Pour les Kurdes, le succès du HDP aux élections turques ravive l’espoir
DIYARBAKIR, Turquie - Un matin d’automne en 1994 l’armée turque est arrivée au village de Musa et l’a chassé avec sa famille, les forçant à s’en aller sans aucunes affaires personnelles. Il était un des milliers de Kurdes déplacés après que l’armée ait brûlé totalement leurs villages.
Cette tactique brutale s’expliquait par la volonté de l’armée d’éliminer tous les refuges possibles où les membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) auraient pu se cacher et de punir collectivement tous ceux qui avaient soutenu leur rébellion armée.
Vingt-et-un ans plus tard, alors que le processus de paix est toujours suspendu, les Kurdes de Turquie sont parvenus à la réalisation de cette plateforme politique qu’ils ont longtemps désirée. Dimanche soir, le Parti démocratique des peuples (HDP), pro-Kurde, a obtenu le 13 % des voix lors des élections nationales, 3 % de plus du seuil nécessaire pour entrer au parlement.
Dès que la nouvelle a été diffusée, les célébrations ont éclaté rapidement dans les rues de la ville de Diyarbakir, considérée la capitale de la population kurde de Turquie.
« A une époque, jamais je n’aurais imaginé voir un parti pro-Kurde entrer au parlement », a déclaré Musa à MEE après avoir vu les résultats des élections sur son portable. « Nous voulons simplement une vie normale et sans persécution ».
Rassemblés à l’extérieur des vieux remparts de la ville de Diyarbakir, les habitants ont agité avec fierté les drapeaux du HDP et du PKK. Dans le bruit des feux d’artifice lancés dans le ciel, on pouvait entendre des chants pour le HDP et pour Abdallah Ocalan, le leader emprisonné du PKK.
L’entrée au parlement du HDP empêche le parti jusqu’ici au pouvoir, le Parti pour la justice et le développement (AKP), de faire évoluer le pays d’un système parlementaire à un système présidentiel, un changement qui aurait donné au président Recep Tayyip Erdogan un contrôle plus direct sur les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire du pays.
Le succès électoral du parti pro-Kurde n’a pas seulement freiné la concentration du pouvoir entre les mains d’Erdogan, il a également renouvelé les espoirs des Kurdes qui ont subi la répression de l’Etat pendant des décennies.
Un rôle de moins en moins important pour le PKK
Le PKK, créé en 1978, s’est affirmé dans une période de chaos politique, au moment où les Kurdes n’avaient pas de plateforme politique pour répondre à la cruelle répression dont ils étaient l'objet. Quiconque osait parler ouvertement des Kurdes ou de la « question kurde » était accusé par l’Etat d’être un séparatiste.
Suite au coup militaire de 1980, l’Etat a interdit l’utilisation des langues kurdes et la discussion des questions kurdes et a imposé un seuil de 10 % des voix nationales pour que les partis puissent entrer au parlement, une disposition visant à exclure les Kurdes et d’autres minorités de la scène politique.
« Nous n’avons jamais voulu combattre », a affirmé Mehmet Shimshae, ministre du Tourisme du HDP, « mais nous y étions forcés ».
Après des années pendant lesquelles des candidats, désormais alignés au HDP, se sont présentés comme indépendants, la percée réalisée dimanche dernier a légitimé la présence du HDP dans le parlement comme jamais auparavant.
« Enfin nous avons une vraie voix », affirme Abdurahim, 40 ans, entouré de voitures qui klaxonnent et roulent à toute vitesse pour célébrer. « Pour beaucoup d’entre nous, c’est le rêve de toute une vie ». Mais pour ceux qui essaient d’obtenir la libération de leurs proches des prisons turques, il y a de l’espoir mais aussi de l’incertitude quant au poids politique accru du HDP.
Les parents des prisonniers politiques
Sada, un jeune kurde de 21 ans venant de Diyarbakir, a vu son cousin pour la dernière fois il y cinq ans, juste avant qu’il ne rejoigne le PKK. Un an plus tard il a été arrêté dans les montagnes et condamné à la réclusion à perpétuité.
« Seul le HDP peut faire quelque chose pour des personnes comme mon cousin », a raconté Sada à MEE quelques instants avant l’annonce des résultats des élections. « Je suis convaincu qu’ils sont les seuls à pouvoir reprendre le processus de paix. »
Les prisonniers affiliés au PKK ont souvent subi des abus atroces de la part de leurs gardiens.
Selon un rapport publié par l’Association du Barreau de Diyarbakir en 2013, les prisonniers des provinces kurdes de la Turquie sont susceptibles de subir des violences physiques, des menaces et des abus sexuels. Un groupe de prisonniers a été trainé au sol et enfermé dans des appareils de ventilation pendant des heures. Un grand nombre d’autres sont gardés en détention même au delà de la durée de leur peine.
« Nous ne voulons plus reprendre les armes », a affirmé Sada. « Mais en même temps, nous voulons revoir nos familles ».
Bien que le HDP ait joué un rôle déterminant de médiation lors des pourparlers de paix qui ont eu lieu depuis 2013, leur demande de libération des prisonniers politiques n’a pas obtenu beaucoup de résultats.
En septembre 2013, Erdogan a déclaré que les prisonniers proches du PKK ne seront jamais libérés. Mais avec l’entrée au parlement du HDP, les familles espèrent que la grâce pour leurs parents puisse être la principale requête pour tout accord de paix futur.
Abdulla, un Kurde de 50 ans propriétaire d’un parking, a raconté que son cousin a été illégalement condamné à la réclusion à perpétuité. Après l’assassinat de quatre fonctionnaires par le PKK en 1991, son cousin a été arrêté car il était le parent d’un membre de la guérilla et a été accusé de meurtre.
« Avec l’entrée au parlement du HDP nous avons une chance de revoir nos proches », a affirmé Abdulla à MEE alors qu’il s’allumait une cigarette dans son parking. « Nous avons cette opportunité de paix maintenant qu’Erdogan n’est pas au pouvoir ».
A quoi ressemblera le nouveau gouvernement ?
Pour la première fois depuis treize ans, l’AKP sera obligé de créer une coalition pour former un gouvernement. Si au bout de quarante-cinq jours le gouvernement n’a pas été formé, le Conseil électoral suprême (YSK) annoncera de nouvelles élections après deux mois.
Le Parti républicain du peuple (CHP), la formation d’extrême droite le Parti du mouvement nationaliste (MHP) et le HDP ont tous annoncé qu’ils ne participeront à aucune coalition de gouvernement avec l’AKP.
Mais si une coalition voit le jour, elle sera probablement composée par une alliance entre l’AKP et le MHP. Pour obtenir cette coalition, Erdogan devrait limiter son implication dans les affaires internes de son parti. En tant que président de la république il ne dirige plus l’AKP et il a un statut plutôt symbolique par rapport à celui du premier ministre.
Une alliance AKP-MHP pourrait miner le processus de paix puisque le MHP considère toute négociation avec le PKK comme un acte de trahison.
Toutefois, une coalition AKP-MHP semblait improbable après la déclaration du leader du MHP, Devlet Bahceli, qui a exclu toute alliance avec l’AKP.
« Le MHP est prêt à devenir la première force d’opposition à une possible coalition AKP-CHP-HDP » a déclaré Bahceli aux journalistes dimanche dernier.
Un autre scenario possible est représenté par une coalition entre le CHP et le MHP soutenue par le HDP. Cette alliance aurait une vie brève mais pourrait baisser le seuil du 10 % et renforcer les institutions civiles avant que des nouvelles élections ne soient organisées.
Alors que les racines de la question kurde restent les mêmes de toujours, les Kurdes de Turquie ont enfin trouvé de l’espoir dans le même système politique qui avait été conçu pour les exclure.
Aydin, un jeune de 21 ans qui a été victime de l’explosion à Diyarbakir il y a deux jours, dit qu’indépendamment de ce que le HDP pourra réaliser, il croit que leur voix saura communiquer le désir de paix des Kurdes.
« Je savais que nous allions dépasser le seuil », a-t-il raconté à MEE, regardant les célébrations par la fenêtre de l’hôpital. « Quoi qu’il arrive maintenant, je sais que le HDP nous honorera au parlement ».
Traduction de l'anglais (original) par Pietro Romano.
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