Sissi conserve-t-il l'appui de ses principaux lieutenants ?
Suivez l'argent. En réalité, « Gorge profonde », autrement dit l'agent du FBI William Mark Felt Jr., n'a jamais prononcé ces mots au journaliste du Washington Post Bob Woodward. Pourtant, cela n'a pas empêché à la réplique la plus marquante du scandale du Watergate de devenir un leitmotiv pour les scandales politiques qui ont suivi. Aujourd'hui, si l'on souhaite comprendre les curieuses tensions entre l'Arabie saoudite et l'Egypte, entre le donateur et le quémandeur, il faut également suivre l'argent.
Nous pouvons maintenant ôter le qualificatif « présumé » au contenu de plusieurs heures de conversations enregistrées secrètement entre Abdel Fattah al-Sissi et son cercle restreint. La voix de Sissi sur les enregistrements a été authentifiée par des experts légistes britanniques spécialistes des contenus acoustiques, qui avaient déjà confirmé la voix de Mamdouh Shahin, son conseiller juridique militaire.
Entre autres choses, Sissi et son directeur de cabinet, Abbas Kamel, y révèlent le montant réel versé par les donateurs du Golfe dans les coffres sans fond de l'armée égyptienne. L'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Koweït ont octroyé à l'Egypte 39,5 milliards de dollars en espèces, en prêts et en dérivés pétroliers entre juillet 2013 (date du coup d'Etat) et janvier-février 2014. Depuis lors, encore plus d'argent est rentré. Certains estiment que le montant actualisé est proche de 50 milliards de dollars.
Si vous veniez d'hériter du trône saoudien, vous pourriez demander ce qui est arrivé à tout cet argent avant d'en distribuer davantage. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Au lieu de cela, Sissi est passé à l'offensive en laissant croire qu'il en demandait plus au monarque saoudien. C'est ce qu'il a déclaré lors d'une réunion entre des officiers militaires égyptiens de haut rang à la base aérienne militaire d'al-Mazzeh, à l'est du Caire. Sissi leur a indiqué qu'il avait « rappelé aux Saoudiens leurs responsabilités ».
C'est également la réplique qu'une des présentatrices de télévision à la botte de Sissi a été chargée de prononcer. Amani al-Khayyat a rapporté sur les antennes que lors de leur dernière rencontre, Sissi avait déclaré à Salmane qu'« [il] paierait le prix de [ses] choix ».
Cette joute publique entre l'Etat client et le payeur est un fait révélateur.
Depuis l'intronisation de Salmane, l'Egypte a reçu 6 milliards de dollars de la part des trois Etats du Golfe, mais je crois comprendre que cet argent n'est pas versé en espèces. Il s'agit d'un prêt à rembourser à hauteur de 2,5 %, soit un taux plus élevé que celui qui aurait été imposé par le Fonds monétaire international.
Dès le départ, la décision de Sissi d'évincer Mohamed Morsi était subordonnée au soutien financier qu'il pourrait tirer de l'Arabie saoudite et d'autres Etats du Golfe. Au cours des mois qui ont précédé juin 2013, Sissi a hésité, et c'est seulement après avoir obtenu un engagement ferme de la part du défunt roi saoudien Abdallah selon lequel le coup d'Etat militaire rapporterait 12 milliards de dollars que Sissi a décidé d’exécuter son plan. Le coup d'Etat était multidimensionnel, mais parmi ses composantes figurait une proposition financière. Si celle-ci prend fin désormais, le pari semble alors très différent pour Sissi. Suivez l'argent.
L'attitude de Salmane envers Sissi a transparu dans une longue entrevue entre le monarque saoudien et le Président turc, Recep Tayyip Erdogan. Erdogan avait exposé trois conditions préalables à un accord pour une réconciliation publique avec Sissi, qui était à ce moment-là en Arabie saoudite : la libération des prisonniers politiques, l'annulation des condamnations à mort et la reconnaissance par Sissi de la liberté d'association, c'est-à-dire du droit de manifester. Comme cela revenait à toucher aux trois piliers du coup d'Etat militaire, il était évident que les exigences d'Erdogan ne seraient pas respectées.
Dans le compte rendu public donné par Erdogan de cette rencontre, aucune entente au sujet de l'Egypte n'a été mentionnée. Salmane a avancé que l'Egypte avait toujours été dirigée par un dictateur militaire. Si ce n'est pas Sissi, qui donc prendrait le pouvoir, a-t-il demandé à son interlocuteur turc lors des pourparlers. L'Arabie saoudite ne veut qu'une seule chose de l'Egypte, et cela n'a rien à voir avec le Printemps arabe, la place Tahrir ou la démocratie : elle veut la stabilité. Et comment garantir la stabilité sans l'armée au pouvoir ?
Tel était l'argument de Salmane. Toutefois, ce soutien ne semble pas être un soutien total et sans faille pour Sissi. Dire que Riyad soutient la stabilité en Egypte et dire que Riyad soutient Sissi sont deux choses différentes. Et si un autre général soutenu par l'armée se présentait avec un programme viable pour normaliser le pays ? Combien de temps Sissi resterait-il l'homme à soutenir ? Et si le pays devenait plus instable, plutôt que le contraire ?
Lorsque Sumner Welles, secrétaire d'Etat de Franklin D. Roosevelt, déclara que le dictateur brutal du Nicaragua, Somoza, était un « bâtard », le Président américain a répondu : « Oui, mais c’est notre bâtard. » Cette réplique ne s'applique pas à Sissi. Le dictateur égyptien n'est pas l'homme de Salmane. Il est au contraire l'une des nombreuses erreurs commises par son demi-frère Abdallah dans les années crépusculaires de son règne. Salmane ne devrait pas se sentir responsable du sort de Sissi, mais seulement de celui de l'Egypte, ce qui est le cas.
En poursuivant selon la logique de l'argument saoudien, l'avenir de Sissi dépend de sa capacité à prouver qu'il peut stabiliser l'Egypte. Tout indique le contraire. Comme le politologue égyptien Emad Shahin l'affirme dans un article récent, le régime de Sissi est de plus en plus personnalisé en l'absence d'un parlement élu. Il a délivré 263 décrets depuis son arrivée au pouvoir. Il n'a pas réussi à former une base politique derrière lui. Il n'est pas non plus en mesure d'évincer l'actuel ministre de la Défense en raison de la constitution qui a permis de sécuriser sa position lorsque lui-même occupait le poste.
Maintenant qu'il a retiré son uniforme militaire, Sissi le président civil est pris dans la toile de sa propre création. La situation sécuritaire en Egypte se dégrade. 1 641 actes de violence politique ont été enregistrés au cours des trois premiers mois de cette année, soit un incident toutes les 90 minutes.
Certaines figures haut placées de l'appareil militaire égyptien ont exprimé leur inquiétude à ce sujet et ont fait part de leur malaise à leurs collègues au sein des institutions parallèles à l'extérieur du pays. Ils n'ont jamais été heureux de ce coup d'Etat et l'ont soutenu parce qu'ils estimaient qu'il n'y avait pas d'autre option ; aujourd'hui, ils remettent de plus en plus en question la voie sur laquelle Sissi les emmène.
On m'a rapporté que l'un d'entre eux aurait déclaré que « la situation [n'avait] jamais été aussi mauvaise en Egypte. » Ceux qui écoutent ces voix tirent la conclusion que des fissures commencent à apparaître dans l'armée.
Il est possible de comprendre le point de vue de ces généraux. Ils ne pensent pas que l'armée soit en mesure de faire face aux exigences qui leur sont adressées car elle est devenue le principal organe de la sécurité nationale. De plus, ils ne veulent pas que l'armée soit tenue pour responsable du chaos social. Il s'agit peut-être d'une des choses qui ont motivé l'enregistrement des conversations du cabinet officieux de Sissi et leur divulgation seulement deux semaines après l'arrivée de Salmane au pouvoir. Etant donné que le téléphone portable d'Abbas Kamel est fourni par les services de renseignement général égyptien, l'enregistrement des conversations dans le cercle restreint de Sissi était un travail intérieur. Quelqu'un a voulu que le roi Salmane entende par lui-même ce que Sissi dit et pense des donateurs du Golfe dont il dépend.
L'une des préoccupations principales est la possibilité, voire la probabilité selon certains, de voir l'insurrection dans la péninsule du Sinaï migrer vers l'Egypte continentale. Pour la supprimer, l'armée égyptienne a eu recours à des tactiques brutales en dévastant la partie égyptienne de Rafah, ville qui chevauche la frontière avec Gaza, en imposant des couvre-feux, en tirant à tout-va dans les villages et en détruisant quelque 10 000 foyers. Le Sinaï a une population clairsemée, qui s'élève à environ un demi-million d'habitants. Que se passerait-il si la même chose commençait à se produire en Haute-Egypte, où la population atteint 30 millions d'habitants ?
Conservatrice sur le plan religieux, cette région a voté massivement en faveur des Frères musulmans et est marginalisée économiquement. C'est ici que Wilayat Sinaï, une franchise de l'Etat islamique, a l'intention de s'installer. Abou al-Masri Safyan, membre de l'Etat islamique issu de Wilayat Sinaï, a annoncé l'ouverture prochaine d'une branche. Assiout et al-Qayoum, deux villes situées en Haute-Egypte, avaient la réputation d'être des foyers de militantisme antiétatique dans les années 90. Selon un partisan de l'Etat islamique en Haute-Egypte, « on ne peut faire face à la violence qu'avec la violence ; ces organisations ne peuvent pas rester sans répondre, les mains liées ».
Cette annonce a été rejetée par le général Mohamed Mahfouz, expert militaire égyptien, qui dénonce « un événement médiatique sans valeur ».
« Nous sommes différents de la Syrie, de la Libye et de l'Irak : notre armée est toujours un acteur efficace et aucune organisation [non étatique] ne contrôle des zones limitées, comme c'est le cas en Syrie. »
« Malheureusement, les frontières orientales, occidentales et méridionales de l'Egypte sont toutes reliées à des Etats qui soutiennent le courant politique salafiste, ou dont des zones considérables sont dominées par ce courant, a déclaré Mahfouz. Les groupes exploitent les ouvertures à la frontière pour faire entrer leurs agents [en Egypte]. »
Nous verrons ce qui arrivera. Les puissances occidentales soutenant Sissi, et l'Union européenne en particulier, ne peuvent pas se permettre de voir une crise se développer en Egypte et ne tenter d'intervenir qu'une fois que celle-ci aura éclaté. Elle a attendu que la Libye s'effiloche, et a également attendu que la Syrie sombre dans la guerre civile, tout comme le Yémen.
Si l'Egypte suivait le même chemin, l'explosion ne se mesurerait pas sur une échelle conventionnelle, mais sur une échelle nucléaire. Les Egyptiens qui fuiraient cette explosion ne pourraient partir que dans une seule direction. Ils monteraient sur les bateaux faisant cap vers le nord, à destination de l'Europe. Combien de temps encore l'Europe peut-elle se payer le luxe d'observer sans rien faire la déstabilisation de l'Egypte ?
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il est éditorialiste en chef de la rubrique Etranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Etranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Education au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le roi saoudien Salmane ben Abdelaziz al-Saoud accueille le Président égyptien Abdel Fattah al-Sissi avant une rencontre officielle dans la capitale saoudienne, Riyad, le 2 mai 2015 (AFP).
Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.
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