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Le but contre son camp d’Erdogan

Bien que le projet présidentiel d’Erdogan ait attiré bon nombre de critiques, l’AKP demeure un succès électoral et reste le seul parti assez fort pour faire avancer le processus de paix

Vous pourriez ne pas le croire suite à l’autopsie pratiquée sur sa dépouille depuis les élections de dimanche, mais le Parti pour la justice et le développement (AKP) reste un succès électoral. Il s’agit des onzièmes élections remportées par le parti en treize ans. Au cours des six dernières années, sa part des suffrages a varié de 39 % aux élections municipales de 2009 à 49,8 % aux élections législatives de 2011.

Même dans des élections à l’issue desquelles l’AKP s’est retrouvé dans l’incapacité de former un gouvernement unipartite, les partis d’opposition ne sont pas non plus parvenus à s’ériger au rang de partis nationaux. Le Parti républicain du peuple (CHP) n’a remporté aucun siège dans 37 villes. Le Parti d’action nationaliste (MHP), qui est arrivé troisième, a fait chou blanc dans 32 villes. Le Parti démocratique des peuples (HDP), qui a terminé quatrième, n’a obtenu aucune représentation dans 56 villes.

La carte électorale raconte la même histoire. Même dans un mauvais jour, l’AKP domine toujours la Turquie sur le plan géographique et démographique. Et ce avec un taux de participation supérieur de 20 points à celui des élections législatives en Grande-Bretagne le mois dernier. Personne ne peut dire que tous les Turcs ou tous les Kurdes n’ont pas été représentés par ce vote.

Si les élections de dimanche n’ont pas sonné le glas de l’AKP, cela a été le cas pour l’ambition d’Erdogan de mettre en place un système présidentiel. Ces résultats sont positifs dans la mesure où ils montrent que la démocratie fonctionne en Turquie et a permis de réfréner les ambitions de l’homme qui domine la vie politique turque d’une manière inédite depuis le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk. Le message passé par ces élections a été nuancé : oui, nous voulons que l’AKP soit le premier parti de la Turquie, mais non merci, nous voulons qu’Erdogan reste dans le cadre d’un système parlementaire.

Recep Tayyip Erdogan s’est tiré une balle dans les deux pieds en faisant de son projet informe, indéfini et unilatéral d’accroître les pouvoirs de la présidence, la question principale de ces élections. L’imprécision du projet ne lui a pas laissé de marge de manœuvre pour négocier. C’était une invitation dorée sur tranche à le tuer avant même que l’idée soit bien formée.

Dans une atmosphère de polarisation et de complot qui domine la Turquie depuis les manifestations du parc Gezi, le projet présidentiel d’Erdogan a invité ses adversaires à le dépeindre comme un sultan en devenir. Certains dans le parti ont mis en garde contre le danger de transformer ces élections en un référendum sur un projet qui n’en était encore qu’aux contractions.

Erdogan n’a pas non plus considéré tous les aspects des messages qu’il a diffusés dans sa campagne. On ne peut pas aspirer à être le président de tous les Turcs (et de tous les Kurdes) si l’on ne fait que présenter ses adversaires ou même ses anciens alliés comme des comploteurs qui cherchent à subvertir l’État. Un système présidentiel avec des institutions étatiques fortes est une chose. Un système dans lequel les institutions se battent encore pour leur indépendance de l’exécutif est une tout autre chose. C’est rendre sa tâche de président gargantuesque que de n’avoir aucun moyen de parler à l’opposition, même dans ses propres rangs. Gül en avait. Erdogan n’en a pas.

Le langage employé par Erdogan face au HDP, parti kurde dont la montée devait causer sa perte, était particulièrement ironique. Erdogan aurait dû louer et saluer le fait qu’à la suite du processus de paix qu’il a fait avancer, les Kurdes avaient maintenant une voix et une présence au parlement réelles. Il aurait dû mettre en évidence les liens du HDP avec le PKK, comme étant le fruit de sa politique visant à entamer des négociations avec Abdullah Öcalan en prison et avec le PKK dans les montagnes de Kandil, quant aux avantages de la création d’un processus politique. Au lieu de cela, il a rejoint l’autre côté de la table d’un pas lourd et a attaqué les liens entre le HDP avec le PKK pour attirer les nationalistes turcs.

Erdogan n’a pas le monopole d’État sur les erreurs de jugement.

Depuis deux ans, l’AKP ouvre la voie vers un cessez-le-feu et une intégration sans précédent des Kurdes au cœur de l’État turc. Maintenant que les Kurdes ont trouvé leur voix politique, le HDP forme un parti d’opposition qui compte parmi ses électeurs des kémalistes (partisans de Mustafa Kemal Atatürk) et des gülenistes (partisans de l’intellectuel en exil Fethullah Gülen), deux groupes opposés au processus de paix. Si le vote pour les pro-Kurdes du HDP est un vote de protestation, employé également par des groupes qui restent implacablement opposés à l’idée d’accorder aux Kurdes des droits linguistiques et culturels, un problème se pose alors pour l’avenir.

Une distinction doit être faite entre les gains stratégiques et les gains tactiques. Sur le plan stratégique, concernant la manière dont le HDP en est arrivé là, la réponse est assez claire.

Il y a vingt et un ans, les Kurdes étaient chassés de leurs villages brûlés par l’armée turque. Il y avait un rejet général de la question kurde en Turquie. La langue kurde n’était pas autorisée. Trois mille villages ont disparu. Depuis, les principaux changements ont été la formation d’un parti promettant dès sa création de sortir les Kurdes de leur isolement, et le retrait de l’État profond nationaliste et des généraux du rang de force dominante dans la politique turque.

La fin d’une insurrection, a fortiori pour une insurrection aussi longue et aussi entachée de sang, est en soi un processus semé d’embûches. Pensez au temps qu’il a fallu pour que l’ETA ou l’IRA cessent leurs campagnes.

Il a fallu attendre l’accord anglo-irlandais de 1985 (lorsque Dublin a été officiellement intégré en tant qu’interlocuteur) et l’année 1994 pour que l’IRA proclame initialement un cessez-le-feu, à condition que le Sinn Féin soit inclus dans les pourparlers. Lorsque la Grande-Bretagne a exigé un désarmement préalable à la participation du Sinn Féin aux pourparlers multipartites, l’IRA a relancé sa campagne, perpétrant des attentats majeurs à Manchester et dans les Docklands de Londres. Un cessez-le-feu a été rétabli trois ans plus tard et l’accord du Vendredi saint s’est ensuivi en 1998, treize ans après le début du processus. À l’époque, trois Premiers ministres britanniques ont dû se passer le témoin des négociations. En comparaison, les pourparlers avec le PKK (actuellement paralysés suite à la mort de 34 personnes au cours de manifestations de soutien à la ville frontalière syrienne à majorité kurde de Kobane) en sont encore à leurs balbutiements.

Le processus de paix reste cependant la seule option possible pour les Kurdes, le HDP et le PKK. Et sur le plan stratégique, un seul parti est assez grand et fort pour mener ce processus à son terme : l’AKP. Les deux partis devraient s’en rendre compte. Se réjouir de la relative disparition de l’AKP est une stratégie tentante pour le HDP, mais qui ne se jouerait que sur le court terme.

Et après ? Il y aura une tentative de formation d’une coalition, mais ce pourrait être en grande partie de façade. L’histoire des coalitions gouvernementales en Turquie est peu reluisante et renvoie le pays à une époque d’instabilité politique et de coups d’État militaires. Si l’AKP entrait dans une coalition, il serait obligé de négocier et éventuellement de renoncer à l’ambition principale d’Erdogan, à savoir le système présidentiel, en particulier s’il tend la main au CHP. Des élections anticipées restent à l’heure actuelle l’issue la plus probable.

Quoi qu’il arrive, le parti devra se demander qui est responsable de ce revers. Deux points de vue divergent à ce sujet.

Une grande partie de cette responsabilité pourrait être attribuée à Erdogan, et il existe des preuves de voix dissidentes au sein de l’AKP. Le parti pourrait être en train de se scinder selon les lignes de clivage qu’Erdogan a lui-même créées. L’autre point de vue est que c’est parce qu’Erdogan n’était pas Premier ministre que le parti a subi ce revers de fortune. On pourrait prétendre que le plus grand atout de l’AKP reste son plus grand handicap. Mais il s’agit en soi d’une simplification excessive.

Le plus grand atout de l’AKP est son bilan sur treize années, le fait que le parti a tenu les quatre principales promesses qu’il a faites lors de sa création. La Turquie est désormais une économie majeure. En treize années, la Turquie a sensiblement évolué vers plus de démocratie, au lieu de s’en éloigner. L’armée est retournée dans ses casernes. Enfin, les Kurdes sont engagés dans un processus politique. C’est sur ce bilan que l’AKP devrait revenir pour obtenir une majorité de sièges.

Pour le Moyen-Orient dans son ensemble, ce qui se passe en Turquie est observé attentivement : en Iran, le seul autre État stable, mais aussi en Syrie, où Bachar al-Assad se prépare nerveusement au prochain mouvement de la Turquie. Les démocrates en Tunisie observent également la situation, tout comme les dictateurs et les monarques dans le Golfe et en Égypte.

Abdel Fattah al-Sissi est de son propre aveu opposé à la démocratie. Il a affirmé que les Égyptiens n’étaient pas prêts pour cela. Sa prescription est simple : la dictature est la seule garante de la stabilité et l’Égypte a uniquement le choix entre une dictature militaire et l’État islamique.

La Turquie constitue un modèle radicalement différent. Ici, les divergences politiques peuvent être arbitrées. Les ambitions politiques peuvent être tempérées par le vote populaire, tout en menant à bien des changements structurels majeurs pour la société et l’économie, la restriction de l’État profond et l’avancée des droits des minorités.

Dans une région bouleversée et fracturée par des conflits en grande partie sectaires, il s’agit d’un message puissant.

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il est éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.  

Crédit photo : Un partisan de l’AKP porte un t-shirt représentant le président Recep Tayyip Erdogan lors d’une cérémonie de commémoration à l’occasion de l’anniversaire de la conquête d’Istanbul par les Turcs ottomans, en mai (AFP)

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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