Que pensent les Iraniens de leur programme nucléaire ?
Alors que les négociations entre l'Iran et le P5+1 - les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies – font des progrès vers un accord complet sur le programme nucléaire de l'Iran, une question n'a pas été abordée par la presse occidentale : quel est le regard que porte le peuple iranien vivant en Iran sur le programme nucléaire ? Des dizaines de millions d'Iraniens ordinaires ont souffert suite aux sanctions économiques imposées à l'Iran par les Etats-Unis et leurs alliés, des sanctions souvent fièrement qualifiées de « sanctions les plus paralysantes de l'histoire » par les fonctionnaires américains, et qui sont principalement responsables de la profonde récession, du taux de chômage élevé et de l'inflation croissante de l'Iran.
Ce n'est pas une question simple. D'un côté, les Iraniens, férocement nationalistes et fiers des réussites de leur nation tout au long de l'histoire, sont bien conscients du fait que des grands journaux comme le New York Times, des groupes de réflexion bellicistes comme l'Institut pour la science et la sécurité internationale et la Fondation pour la défense des démocraties, ainsi que les puissants groupes de pression d'Arabie saoudite et d'Israël aux Etats-Unis diabolisent l'Iran, présentant une fausse image de son programme nucléaire et décrivant leur nation comme une menace pour le monde. D'un autre côté, une très grande majorité du peuple iranien s'oppose à de nombreuses politiques des dirigeants cléricaux de l'Iran.
Il n'est pas simple de mesurer les points de vue du peuple iranien car le système politique de l'Iran n'est pas démocratique. Des élections sont régulièrement organisées pour le parlement, la présidence, les conseils municipaux et l'Assemblée d'experts (un organisme constitutionnel qui nomme le guide suprême) qui, même si elles restent assez ouvertes et imprévisibles, ne sont pas démocratiques car les candidats doivent être approuvés par le Conseil des gardiens (un autre organisme constitutionnel). La presse, les groupes politiques, les syndicats et les organisations civiques sont étroitement contrôlés. Il y a des lignes rouges qui ne doivent pas être franchies.
Mais, en dépit de toutes ces limitations, on a pu constater des discussions animées au cours des deux dernières années, depuis que Hassan Rohani a été élu président en juin 2013, contrairement à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad qui a duré huit ans et qui n'a connu aucun débat significatif à propos du programme nucléaire en raison de la répression sévère que Mahmoud Ahmadinejad et ses partisans dans les services de police et de renseignement imposaient en Iran.
Soutien pour le programme nucléaire
Une enquête réalisée par l'université de Téhéran a permis de recueillir des données importantes sur les points de vue du peuple iranien. Selon le sondage effectué en janvier 2015, 91 % des Iraniens vivant en Iran considèrent l'expansion de l'infrastructure nucléaire comme importante pour leur pays, évoquant sa pertinence pour la science médicale, pour l'agriculture, pour l'augmentation de la production d'électricité et pour le renforcement de l'autonomie de la nation. 65 % des Iraniens interrogés pensent que la production d'armes nucléaires est contraire à l'islam (les résultats d'un sondage réalisé en 2008 par World Public Opinion ont indiqué les mêmes sentiments), et 78 % soutenaient la décision du gouvernement au cours de la longue guerre Iran-Irak dans les années 1980 de ne pas produire ni utiliser des armes chimiques contre l'Irak, même si ce dernier avait utilisé les mêmes armes à grande échelle contre les soldats iraniens.
Plus important, 78 % pensaient que le programme nucléaire de l'Iran est uniquement une excuse pour l'Occident permettant à ce dernier de mettre la pression sur leur nation. Les personnes interrogées dans le cadre du sondage semblaient être bien informées : 58 % connaissaient l'existence du Traité sur la non-prolifération nucléaire (TNP), tandis que les sondages indiquaient de manière systématique que seulement entre 20 et 30 % des Américains connaissaient son existence.
Une autre étude, réalisée en juillet 2014 conjointement par l'université du Maryland et le Centre pour la recherche sur l'opinion publique de l'université de Téhéran, a indiqué que 79 % étaient ouverts à un accord nucléaire complet avec le P5-1 qui comprend des assurances de la part de l'Iran indiquant qu'il ne produira jamais d'armes nucléaires, et 62 % soutenaient des inspections plus intrusives de l'infrastructure nucléaire de l'Iran de la part de l'Agence internationale de l'énergie atomique. 57 % soutenaient la proposition selon laquelle l'Iran doit limiter son enrichissement d'uranium de 3 à 5 %. Mais 70 % des personnes interrogées rejetaient également la proposition selon laquelle l'Iran doit démonter la moitié de ses centrifugeuses actives, tandis que 75 % s'opposaient à toute restriction sur la recherche nucléaire.
Depuis l'invasion illégale de l'Irak par les Etats-Unis en 2003, le Moyen-Orient est la scène de guerres sanglantes qui constituent une grave menace pour la sécurité de l'Iran, et la plupart des Iraniens considèrent que les responsables sont les interventions illégales de la part de l'Occident. Cela a renforcé le soutien pour le programme nucléaire en Iran. La plupart des Iraniens pensent que l'Occident applique des doubles standards quand il n'impose aucune sanction à Israël, au Pakistan et à l'Inde qui ne sont pas des signataires du TNP, et à la Corée du Sud dont il a été découvert par l'AIEA qu'elle travaillait sur de la recherche et des armes nucléaires.
Tous ces éléments ont donné lieu à de la rhétorique nationaliste. Même si une grande majorité considère que les armes nucléaires sont contraires à l'Islam, mais en sachant ce qui s'est passé pour l'Irak et la Libye - deux nations sans capacité nucléaire - et le fait que la Corée du Nord n'a pas été attaquée car elle dispose d'armes nucléaires, il est courant d'entendre des Iraniens vivant en Iran disant : « Pourquoi est-ce qu'Israël, le Pakistan et l'Inde ont la bombe, mais pas nous ? » La plupart des Iraniens vivant en Iran sont fiers de leurs succès nucléaires réalisés par des scientifiques, malgré toutes les restrictions imposées sur le programme nucléaire, ainsi que les menaces et la pression contre l'Iran exercées par l'Occident et Israël.
« Plus coûteux que la guerre avec l'Irak »
De manière générale, en Iran les groupes politiques peuvent être divisés en trois catégories principales : l'extrême-droite avec des liens déclarés et des liens secrets avec des organisations de sécurité et de renseignement ; les conservateurs traditionnels ; et les réformistes et des groupes similaires qui cherchent à faire évoluer le système politique vers un gouvernement plus inclusif et démocratique. L'extrême-droite et les conservateurs sont unis dans leur soutien au programme nucléaire de l'Iran et dans l'opposition à toute concession envers l'Occident.
Mais des acteurs importants parmi les réformistes critiquent le coût et la charge que le programme impose à l'Iran. Les critiques ne sont pas nouvelles. Au fil des ans, de nombreux réformateurs ont critiqué la politique du gouvernement à propos de la question nucléaire. Sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, quand les réformistes se voyaient interdits de critiquer le programme, certains des partisans du président critiquaient ce dernier pour sa politique étrangère et nucléaire, en particulier lorsqu'il tournait en ridicule les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies contre l'Iran en qualifiant ces dernières de « morceaux de papier déchirés ».
Lors d'une discussion dans le cadre d'une table ronde qui s'est tenue à l'université de Téhéran en décembre dernier, le Dr. Sadegh Ziabakalam, un professeur de l'université, a déclaré : « La guerre imposée [avec l'Irak] ne nous a pas nui autant que le programme nucléaire ». Le Dr Ahmad Shirzad, professeur de physique, dirigeant réformiste et ancien membre du parlement, a déclaré : « Si vous me demandez pourquoi nous avançons sur la voie du nucléaire, je dois dire que je n'en ai aucune idée », puis il a ajouté « C'est exactement comme pour le prolongement de la guerre [avec l'Irak] après la libération de Khorramshahr [en juin 1982] », une référence au fait que de nombreux Iraniens pensent que la guerre avec l'Irak aurait dû se terminer en juin 1982, après que les forces iraniennes aient expulsé l'armée irakienne de pratiquement tous les territoires iraniens qu'elle occupait depuis son invasion de l'Iran en septembre 1980.
Déjà en 2004, le Dr. Shirzad critiquait le programme nucléaire de l'Iran, persuadé que l'Iran n'avait pas besoin d'enrichir l'uranium sur son sol, qu'il n'avait pas besoin d'énergie nucléaire et qu'il n'était pas économique de mettre en place une vaste installation d'enrichissement en Iran. Les commentaires critiques des deux universitaires réformistes ont été durement critiqués à leur tour par la presse iranienne intransigeante. D'autres réformistes leaders, comme un ancien ministre adjoint de l'Intérieur, Mostafa Tajzadeh (qui est emprisonné depuis 2009) et l'ancien vice-Premier ministre Behzad Nabavi ont également critiqué le programme nucléaire.
Le Dr Davoud Hermidas-Bavand, membre du groupe nationaliste du Front national et professeur en relations internationales à l'université Allameh Tabatabaei de Téhéran, a rejeté la comparaison faite par les jusqu'au-boutistes entre l'importance du programme nucléaire et la nationalisation de l'industrie pétrolière de l'Iran entre 1951-1953 qui a provoqué le coup de la CIA qui a renversé le gouvernement du Premier ministre populaire de l'Iran, le Dr Mohammad Mossadegh, élu de manière démocratique.
Au cours de la même table ronde, le Dr Hermidas-Bavand a déclaré : « Ce qui s'est passé sous la présidence du [Dr] Mohammad Mossadegh était une lutte pour des droits basés sur la loi internationale. Mais à propos de la question nucléaire, la résistance contre les agressions [de la part de l'Occident et d'Israël] allait dans une direction qui réduisait à long terme les droits inaliénables [de l'Iran conformément au TNP par rapport à la technologie nucléaire]. À chaque fois, les négociations se terminent sans aucune résolution et résultent en de nouvelles sanctions. »
Par conséquent, même si le programme nucléaire bénéficie d'un large soutien en Iran, il fait également l'objet de critiques réfléchies. Tandis que les Iraniens soutiennent largement le programme, ils acceptent également le compromis avec les Etats-Unis et font d'importantes concessions en retour pour lever les sanctions économiques et pour éliminer la menace de la guerre.
Cela souligne également un autre fait important à propos de l'Iran : contrairement aux alliés des Etats-Unis dans la région, comme l'Arabie saoudite, les nations arabes du Golfe persique, la Jordanie et l'Egypte où il est quasiment impossible de critiquer le gouvernement, en comparaison et en dépit de la nature de son régime - une théocratie - l'Iran représente une société bien plus dynamique et bien plus ouverte dans laquelle même les questions les plus sensibles sont abordées.
- Muhammad Sahimi est professeur à l'Université de Caroline du Sud, à Los Angeles. Il a publié de nombreux travaux sur les développements politiques de l'Iran et sur son programme nucléaire, et il a été un analyste politique clé pour le site web PBS/Frontline : Tehran Bureau. Il a également publié un très grand nombre d'articles sur des sites web majeurs et pour la presse écrite, il est le rédacteur en chef et l'éditeur d'Iran News and Middle East Reports, et il est l'auteur d'un commentaire hebdomadaire filmé pouvant être vu sur http://www.ifttv.com/muhammad-sahimi/
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Des Iraniens chantent des slogans lors d'une manifestation à Téhéran le 29 mai 2015, suite à la cérémonie de prière hebdomadaire du vendredi pour demander au gouvernement de rejeter l'accord nucléaire avec les puissances mondiales. AFP (AFP)
Traduction de l'anglais (original) par Green Translations, LLC.
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