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Prise d’otage à Roumieh : un microcosme de l’Etat libanais en déliquescence

Surpopulation, corruption et sectarisme sont à la racine de la crise actuelle à la prison de Roumieh, où des militants sunnites pilotaient à distance des attentats commis au Liban et en Syrie

L’hiver dernier, le bruit courait dans tout le Liban que le printemps serait mouvementé.

On nous a d’abord prédit la guerre totale, parce que des djihadistes s’étaient massés le long de la frontière orientale du Liban avec la Syrie. Mais ce ne sera visiblement pas pour tout de suite car le changement climatique s’entête à bouleverser les saisons : froid et neige ont fait mentir la tradition printanière de reprise des hostilités dans les conditions météo les meilleures.

On est alors passé à la prédiction du retour des assassinats politiques, suite aux allusions du ministre de l’Intérieur, Nohad Machnouk, à des rapports ambigus allant en ce sens. Une chose est sure : le Liban est chroniquement affligé de tant de malheurs que la prophétie d’en subir un de plus y a toutes les chances de se réaliser d’elle-même – d'où, peut-être, le succès du business de la voyance au Liban.

On avait donc tout prévu pour ce printemps, mais pas cette récente prise d’otages, certes peu banale, même pour un pays aux coutumes bien ancrées en la matière.

Le 17 avril, les médias annonçaient que des détenus avaient séquestrés un certain nombre de gardiens à la prison de Roumieh, au nord de Beyrouth. Les chiffres variaient d’un journaliste à l’autre, mais bientôt la plupart d’entre eux s’accordèrent pour dire qu’entre quatorze et vingt employés à la sécurité étaient retenus en otage, ainsi que d’autres membres du personnel.

A l’origne de l’incident, une émeute au bloc cellulaire D de Roumieh, qui, en janvier, avait dû accueillir des détenus du bloc B, en cours de rénovation. Avant les travaux, cette aile de la prison était contrôlée par les détenus islamistes sunnites : on y trouvait ordinateurs et mobiles à foison, et ce bloc était de fait devenu interdit aux gardiens.

Outre leur connexion internet, l’endroit disposait également d’autres éléments de confort, dont un système privé de filtration de l’eau, un salon de coiffure et un café, sans oublier l’accès à du matériel de fabrication d’armes.

Le bloc B était depuis longtemps réputé abriter un centre terroriste de commandement et de contrôle : des prisonniers, équipés des dernières technologies, étaient en mesure, derrière les barreaux, de diriger à distance des opérations djihadistes au Liban et en Syrie. Apparemment, ils ont poussé le bouchon un peu trop loin en janvier : ces locataires ont été impliqués dans un double attentat suicide à Tripoli, au nord du Liban.

Machnouk y avait lâché les forces libanaises de sécurité intérieure, avec mission de transférer de force les prisonniers du bloc B au bloc D, mieux surveillé, avec la promesse que ce déménagement n’était que temporaire et que le bloc B serait bientôt à nouveau opérationnel, mais totalement réaménagé.

La nouvelle normalité

Pendant la crise des otages de la semaine dernière, les détenus-ravisseurs avaient, entre autres exigences, demandé de retourner à leur ancien terrain de jeu du bloc B, et de jouir encore du privilège d’avoir des mobiles – exigences relayées par les familles des détenus, qui, par de récentes manifestations, ont également appelé à la démission de Machnouk, pour cause de mauvais traitements présumés à l’encontre des détenus.

Ce qui est sûr c’est qu’une telle allégation n’est pas trop tirée par les cheveux, à en croire certains rapports concordants de faits de torture, entre autres agissements déplaisants de la police.

Singulièrement, Machnouk a également encouru les foudres du député Mohammad Kabbara du Courant du Futur, parti auquel le ministre de l’Intérieur appartient lui aussi. Selon le journal libanais Daily Star, Kabbara l’a accusé d’« avoir visiblement trop lu de romans policiers » et soumis les détenus de Roumieh à des humiliations similaires à celles de Guantanamo.

Les déclarations des politiciens libanais ont certes rarement d’autres motivations que leur souci de se maintenir éternellement en place ; mais l’analogie avec Guantanamo reste pourtant crédible, vu que les deux établissements sont spécialistes des détentions illimitées sans inculpation. Et, s’ils se targuent de contribuer à une application conforme de la justice, ces deux sites n’hésitent effectivement pas à sortir du cadre de la loi.

Après la libération des otages, moins de 24 heures plus tard, les médias ont diffusé diverses versions d’une déclaration de Machnouk affirmant qu’à Roumieh « tout était rentré dans l’ordre » et que, dans ce contexte « inhumain de surpopulation carcérale » les émeutes n’avaient rien que de très « normal ». Doit-on en conclure que l’inhumanité fait partie désormais de la nouvelle normalité ?

Conçu pour 400 détenus, le bloc D en logerait actuellement 1 100 environ. Le repeuplement du bloc B est prévu en mai. Peut-on s’attendre à moins d’inhumanité dans cette prison, en permanence surpeuplée quelle que soit la répartition des prisonniers ?

Au début de la remise aux normes, en janvier dernier, Machnouk avait prévu que le relooking du bloc B accoucherait d’un « centre de détention humanitaire répondant à tous les besoins des prisonniers ». Or, comme je le soulignais à l’époque, cette façon de voir avait, très opportunément, occulté que cette initiative spontanée de rendre plus humaine la prison de Roumieh entraînerait une révolution radicale des procédures d’exploitation et des perspectives gouvernementales.

D’une part en effet, le concept même d’une réinsertion sociale des détenus est anathème pour le système pénitentiaire libanais, et les pathologies qui y sont soigneusement entretenues arrangent bien, parfois, les affaires des politiques.

Beaucoup d’observateurs, dont certains partisans du Courant du Futur, se sont étendus sur les gages tacites, et parfois pas-si-tacites que cela, donnés à l’extrémisme sunnite, perçu comme bien utile pour faire contrepoids aux opposants intérieurs et régionaux.

Pendant ce temps, la remise à niveau des prisons libanaises, fortement dépendante d’investissements privés, offre aux acteurs de l'incarcération de masse l’opportunité de juteux bénéfices – pas vraiment le plus « humanitaire » des contextes.

« Faire tomber des têtes »

Au-delà des rumeurs d’ajustements humanitaires, le nouveau bloc B, dans sa version améliorée, est également censé se voir dépouillé de ses anciens gadgets de haute technologique.

Mais, lors de ma récente entrevue à Beyrouth avec Radwan Mortada (journaliste d’al-Akhbar au Liban ainsi qu’expert de Roumieh et des djihadistes), mon interlocuteur a pouffé de rire quand j’ai évoqué l’éventualité de changements au bloc B.

La contrebande de téléphones cellulaires et des autres panoplies disponibles aux détenus n’allait pas disparaître d’un simple claquement de doigt, a-t-il averti. Après tout, si un gardien de prison peut se faire quelques centaines de dollars – et parfois même jusqu’à la moitié de son salaire mensuel – en jetant en douce un appareil dans une cellule, pourquoi se priver ?

Quelques temps plus tôt cette année, le ministre de l’Intérieur lui-même a risqué une réponse possible : le Daily Star a écrit qu’il avait « promis que des têtes allaient tomber », si des gardes corrompus persistaient à laisser des téléphones mobiles entrer clandestinement dans les prisons ». Kabbara, s’il avait été d’humeur bravache ce jour-là, aurait pu suggérer que cet homme ne devrait pas regarder trop de vidéos postées en ligne par ISIS.

Évidemment, faire tomber des têtes n’est pas la meilleure façon d'inculquer aux citoyens une nouvelle mentalité. En outre, si l’on veut vraiment éradiquer la corruption au Liban, il vaudrait mieux s’y attaquer ailleurs qu’au bas de l’échelle sociale. On serait mieux avisé d’ouvrir le bal en suggérant à la classe dirigeante de procéder dans la foulée à son auto-décapitation.

Or, aucun remaniement n’a été envisagé qui prendrait bientôt le problème par le bon bout. Le Liban restera donc le parfait modèle d’un pays dysfonctionnel : un pot-pourri d’élites sectaires, occupées à piller les richesses et privant régulièrement le peuple de biens de première nécessité comme l’eau courante et l’électricité.

En l’absence de la moindre volonté de forger un Etat solidaire – ou qui fasse au moins semblant d’avoir les intérêts de sa population à cœur –, comment s’étonner que prolifèrent tant de comportements antisociaux, dont ceux passibles de se retrouver derrière les barreaux à Roumieh.

De fait, dehors ou en prison, toute la population libanaise est devenue l’otage du sectarisme, de la corruption et de l’inhumanité endémiques à notre pays.

- Belen Fernandez est l'auteur de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at work (Le messager impérial : Thomas Friedman à la manœuvre), Editions du Verso. Elle est rédactrice au magazine Jacobin.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : 7 avril 2006, des prisonniers dans leur cellule à la prison de Roumieh (nord-est de Beyrouth). Ce centre de détention compte parmi les plus vastes au Moyen-Orient ; prévu pour seulement 1 500 pensionnaires, il en accueille 4 500 (AFP).

Traduction de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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