La campagne d’élimination continue en Égypte, la violence et l’instabilité menacent
Le gouvernement égyptien soutenu par l’armée s’est donné pour mission d’éliminer intégralement l’organisation des Frères musulmans de la vie sociale et politique en Égypte. Comme s’il fallait une preuve supplémentaire de cette volonté d’élimination, le gouvernement égyptien a illustré son intention mercredi dernier en tuant treize membres de l’organisation. Ces derniers se seraient retrouvés chez un particulier pour organiser, dit-on, les modalités de distribution aux orphelins de fonds collectés.
Plus tôt dans la journée, l’État islamique en Irak et en Syrie (EI) avait lancé une attaque contre des postes militaires égyptiens dans la péninsule du Sinaï, causant la mort d’une dizaine de soldats égyptiens. Les Frères musulmans ont rapidement dénoncé ces homicides alors que l’EI – pour qui ces derniers sont des infidèles – a revendiqué la responsabilité de l’attaque. La décision du gouvernement égyptien de s’en prendre aux membres de l’organisation des Frères musulmans, bien qu’absurde, n’a rien d’étonnant.
Les Frères musulmans représentent l’une des plus grandes menaces envers l’armée, la police et la justice égyptiennes. Ces institutions ont pu jouir d’immenses privilèges, tout en gardant une relative impunité pendant la majeure partie de la dictature militaire qui a duré soixante ans. En Égypte, pendant la brève transition démocratique de 2011 à 2013, l’organisation des Frères musulmans a remporté cinq élections consécutives, notamment l’élection présidentielle de 2012 qui a porté Mohamed Morsi au pouvoir.
La plupart des élections se sont soldées par des victoires écrasantes des Frères musulmans et rien ne laissait présager qu’ils pouvaient essuyer une défaite électorale à court terme. Bien que le bilan des Frères musulmans au pouvoir ne soit pas très positif, la simple menace qui pèse sur le pouvoir en place – symbolisée par les victoires électorales successives de l’organisation – montre à quel point les institutions publiques égyptiennes pourraient, avec le temps, perdre de l’influence.
L’armée, la police et la justice égyptiennes furent les grands perdants de cette courte période d’idylle entre l’Égypte et la démocratie, durant laquelle la police fut jugée et condamnée après qu’une commission d’enquête démocratique prouva sa responsabilité dans le massacre de Port Saïd, de haut-gradés de l’armée furent impliqués dans une commission d’enquête mise en place par le président élu, et le travail de la justice fut placé sous haute surveillance.
Ces mesures de transparence furent mises en œuvre avant même que l’Égypte se fût dotée d’institutions démocratiques stables. Si les projets du président Morsi pour les élections parlementaires avaient vu le jour, l’Égypte aurait pu bénéficier, pour la première fois dans l’histoire moderne du pays, d’un véritable équilibre des pouvoirs. Le Premier ministre, comme le prévoyait la désormais défunte constitution égyptienne de 2012, aurait été, selon l’avis des experts en droit constitutionnel, aussi puissant que le président élu.
Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi les forces de police égyptiennes extrêmement corrompues se sont réjouies du départ de Morsi. Dans un discours prononcé peu de temps après le coup d’État, un général de police soulignait que le temps où les officiers de police faisaient l’objet d’humiliation était révolu. Et d’ajouter : « ces pratiques sont derrière nous et rien de tel ne se produira plus désormais ». Il poursuivit en s’adressant aux officiers : « personne ne sera en mesure de s’opposer à notre force. »
Malgré l’arrivée au pouvoir d’un président élu, la jeune démocratie égyptienne, qui n’en était qu’à ses balbutiements, était toujours en proie à de nombreux problèmes. Au fil du temps, cependant, le pluralisme et la concurrence politiques (on dénombrait plus de quarante partis politiques inscrits lorsque Mohamed Morsi fut renversé en juillet 2013) auraient obligé tous les acteurs politiques en Égypte à rendre des comptes. L’espoir d’une plus grande transparence s’est envolé lorsque l’armée a destitué Mohamed Morsi du pouvoir le 3 juillet 2013, exactement un an après le début de son mandat de quatre ans.
La réaction du gouvernement soutenu par l’armée juste après le coup d’État était assez révélatrice. Le jour de l’événement, le président élu et son équipe présidentielle furent kidnappés ; des mandats d’arrêt furent délivrés à l’encontre de centaines de dirigeants de l’organisation des Frères musulmans ; un nouveau discours insinuant la « trahison » des Frères commença à se cristalliser et tous les organes de presse qui soutenaient les Frères furent fermés.
Dans les mois et les semaines qui suivirent le coup d’État, le gouvernement nouvellement consolidé perpétra plusieurs massacres à grande échelle à l’encontre des membres et des partisans des Frères musulmans, pour la plupart non armés. Il arrêta des dizaines de milliers d’islamistes pour raison politique, interdit officiellement le parti politique des Frères musulmans, adopta une législation empêchant les membres de l’organisation de se présenter comme candidats indépendants, et enfin prononça un nombre de condamnations à mort jamais atteint dans l’histoire moderne du monde. De plus, il interdit les livres écrits par les chefs religieux des Frères musulmans et gela les fonds des œuvres caritatives gérées par leur organisation. Le pouvoir réprima également les opposants laïcs de l’ordre militaire.
Au cours de l’été 2013, des politologues et autres analystes politiques ont prédit, avec raison, que le coup d’État en Égypte engendrerait répression et instabilité. Étant donné que toutes les voies de la contestation ont été fermées et que les islamistes ont été informés clairement qu’ils ne seraient pas autorisés à prendre part à la vie politique, et n’auront pas leur mot à dire dans l’espace sociopolitique égyptien, l’EI est apparu comme une force politique majeure dans le pays.
Le terrorisme a connu un pic considérable en Égypte depuis l’été 2013 – des centaines de policiers et de militaires ont été tués à l’occasion d’une dizaine d’agressions – et l’Égypte est devenue un vivier de terroristes prêts à être recrutés. Alors que les Frères continuent à prêcher en faveur d’une ligne en grande partie non-violente, il semblerait qu’ils aient du mal à convaincre leurs plus jeunes membres et partisans de la nécessité de rester pacifiques. D’après certaines sources, un petit nombre de jeunes dans l’organisation aurait peut-être déjà quitté le groupe pour adopter la doctrine violente de l’EI. De plus, la violence qui s’est abattue mercredi sur les membres des Frères musulmans pourrait encourager le mouvement à abandonner la résistance pacifique.
En juillet 2013, le professeur John Esposito écrivait : « La finalité de l’armée [égyptienne] est transparente et s’inscrit dans le modus operandi d’Hosni Moubarak depuis des décennies : utiliser la force brute pour intimider, réprimer et provoquer l’opposition à la violence, pour finir par constater, ‘’Vous voyez, je vous avais bien dit qu’ils se conduisaient comme des loups dans la bergerie’’ ».
Mercredi dernier, les Frères musulmans ont fait une déclaration énigmatique sous-entendant que l’organisation pouvait abandonner la résistance pacifique au profit d’une contestation plus violente. Ils faisaient référence à une « nouvelle phase » pour expliquer l’impossibilité de « contrôler la colère de la population opprimée, les gens n’acceptant pas de mourir chez eux devant les membres de leur famille ».
Le gouvernement d’Abdel Fattah al-Sissi se montre incapable d’enrayer les actes de violence d’individus cherchant à se faire justice eux-mêmes, et ce même dans les zones hautement sécurisées du pays : lundi, le procureur général d’Égypte a été assassiné dans un quartier extrêmement surveillé du Caire. Cette situation pourrait précipiter l’Égypte, confrontée à une violence sans précédent, au bord de l’abîme. Dans un tel contexte, les victimes pourraient bien être non seulement les islamistes modérés qui sont tués et arrêtés en masse depuis deux ans, ou les soldats égyptiens qui ne font que leur devoir, mais également les citoyens égyptiens qui essaient simplement de vivre leur vie.
- Dr Mohamad Elmasry est professeur assistant au département de Communication de l’université d’Alabama.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : de jeunes activistes égyptiens brandissant le signe du Rabaa associé aux Frères musulmans.
Traduction de l’anglais (original).
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