La Turquie va-t-elle envoyer des troupes en Syrie ?
Lundi, le Conseil national de sécurité turc (NSC) – où siègent ministres, généraux de haut rang, et chefs de la sécurité – s’est réuni en séance secrète dans le flambant neuf palais présidentiel. Tout le monde en Turquie le savait : un point extraordinaire se trouvait à l’ordre du jour, annoncé la veille par Mevlut Cavusoglu, ministre turc des Affaires étrangères : allait-on intervenir directement dans le conflit en syrien ?
Le calendrier peut sembler étrange : les élections générales en Turquie se sont avérées peu concluantes et un nouveau gouvernement n’est pas prêt d’être élu. Mais passer à l’action en Syrie n’exigerait pas l’accord du parlement. Le gouvernement AKP au pouvoir s’est octroyé douze mois de pleins pouvoirs militaires, par un vote à l’Assemblée nationale en octobre dernier.
Il ne faisait alors aucun doute qu’il s’agissait de cibler les forces syriennes pro-Assad. Désormais, la Turquie regarde ailleurs. Les remarques de Cavusoglu ont suggéré une intervention contre Daech. La presse en a conclu qu’il avait en tête d’établir éventuellement une zone de sécurité de 10 kilomètres, sur les 90 kilomètres de frontière contrôlés par Daech à l’ouest de Jarabulus et de l’Euphrate.
Mais Daech est-il effectivement la seule, ou la principale, cible potentielle ?
La Turquie a déclaré qu’elle considère le Parti syrien de l’union démocratique (PYD) comme tout aussi nuisible que Daech. En effet, certains journaux turcs prétendent régulièrement que Daech, le PYD, et les États-Unis sont tous ligués contre Ankara – invraisemblable à première vue. Et pourtant, la Turquie semble de plus en plus disposée à s’attaquer à Daech.
Jusqu’au printemps dernier, elle s’était fixée une ligne plutôt modérée quant aux menaces de Daech. Or, c’est en train de changer. Depuis plusieurs mois, le Président Erdogan condamne l’Etat islamique de plus en plus ouvertement. Cette semaine, un tribunal turc a arrêté deux personnes accusées de faire partie de Daech, et le journal Yeni Safak, pro-gouvernemental, a fait état de l’arrestation d’agents infiltrés.
Ceci fait suite à la découverte d’un tunnel, creusé apparemment pour permettre de passer secrètement en Turquie depuis la ville frontalière de Tal Abyad ; en outre, certains médias ont fait savoir lundi que des troupes de Daech creusaient des tranchées à proximité de la frontière turque. Daech n’est pourtant pas la seule cible possible.
De nombreux signes indiquent que le gouvernement turc est actuellement encore plus préoccupé par les Kurdes syriens. Quand le président Erdogan déclare que la Turquie ne permettra jamais la formation d’un nouvel Etat au sud de son pays, ce sont les Kurdes, et non Daech, qu’il a à l’esprit.
Depuis, Abdallah Selvi, journaliste proche du gouvernement, a écrit dans le quotidien Yeni Safak que la Turquie a en effet décidé d’entrer en Syrie ; pour mettre en place une zone tampon, non pas de 90 mais de 110 kilomètres, ce qui implique prendre le contrôle de certaines zones occupées par les YPG (Unités de défense du peuple kurde), probablement dans Afrin à l’ouest de la Syrie, ainsi que de quelques régions détenues par Daech.
La raison ? Protéger la population locale, tant de Daech que du YPG : message politique qui, du coup, ne prend plus Daech pour cible, car cela revient à déclarer que les Kurdes violent cruellement les droits humains et doivent donc en être empêchés. La presse pro-AKP accuse le PYD, injustement peut-être, de perpétrer un nettoyage ethnique de grande échelle à l’encontre des Arabes et des Turkmènes au nord de la Syrie, dont le massacre de plusieurs médecins et d’infirmières à Kobané.
Accusation qui ne provient pas d’Ankara mais d’un article publié par le Times de Londres le 1er juin, et en termes plus prudents le 13 juin par McClatchy. Cette agence de presse a souligné que, si ces allégations de nettoyage ethnique lancées contre le YPG sont motivées, ce serait très embarrassant pour le gouvernement des États-Unis, son allié de facto. Le communiqué, publié lundi après la réunion à Ankara du Conseil de sécurité, souligne des craintes de nettoyage ethnique.
Qu’elles s’avèrent finalement justifiées ou non – et certains observateurs bien informés, près de la frontière syrienne, pensent qu’elles sont fondamentalement infondées – les allégations de nettoyage ethnique par les YPG accroissent énormément les tensions, dans une région déjà plongée dans la tourmente et dont les populations locales fuient la violence.
La Turquie éclipsée par les Kurdes
Voici l’une des raisons de l’hostilité grandissante d’Ankara envers les Kurdes syriens : dans la bataille contre Daech, la Turquie se sentirait éclipsée sur la scène internationale par les combattants des YPG. Après la reprise de Tal Abyad, il était même question d’une opération militaire conjointe par le Burkan al-Firat (volcan de l’Euphrate) et les YPG contre la ville de Racca, principal bastion de Daech. Mais la plus grande crainte d’Ankara, c’est probablement de voir de facto naître un deuxième État kurde au Moyen-Orient, avec toutes les conséquences qu’on imagine sur les Kurdes de Turquie.
Pendant les deux ans précédant les élections de juin, Ankara a mené avec les Kurdes des pourparlers de paix peu concluants car, en échange d’un cessez-le-feu, les Turcs n’offraient que des concessions symboliques. Vu les événements, tant de rigidité n’est plus de mise et le climat de dialogue qui subsistait il y a seulement quelques mois a totalement changé. A l’intérieur de la Turquie, le Parti démocratique du peuple (HDP), pro-kurde, a gagné 80 sièges au parlement lors des élections de juin, avec 13 % des voix, portant ainsi un coup très dur à l’hégémonie de l’AKP, pour l’instant du moins.
Depuis les élections, l’ambiance avec les Kurdes tourne de plus en plus à la confrontation et tout compromis avec le gouvernement kurde syrien est exclu. Le président Erdogan traite le PKK – avec lequel il a pendant deux ans maintenu le dialogue dans l’espoir d’obtenir la paix, d’« organisation terroriste ».
Peut-on dès lors redouter un conflit ? Pas nécessairement. Certains observateurs estiment que M. Erdogan n’a pas vraiment l’intention d’intervenir en Syrie. Il se contente d’avertir les Kurdes de ne pas pousser le bouchon trop loin et, plus précisément, ne pas se risquer à étendre vers l’ouest la région qu’ils contrôlent. Toute agression contre les YPG entraînerait des représailles sur les Kurdes en Turquie. De son côté, Murat Karayilan, commandant du PKK, a averti qu’une attaque contre la Syrie kurde du nord déclencherait des combats en Turquie.
De plus, les militaires turcs ont fait savoir quasi publiquement qu’ils ne voient pas d’un bon œil d’éventuelles opérations transfrontalières. « Les soldats turcs seraient sans doute capables d’entrer en Syrie, mais parviendront-ils à s’en extraire ? », a demandé Ilker Basbug, chef d’état major à la retraite.
D’autre part, loin de montrer leur désapprobation d’initiatives susceptibles de compliquer la lutte contre Daech, les États-Unis n’ont guère prêté attention aux appels du pied d’Ankara. Lundi, à la conférence de presse quotidienne du département d’État, le porte-parole, Mark Toner, a donné une réponse délibérément vague aux questions relatives à l’intervention turque en Syrie, évoquant simplement « les grands défis à la sécurité qu’ont à relever tous les pays de cette région ».
Il a suggéré, un peu curieusement, que les rumeurs sur la Turquie et son intention de créer une zone tampon n’ont de réalité que dans les médias. Si Ankara ne peut que se réjouir des propos de Marc Toner, les Kurdes risquent d’en concevoir de graves inquiétudes. Ces déclarations indiqueraient peut-être qu’aux yeux de Washington on a encore à faire à d’autres rodomontades de la part d’Ankara. Seulement voilà, même de simples rodomontades ont parfois de graves conséquences.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turque, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : soldats turcs postés devant Kobané, ville frontalière côté syrien (AFP).
Traduction de l’original par Dominique Macabies.
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