypre des conseils juridiques et une assistance en matière d'asile. Beaucoup séjournent maintenant à Kofinou, le seul centre d'accueil de l'île géré par l'Etat.

Toutefois, selon un nouveau rapport de la base de données sur l'asile (AIDA) publié par Future Worlds Centre et le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE), basé à Bruxelles, 65 % des demandeurs d'asile ont bénéficié de la protection subsidiaire (plutôt que du statut de réfugié), une sorte de système de seconde classe qui ne garantit pas la protection des demandeurs d'asile contre l'expulsion ou le droit au regroupement familial, suite à un amendement controversé soumis par les autorités chypriotes en avril 2014.

Tout le monde dans l'église souhaite procéder à un regroupement familial. Beaucoup ont encore de la famille en Syrie, certains à Yarmouk.

Pour Shadi, Chypre n'est qu'une incertitude de plus. S'il soumet une demande l'asile, parviendra-t-il à trouver du travail ou à faire sortir son épouse de Syrie ? Il pense que non.

« Je ne peux rien faire de ma vie dans ce pays », a-t-il dit.

Yahya al-Shehabi, 70 ans, est un ancien enseignant de l'UNRWA dans le camp de Yarmouk. Shehabi craint que s'il demande l'asile mais reçoit ensuite la protection subsidiaire, il ne puisse pas faire sortir son épouse de Syrie. Il dit qu'elle a besoin de soins médicaux à cause d’un problème de pression artérielle.

« Si je ne peux pas procéder au regroupement familial et voir mon épouse, comment suis-je censé vivre ? », a-t-il demandé.

Ses chances ne sont pas très bonnes. En 2013, tous les réfugiés de Chypre ayant fui la Syrie ont reçu la protection subsidiaire, à l'exception d'un Syrien qui s'est vu accorder le statut de réfugié. En 2014, ce nombre est passé à quatre (dont une famille palestinienne de Yarmouk).

Makis Polydorou, chef du service d'asile chypriote, reste imperturbable face aux accusations selon lesquelles le système chypriote est inadéquat.

« [Accorder] une protection internationale signifie [donner] le statut de réfugié ou la protection subsidiaire. Leurs droits sont quasiment égaux, a-t-il soutenu. Nous appliquons une procédure unique. »

Toutefois, Corina Drousiotou, co-auteure du rapport et chef de l'unité des affaires humanitaires à Future Worlds Centre, exprime son désaccord. Elle a expliqué à Middle East Eye pourquoi la protection subsidiaire rend l'asile si peu attrayant pour les réfugiés qui fuient le conflit syrien.

« Cela a dissuadé les personnes débarquant du bateau de déposer une demande [...] car à Chypre, le statut de réfugié et la protection subsidiaire ont deux différences en termes de droits accordés », précise-t-elle. Ceux qui reçoivent le statut de réfugié à part entière obtiennent le droit au regroupement familial ainsi qu'un titre de voyage. Les autres, qui bénéficient de la protection subsidiaire, reçoivent plutôt un « laissez-passer » (un visa humanitaire avec des options de voyage limitées) et n'ont pas la possibilité de procéder à un regroupement familial. « [C’est] important dans la mesure où beaucoup de réfugiés sont des hommes célibataires [...] qui sont venus seuls, ou des enfants non accompagnés qui ont été envoyés afin de faire venir leur famille. »

Polydorou affirme au contraire que les réfugiés tentent de partir parce qu'ils y sont poussés par la société civile. « Certaines ONG tentent de les convaincre que Chypre viole les droits des réfugiés, a-t-il affirmé. Nous étions prêts à satisfaire [les réfugiés], mais ils ont dû faire un choix. »

Cependant, longtemps après l'épisode du bateau, Yahya al-Shehabia a le sentiment qu'il n'a pas vraiment le choix. Pendant six mois, il a attendu une alternative qui n'est jamais venue. « Ma femme est toujours en Syrie et elle est malade. Je n'ai plus d'option. Alors je vais peut-être déposer une demande d'asile cette semaine », a-t-il concédé. Face à une décision aux conséquences immenses, Shehabi n'a désormais plus qu'à espérer.

« Si Dieu le veut, je réessaierai »

Comme partout en Méditerranée, les passeurs proposent une alternative ; toutes ne sont pas convaincantes, comme le « passeport mondial » de Brince. A Chypre, beaucoup ont tenté à plusieurs reprises de quitter l'île.

Fouad, un Palestinien de 22 ans originaire de Yarmouk, a essayé plusieurs fois de prendre la route. Trois de ses frères ont atteint l'Europe l'année dernière en bateau depuis l'Egypte, la Libye et la Turquie.

A Kokkinotrimithia, un des réfugiés du bateau, Abou Mahmoud, a commencé à exercer une fonction de simsar (courtier) au nom d'un passeur syrio-kurde travaillant à travers la frontière. Il proposait un vol pour l'Europe pour 5 000 euros.

« Dans le camp, [Abou Mahmoud] parlait aux gens et disait qu'il avait un voyage en avion vers la Belgique à proposer, a expliqué Fouad. Je n'y ai jamais cru au départ. Mais quand j'ai vu des gens adhérer et poser des questions à ce sujet, j'ai suivi. »

Après avoir quitté Kokkinotrimithia, Abou Mahmoud a commencé à raconter au groupe qu'il était harcelé par les autorités ; il a donc transféré tout l'argent au passeur, au nord. L'argent a disparu, probablement en Turquie. Les deux hommes ont plus tard été arrêtés, mais une grande partie de l'argent des réfugiés a disparu, et avec, un autre moyen de quitter l'île.

Fouad a perdu des milliers d'euros. « J'ai signé pour ce trajet », dit-il en regardant le sol, « et Abou Mahmoud m'a pris 9 000 dollars ». Mais il ne se laisse toujours pas décourager. « Si Dieu le veut, je réessaierai si j'en ai l'occasion. »

Un chemin tortueux vers l'Europe

Un autre passeur au nord de l'île, Ali, détient actuellement plusieurs milliers d'euros (1 200 euros par personne), destinés à emmener les réfugiés en Turquie. Grace à lui, certains membres du groupe auraient atteint la Turquie en bateau il y a quelques semaines. Dans l'église, cette nouvelle permet de garder espoir.

Grâce au statut de résident temporaire accordé aux réfugiés par le biais d'un visa de visiteur chypriote, destiné à légaliser leur séjour en vertu de la loi chypriote relative aux étrangers et à l'immigration, les Palestiniens n'ont pas besoin d'un visa préalable à l'arrivée pour entrer dans un Etat des Balkans en particulier, et peuvent utiliser un passeport d'urgence fourni au préalable par l'ambassade palestinienne à Chypre pour voyager, à condition qu'ils réservent un vol de retour et qu'ils soient en mesure de prouver au service d'immigration en Europe de l'Est qu'ils ne sont que de passage.

C'est un parcours compliqué et sans garantie de succès. Pourtant, certains ont réussi. Environ une douzaine de Palestiniens vivant auparavant dans l'église auraient réussi à atteindre l'Europe continentale de cette manière.

Shadi a déjà essayé à deux reprises de quitter le pays : une fois avec un faux passeport acheté à un passeur (même si la photo ne lui ressemblait pas du tout), et une seconde fois en s'envolant pour les Balkans.

« J'ai essayé de partir [...] il y a trois semaines », a-t-il raconté à Middle East Eye. « Ici, j'ai demandé à l'ambassade : "Ai-je besoin d'un visa ?", et ils m'ont répondu que non. J'ai demandé à la compagnie aérienne : "Ai-je besoin d'un visa ?", et ils m'ont répondu que non. Donc j'ai acheté un billet. Puis, quand je suis arrivé à l'aéroport, ils ont appelé le service d'immigration en [Europe de l'Est] et ils ont dit : "Il a besoin d'un visa." »

Souvent, ceux qui échouent retournent à l'église, faisant l'objet de questions, de commisération et de plaisanteries.

Mahmoud, un autre Palestinien de Yarmouk âgé d’une vingtaine d’années, se souvient qu'il est resté attendre debout à l'extérieur de l'aéroport après s'être vu refuser le passage.

« Je me souviens de ces trois jeunes filles qui sont passées. Elles allaient monter dans un avion, a-t-il raconté en souriant. Puis j'ai vu qu'elles avaient ces paniers... C'était pour leurs chiens, et elles les emmenaient aussi dans l'avion ».

Shadi se joint à la conversation. « Donc leurs chiens peuvent s'envoler vers l'Europe, alors que nous, nous sommes chassés de l'aéroport, comme des Palestiniens ? »

Tout le monde rit un instant, puis un silence se fait.

Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.

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