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Quelles sont les motivations réelles des Saoudiens au Yémen ?

Au-delà de l’opposition à l'Iran, pour la maison des Saoud, le chaos et l'anarchie au Yémen semblent être préférables à l'émergence d'une démocratie

Jamal Benomar, l'ancien médiateur de l'ONU au Yémen, a provoqué de vives réactions diplomatiques en m’indiquant récemment qu'une douzaine de partis yéménites, dont les houthis, étaient proches d'un accord de partage du pouvoir avant que la première bombe saoudienne ne soit larguée sur le Yémen, le 26 mars.

Benomar a affirmé qu'il existait un consensus sur l'intégralité des points principaux, à l'exception du rôle de président, mais que cette avancée a été interrompue par la campagne aérienne saoudienne.

Bien que les houthis aient occupé la capitale et arrêté le Président Abd Rabbo Mansour Hadi avant sa fuite vers Aden, ils avaient accepté de lui accorder un rôle réduit de président de transition, indique Benomar. Ils avaient également convenu de retirer leur milice de Sanaa pour la remplacer par des forces de sécurité d'unité nationale préparées par les experts de l'ONU. En retour, les houthis auraient obtenu une participation d'environ 20 % au gouvernement.

« Lorsque cette campagne a commencé, une chose importante est cependant passée inaperçue : le fait que les Yéménites étaient proches d'un accord qui aurait institué un partage du pouvoir avec les houthis, m'a affirmé Benomar. Il y avait donc un moyen d'arrêter cela. »

Interrogé au sujet des propos que Benomar m'avait tenus, le département d'Etat américain a reproché aux houthis d'avoir fait dérailler les pourparlers. Toutefois, Benomar conteste vivement cet argument. Les houthis étaient à la table des négociations jusqu'au bout et n'avaient pas besoin d'être bombardés pour y revenir, m'a-t-il indiqué. Ils savent qu'ils ne sont pas assez forts pour gouverner tout le Yémen, mais insistent toutefois sur le fait que le Yémen ne peut être gouverné sans eux.

Hadi a refusé tout affaiblissement de ses pouvoirs. Pourtant, la recherche d'un compromis a continué jusqu'à ce que ce dernier appelle de ses vœux une intervention saoudienne, alors que les houthis se déplaçaient vers le sud. Les bombardements saoudiens ont ensuite fait voler en éclats le processus négocié par l'ONU. Et Benomar a démissionné.

Les médias détenus par les Saoudiens ont vilipendé ce dernier comme étant « l'envoyé du mouvement houthi » qui « fait la promotion d'un récit ridicule selon lequel l'opération Tempête décisive a fait avorter un accord politique potentiel au Yémen ».

Les raisons de l'intervention saoudienne

Cependant, une question demeure : pourquoi les Saoudiens pilonnent-ils le Yémen depuis plus de six semaines, causant la mort de près de 1 500 personnes, selon les chiffres publiés par l'ONU ?

Les Saoudiens ont affiché publiquement trois motivations : faire revenir Hadi au Yémen en tant que président, écraser le mouvement houthi et limiter l'influence iranienne dans le pays.

Après un mois et demi de frappes aériennes, Hadi n'est pas revenu au pouvoir et les houthis n'ont pas été vaincus. Et bien qu’un soutien soit apporté par les Iraniens, même les responsables américains nient toute influence opérationnelle de Téhéran au Yémen.

Un diplomate ayant une connaissance approfondie de la situation au Yémen m'a expliqué que les houthis ne sont pas des « agents iraniens », et que ces derniers « prennent leurs propres décisions » et « ne se livrent pas à des tactiques terroristes ». Ce sont des zaydites, une secte chiite différente de celle de l'Iran. Le mouvement houthi a commencé au début des années 90, mais n'a reçu le soutien iranien que ces cinq dernières années. Téhéran a également critiqué les houthis lorsque ces derniers ont dissous le parlement.

Les houthis n'ont pas non plus besoin d'un énorme approvisionnement en armes de la part de l'Iran. Le Yémen est l'un des endroits les plus armés de la planète et les houthis ont non seulement dévalisé les stocks gouvernementaux mais ont aussi été approvisionnés par les forces qui sont restées fidèles à l'ancien Président Ali Abdallah Saleh. Ce dernier n'est jamais sorti de la scène et a continué à exercer une influence déstabilisante afin de pouvoir être considéré comme la seule personne capable de rétablir la stabilité dans le pays.

Le diplomate a avancé une autre hypothèse, selon laquelle les motivations de l'intervention saoudienne allaient au-delà des houthis et de l'Iran. Selon lui, l’objectif ultime de Riyad était d'écraser la menace d'une démocratie progressiste susceptible d'émerger dans son arrière-cour.

« Il était question de Yéménites qui déterminaient librement leur avenir, a-t-il expliqué. A travers des négociations. Des négociations auxquelles les houthis prenaient part. »

L'accord sur lequel Benomar avait rassemblé un assentiment majeur octroyait aux femmes 30 % des postes ministériels et 30 % des sièges au parlement. « Dans l'Arabie saoudite voisine, ils discutent encore de leur droit de conduire », a indiqué le diplomate.

« C'était un programme progressiste qui n'enthousiasmait pas leurs voisins, a-t-il dit. Les Saoudiens s'affirment et veulent imposer la solution qu'ils souhaitent, quelle qu'elle soit. »

Le diplomate a évoqué l'existence d'un impératif historique. Riyad essaie depuis longtemps d'imposer son « propre ordre politique » au Yémen. « Tous ceux qui ont gouverné le Yémen ont été nommés par les Saoudiens », a-t-il indiqué.

La stratégie saoudienne face au « Printemps arabe »

Ceci cadre avec la stratégie employée par les Saoudiens tout au long du « Printemps arabe », consistant à empêcher la démocratie de prendre racine à travers la région, de peur que celle-ci ne se propage au niveau national et ne menace leur monarchie.

C'est la raison pour laquelle ils ont déployé mille soldats à Bahreïn en 2011. Là aussi, l'influence iranienne était évoquée. Mais la plus grande menace était représentée en fait par la vaste majorité chiite qui, si elle était pourvue de droits démocratiques, aurait pu se débarrasser de la monarchie sunnite et inciter la minorité chiite de l’Arabie saoudite à faire de même.

En Egypte, les Saoudiens ont financé le renversement militaire du premier gouvernement démocratiquement élu du pays. Certes, le défunt roi Abdallah était un adversaire des Frères musulmans. Mais c’est la façon dont ils étaient arrivés au pouvoir qui était la source de préoccupation majeure.

En Syrie et en Irak, l'Arabie saoudite s'est rangée derrière une opposition peu démocratique ; en effet, il s'agit dans de nombreux cas d'extrémistes qui mépriseraient les notions d'élections et de pluralisme si jamais ils arrivaient au pouvoir.

L'influence iranienne en Syrie et en Irak serait encore une fois la raison invoquée pour justifier l'intervention saoudienne. Il ne fait aucun doute que depuis la révolution de 1979, l'Iran et l'Arabie saoudite se considèrent mutuellement comme une menace qui se répand dans la région et doit être arrêtée. Objectivement, chacun des deux pays est le reflet de l'autre (même si l'Iran présente davantage d’éléments démocratiques), et tous deux prétendent agir de manière défensive.

Tandis que l'Occident et Israël soutiennent le camp saoudien et crient au loup en pointant du doigt la menace et l'influence iraniennes, les chiites de la région, une minorité marginalisée pendant la majeure partie de l'histoire de l'islam, voient les Saoudiens et leurs alliés sunnites comme la menace et l'Iran comme le protecteur.

En fin de compte, seule une sorte de compromis entre Riyad et Téhéran est susceptible de permettre le début de la résolution des crises qui se multiplient dans la région, de Beyrouth à Bagdad. Si Washington était vraiment un médiateur politique neutre et engagé à maintenir la stabilité régionale, ceci serait sa priorité.

Les Américains n'ont pas vraiment été séduits par l'aventure saoudienne au Yémen, et ont fait pression sur Riyad pour qu'une pause humanitaire soit accordée (censée commencer mardi après une campagne de bombardements massifs dans la province de Saada). C'est peut-être pour atténuer la colère des Saoudiens suite à leur rapprochement avec l'Iran que les Américains les ont laissés se distraire au Yémen, pour se défouler contre les Iraniens aux dépens des Yéménites innocents.

Ainsi, le jour d'un arrangement saoudo-iranien n'a jamais été aussi éloigné – si tant est qu’il se produise un jour – alors que l'implication directe de l'Arabie saoudite au Yémen dépasse tout ce qui a pu être vu autre part dans la région. Riyad semble s'être engagé dans la voie d’une solution militaire. Toutefois, l'Arabie saoudite sait que son objectif de détruire les houthis et de remettre Hadi ou un autre dirigeant autoritaire au pouvoir est impossible à réaliser sans forces terrestres. Et même ainsi, ce n’est pas garanti.

Le besoin de troupes terrestres

Dépourvus de troupes endurcies au combat, les Saoudiens sont entrés en contact avec le Pakistan, qui a entrepris une procédure mystérieuse à leurs yeux : un vote parlementaire sur le sujet. Et le parlement pakistanais a répondu par la négative.

Alors que le gouvernement militaire égyptien est fortement tributaire du financement massif en provenance d'Arabie saoudite, renvoyer des soldats égyptiens au Yémen cinquante ans après la dernière fois que cela s’était produit serait une décision profondément impopulaire au niveau national. Sur les quelque 70 000 Egyptiens soldats envoyés alors au Yémen, plus de 10 000 avaient été tués.

Dans les années 60, tous les rôles étaient inversés. Les Saoudiens soutenaient les zaydites et combattaient les Egyptiens. En effet, les zaydites avaient vu leur monarchie se faire renverser par une rébellion d'officiers républicains, sur le modèle de la révolution de Nasser. Tout comme ils craignent aujourd'hui la propagation de la démocratie, les Saoudiens craignaient alors la propagation d'une révolution républicaine qui menaçait les monarchies de la région.

Le retour de l'Egypte dans le bourbier yéménite s'apparenterait à une nouvelle invasion du Vietnam par les Etats-Unis aujourd'hui.

En attendant, les Saoudiens attaquent par voie aérienne et ciblent les houthis, la principale force luttant contre al-Qaïda, tout en préservant les extrémistes sunnites. Ces derniers forment la branche d'al-Qaïda qui a revendiqué les attentats de Paris. Les frappes de drones américains contre ces extrémistes, qui ont été largement inefficaces et ont causé la mort de civils, ont été réduites après l’évacuation par les Etats-Unis de leur base au Yémen.

Al-Qaïda, soutenu depuis les années 80 par des financements saoudiens en Afghanistan, a réalisé une progression importante sur le terrain depuis le début de l'assaut saoudien en prenant diverses villes et aéroports.

En l'absence de forces pakistanaises ou égyptiennes, al-Qaïda est devenu en substance le contingent terrestre de facto de l'Arabie saoudite au Yémen dans la lutte contre les houthis. Etant donné que l'instabilité augmente, les Saoudiens ont également commencé à larguer des armes à destination des tribus alliées postées près de la frontière saoudienne.

Riyad a créé un bourbier au Yémen, et le roi Salmane ferait peut-être bien de prêter attention aux paroles de son prédécesseur, le roi Abdelaziz al-Saoud. En 1934, ce dernier avait indiqué à l'agent britannique John Philby : « Mon père et mes grands-pères ne possédaient pas le Yémen, et personne n'a été en mesure d'y assurer la sécurité et la stabilité. Qui peut gouverner le Yémen avec ses zaydites et ses problèmes ? ».

De toute évidence, pour la maison des Saoud, le chaos et l'anarchie au Yémen semblent aujourd'hui être préférables aux dangers d'une démocratie.

- Joe Lauria travaille depuis plus de vingt ans en tant que journaliste indépendant couvrant les affaires internationales et en particulier le Moyen-Orient. Journaliste d'investigation pour The Sunday Times of London et Bloomberg News, il produit des reportages depuis l'ONU pour The Boston Globe, The Montreal Gazette, The Wall Street Journal, The London Daily Telegraph, The Johannesburg Star et The National. Il écrit également pour The New York Times, Washington Post, Salon.com et The Guardian. Il produit des reportages depuis cette région, dans laquelle il a beaucoup voyagé.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : fumée provoquée par des frappes aériennes de la coalition dirigée par l'Arabie saoudite contre des cibles houthies dans la capitale yéménite Sanaa, le 12 mai 2015.

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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