Aya Chebbi : de la révolution tunisienne à l’activisme mondial
Lors de la seconde journée du Forum social mondial de 2015 qui a eu lieu à Tunis du 24 au 28 mars, Aya Chebbi, assise sous un chapiteau exposé au vent, s’agite sur son siège avec une intense animation. Cette activiste et blogueuse tunisienne de 26 ans vient d’écouter les quatre conférenciers d'âge moyen discuter de la nécessité pour les ONG et les mouvements sociaux d’écouter les voix marginales afin de rassembler leurs objectifs autour des besoins réels de la population.
Lorsque les intervenants ont terminé, ils ont laissé la parole aux membres de l'auditoire afin qu’ils expriment à leur tour leurs points de vue. Après avoir écouté plusieurs interventions, Chebbi s’est avancée et a complété les interventions du public, soulignant une contradiction flagrante. Alors qu’ils parlaient de la nécessité d'écouter les voix marginales, les intervenants avaient omis d'inclure la jeunesse : « Je pense que si quelqu'un a besoin d'écouter aujourd'hui, c’est votre génération, qui doit entendre la jeune génération », a souligné Aya Chebbi.
Le message d’Aya Chebbi sur la nécessité pour la jeunesse de se faire entendre et d’être aux premiers rangs des mouvements sociaux est tiré de son expérience lors de la révolution tunisienne de 2010-2011. La jeunesse tunisienne, Aya Chebbi inclue, avait formé la colonne vertébrale de l'insurrection qui a conduit au renversement de la longue dictature de Zine El-Abdine Ben Ali. Dans les années qui ont suivi, cette jeunesse a aussi joué un rôle important dans la formation de la société civile tunisienne.
Depuis la révolution, Aya Chebbi a fait de l’activisme sa vie. Ses succès sont notamment dus au fait qu'elle cumule trois identités. Elle est une femme tunisienne, arabe et africaine dans un monde globalisé. On retrouve ces trois identités à l’œuvre dans ses activités, notamment une attention particulière portée à la jeunesse, aux droits des femmes et à la confrontation de la fracture politique postcoloniale.
L’activisme d’Aya Chebbi l’a menée dans le monde entier dans le cadre des nombreux réseaux d’activistes qui quadrillent la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA), le continent africain et le reste de la planète. Tout au long, elle a remporté des prix pour son blog et a acquis une notoriété qui en a fait une source d’inspiration pour ses contemporains. Elle a récemment prononcé un discours aux Nations unies lors de la commémoration de la Journée de la Femme, discours portant sur le rôle des femmes dans la révolution tunisienne et sur la lutte permanente pour l'égalité dans la région MENA et en Afrique.
Si la révolution tunisienne a été l'étincelle qui a propulsé Chebbi, son engagement social avait commencé bien avant le soulèvement. L’expérience acquise pendant les quatre années qui ont suivi le soulèvement lui a donné un point de vue unique sur les différentes facettes de son identité multiple, lui permettant de plaider en faveur du changement dans différents milieux. Où son activisme pourra la mener est encore un mystère. Mais le cheminement de Aya Chebbi est éclairé par une vision limpide : peu importe ce qu’elle fasse, elle plaidera toujours pour la cause des femmes et des jeunes et continuera de contredire les images simplistes et déformées qui circulent sur la région MENA et le continent africain.
Engagement précoce et révolution
Pendant son enfance, Aya Chebbi a vécu partout en Tunisie en raison du travail de son père. Vivre ainsi dans de nombreux endroits, en particulier dans le sud sous-développé et à l'intérieur du pays, l’a sensibilisée à la question de l’exclusion sociale et de la pauvreté.
Ce contexte familial a mené Aya à ses premier pas dans l'engagement social en tant que bénévole auprès d’enfants atteints de cancer ou encore comme monitrice encadrant des jeunes lors de programmes scolaires estivaux.
En décembre 2010, quand la révolution a commencé, Aya Chebbi était en dernière année de ses études universitaires en relations internationales. Ben Ali avait alors suspendu les cours en raison de l'insurrection. « C’était stupide, cela nous a donné plus de temps pour nous organiser », se souvient Aya Chebbi.
Ces différentes expériences l’ont aidée à gérer les jours chaotiques et exaltants qui ont conduit à la chute de Ben Ali. Elle passait ainsi son temps dans les manifestations, à se documenter et à diffuser ce qui se passait, par des textes ou des photos.
Une identité multiple
Après la chute de Ben Ali le 14 janvier 2011, la vie n’a pas repris son cours normal. Au début du printemps, des combats entre les forces pro-Kadhafi et les rebelles en Libye ont entrainé une crise qui a vu plus de 300 000 réfugiés fuir et traverser la frontière tunisienne.
Au lieu de préparer ses examens de fin d’études, Aya Chebbi s’est précipitée vers la frontière sud du pays. Lors de son premier voyage, elle s’est portée volontaire dans une organisation œuvrant auprès des enfants des camps de réfugiés. Puis elle y est retournée et est demeurée plus d’un mois, dirigeant des classes d’éducation pour la paix et aidant les enfants à comprendre ce qui se passait autour d’eux.
Dans ces camps, Aya Chebbi a rencontré des migrants africains qui avaient fui la Libye. Quand elle ne travaillait pas, elle s’asseyait avec eux pour parler de leurs vies et de là d’où ils venaient. Cette expérience lui a permis de développer un sentiment d’appartenance à l’Afrique. « Je savais que j’étais africaine, mais en Tunisie, [cette identité] n’a jamais été aussi promue que le panarabisme », note-t-elle. « C’est à ce moment que j’ai compris que je devais faire quelque chose pour l’Afrique ».
Au début de l’été 2011, Aya Chebbi a préparé ses examens et les a réussis après seulement deux semaines de révision. Puis elle est partie aux Etats-Unis pour effectuer un stage de deux mois avec d’autres jeunes de la région afin de découvrir le fonctionnement du Congrès américain et travailler avec un think tank de Washington.
Après ce programme, Aya Chebbi est retournée en Tunisie et a trouvé un travail au sein d’une organisation de développement danoise chargée de recenser et cartographier la société civile tunisienne. Elle a également demandé et obtenu une bourse Fulbright pour enseigner l'arabe pendant dix mois à partir d’août 2012 aux Etats-Unis.
« Ce fut une décision difficile à prendre », déclare Aya Chebbi à propos de son retour aux Etats-Unis. Sa première expérience dans le pays s’était révélée frustrante. Pourtant, elle décida d’y retourner. « Quoi que les Etats-Unis fassent, cela affecte notre région, cela affecte mon pays », dit-elle. « Ma principale raison n’était pas l’enseignement de notre langue, mais l'enseignement de notre culture ».
Aux Etats-Unis, Aya Chebbi a pu constater qu’on n’attendait pas d’elle qu’elle représente simplement la Tunisie. Ses étudiants ou d'autres personnes l’approchaient avec des questions sur les droits des femmes en Arabie saoudite et les développements politiques en Egypte. « J’avais l’impression de représenter toute la zone MENA », explique-t-elle. Par conséquent, elle a compris qu’elle devait approfondir ses connaissances sur la région entière afin de pouvoir mieux en parler aux autres. Cette expérience l'avait ainsi rapprochée encore davantage de cette composante de son identité ainsi que des luttes et des aspirations partagées avec les autres jeunes militants de la région.
Des objectifs communs
Après l’obtention de la bourse Fulbright, Chebbi est retournée en Tunisie en mai 2013 et a poursuivi son engagement au sein de la société civile tunisienne. Elle a étendu son activisme à travers les réseaux de la région MENA et du continent africain. « Je n'ai jamais été confrontée à l’angoisse de ne pas savoir ce que j’allais faire le lendemain », précise-t-elle à Middle East Eye.
L'activisme d’Aya Chebbi dans la région MENA a deux facettes. Le premier est « d’expliquer au monde entier ce que cela signifie d'être arabe et musulman » précise-t-elle, et ce afin de lutter contre les stéréotypes.
Le second aspect suppose de mettre en contact les activistes de la région afin de soutenir les efforts de chacun. « Nous avons la même vision de la dignité et de la liberté », estime-t-elle à propos des soulèvements qui se sont propagés à travers la région en 2011. « Nous luttons pour la même chose ».
Aya Chebbi a également fondé l’African Youth movement (Mouvement de la jeunesse africaine) qui vise à lutter contre les stéréotypes sur le continent africain et tente également de combler le fossé existant entre l’Afrique sub-saharienne et l’Afrique du Nord. Le mouvement fait le lien entre les jeunes du continent afin de les aider à développer des solutions à leurs problèmes et à promouvoir la paix et la justice sociale.
En Tunisie, Aya Chebbi s’est investie dans la lutte pour l’égalité des sexes, travaille comme consultante pour des ONG, est une blogueuse et photographe et dirige des formations sur la communication non violente. Sur le plan international, elle s’est investie dans les questions concernant le changement climatique, dans divers réseaux de solidarité, ainsi que dans le Mouvement des citoyens du monde, un « mouvement des mouvements » visant à combler le fossé entre l'action locale et l’action mondiale.
Le travail de Chebbi dans tous ces domaines est unifié par un seul objectif, celui de créer un espace pour que les jeunes puissent trouver des solutions à leurs propres problèmes, prendre des initiatives, prôner l'égalité des sexes et s’opposer aux politiques des gouvernements occidentaux qui cherchent encore et toujours à diviser le monde dans le but d’en exploiter les ressources et de perpétuer les anciennes dynamiques coloniales.
Vers l'avenir
L’activisme d’Aya Chebbi lui a valu le respect d’autres militants. « [Elle] est une jeune leader décidée qui va façonner non seulement l'avenir de la Tunisie, mais également l'avenir de l'Afrique », déclare à MEE Jay Naidoo, un membre du gouvernement post-Apartheid de Nelson Mandela et qui est également le mentor d’Aya Chebbi.
« Elle a des projets et un programme et elle les amène au second niveau, le niveau de leur accomplissement », indique pour sa part Salim Salamah, un réfugié palestinien du camp de Yarmouk en Syrie.
« Elle est vraiment une source d’inspiration pour moi aussi », ajoute Annagrace Messa, une activiste grecque de 27 ans. « Nous avons le même âge mais ça se voit quand quelqu’un est particulièrement brillant ».
Aya Chebbi porte sur son parcours un regard distancié, l’attribuant uniquement aux circonstances historiques : « Je ne suis pas née dans un contexte normal. Ce n’est pas comme si j’avais pu simplement étudier, avoir un travail et rentrer chez moi ».
La puissance des événements ont eu raison de sa capacité à façonner sa vie et ont laissé à Aya Chebbi un vague sentiment d’incertitude sur ce que l’avenir lui réserve : « Je ne suis pas inquiète, je ne sais pas ce que je deviendrai… mais la vision est là et plusieurs chemins peuvent y mener ».
Traduction de l’anglais (original) par Hassina Mechaï.
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