Michel Aoun et la théorie du chaos libanais
L’appel à la mobilisation politique contre le gouvernement libanais lancé récemment par le leader du Mouvement patriotique libre (MPL), le général Michel Aoun, devrait peut-être être analysé à travers la grille de lecture de la théorie du chaos. Les tenants de cette théorie croient que même dans le chaos existe une certaine logique qui peut engendrer des résultats positifs. En demandant à ses partisans de manifester contre le cabinet des ministres, Aoun veut créer suffisamment de chaos pour pousser le pays au bord de l’abysse et ainsi forcer son chemin vers la présidence.
De façon plutôt curieuse, Michel Aoun, le chef auto-proclamé des chrétiens, a demandé à ses partisans fondamentalistes de descendre dans la rue contre un gouvernement qui inclut deux de ses propres ministres, l’un étant, ironiquement, son propre beau-fils, Gibran Bassil.
Depuis qu’il est rentré de son exil parisien en 2005, Aoun s’est lui-même désigné l’homme politique chrétien le plus puissant du pays, pourvu dès lors du droit de parler au nom de toute sa communauté.
Pour beaucoup, cette mise en scène ne semble qu’une des nombreuses colères qui ont rendu Aoun célèbre depuis qu’il a été nommé Premier ministre par intérim en 1988. Ces idioties auraient pu passer inaperçues si la situation interne et régionale du Liban n’était pas, c’est le moins que l’on puisse dire, aussi volatile.
La République libanaise n’a pas de président depuis la fin du mandat de Michel Sleiman le 24 mai 2014. Depuis, le parlement libanais a échoué plus de vingt-cinq fois à élire un nouveau président, Aoun et ses alliés du Hezbollah boycottant les séances dédiées au choix de celui-ci. Michel Aoun pense en fait qu’il devrait être élu à ce poste par le parlement, sans opposition, et que, tant que les conditions ne sont pas réunies, il est autorisé à entraver le processus démocratique.
L’excuse avancée par Aoun est qu’il dirige le plus grand bloc chrétien du parlement et a donc toute légitimité pour parler au nom des maronites et, par conséquent, pour être élu président. Soit dit en passant, en mai dernier, Aoun avait accusé le gouvernement du Premier ministre Tammam Salam d’ignorer les règles de la démocratie et de réfuter la constitutionalité du parlement libanais.
Du fait de cette vacance du pouvoir, le gouvernement d’unité de Salam a dû prendre les rênes du pays et gérer un État défaillant, une économie à la traîne et 1 million et demi de réfugiés syriens. Il a dû aussi faire face au problème de la dangereuse montée en puissance à l’intérieur du pays d’éléments extrémistes exacerbés par la participation du Hezbollah à la crise syrienne.
La complainte récurrente d’Aoun est que les droits politiques des chrétiens ont été usurpés par le Premier ministre sunnite. Aoun, qui n’a jamais approuvé l’accord de Taëf mettant fin à quinze ans de guerre civile en 1989, prétend également qu’un président puissant ne peut gouverner qu’avec les prérogatives existant avant Taëf. Avant 1975, le président de la République disposait de pouvoirs constitutionnels indiscutés qui contribuèrent à aggraver les divisions sectaires dans le pays.
Alors que d’autres factions politiques chrétiennes – notamment les Forces libanaises et les Phalanges – partagent les préoccupations d’Aoun quant au respect des droits des chrétiens, aucune ne va jusqu’à mépriser l’accord de Taëf, demandant plutôt son adéquate mise en œuvre.
Cet accord, qui introduisit plusieurs amendements constitutionnels, modifia entre autres la formule de partage du pouvoir entre chrétiens et maronites, changeant le ratio de 6 pour 5 à un équilibre de 50 pour 50. Il donna aussi au régime syrien de l’ancien président Hafez al-Assad le contrôle virtuel du Liban. L’occupation syrienne, en parallèle à d’autres éléments internes, empêcha la mise en œuvre de cet accord et priva ainsi les chrétiens et une large part des Libanais de la jouissance de leurs droits. L’occupation syrienne prit fin en 2005, peu après l’assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri.
Samir Geagea, le leader des Forces libanaises, qui a longtemps considéré Aoun comme son ennemi juré après une confrontation sanglante entre les deux hommes en 1988, connue sous le nom de « guerre d’annulation », a récemment mis un terme à leur querelle en ratifiant un mémorandum d’entente. Les deux leaders favoris à la présidentielle ont accepté de faire la paix car les intérêts des chrétiens exigeaient un front chrétien fort et uni. Ils sont même allés jusqu’à accepter la tenue d’un sondage basé sur un échantillon de 4 600 chrétiens afin de déterminer qui des responsables politiques chrétiens devrait se porter candidat à la présidence.
Bien que ces initiatives – l’appel au dialogue entre chrétiens et le sondage – n’aient aucune implication légale, elles ont été accueillies par le public, en particulier par les électeurs chrétiens, comme un pas dans la bonne direction. Michel Aoun, cependant, a décidé de jouer les trouble-fête en attaquant la seule forme légitime de gouvernement et en menaçant ainsi la stabilité politique du Liban.
L’impasse politique, qui caractérisait le pays avant même la vacance du pouvoir présidentiel, a nécessité l’extension des mandats des postes haut placés, essentiellement au sein de l’armée et des forces de sécurité. Le commandant en chef de l’armée, le chef d’État-major de l’armée et le directeur des forces de sécurité internes ont dès lors vu leur mandat prolongé.
Le cabinet a justifié cette mesure en expliquant que la situation sécuritaire délicate du pays l’exigeait. En outre, selon la pratique, la nomination à ces postes, en particulier celui de chef de l’armée, est une prérogative du président entrant.
Michel Aoun a pourtant vu les choses différemment. Suivant sa logique, il a déclaré que le cabinet n’avait ni l’autorisation ni l’excuse de différer la fin du mandat de l’actuel commandant en chef. De façon plutôt commode, Aoun, qui a lui-même officié dans cette fonction par le passé, a exigé que son autre beau-fils, le général Shamel Roukouz, qui dirige actuellement le régiment d’élite des forces spéciales, soit nommé commandant en chef des forces armées libanaises.
Le refus du cabinet de satisfaire les désirs d’Aoun a conduit ce dernier à amplifier ses attaques contre Tammam Salam, culminant en un appel à la quasi-mutinerie pour défendre les droits des chrétiens et « sauvegarder le rôle du président ». La croisade d’Aoun pour restaurer cent ans de droits chrétiens supposément déchus s’est ensuite traduite par les manifestations organisées par une petite centaine de partisans des MPL.
Pendant une semaine, les Libanais ont pu se divertir en observant ces « manifestants en colère » parader à travers les rues de la capitale tout d’orange vêtus et brandissant les drapeaux de leur parti, pour finir par se confronter à l’armée libanaise qui a bloqué leur tentative théâtrale de faire éruption dans le Grand Sérail, la résidence du Premier ministre libanais.
Simultanément, Gibran Bassil tentait de perturber l’ouverture d’une session du conseil des ministres en prenant la parole sans y avoir été invité par celui qui la présidait, en l’occurrence le Premier ministre Tammam Salam. Bassil a alors accusé celui-ci de violer la constitution et d’usurper le pouvoir présidentiel. Salam a répondu à cette impudence délibérée en réprimandant ces agissements infantiles.
Au final, en soutenant ces actions chaotiques, Michel Aoun cherchait à se présenter comme le responsable politique chrétien le plus puissant du pays, prêt à aller jusqu’au bout s’il le fallait. Mais Aoun savait aussi que Geagea, qui s’était opposé aux MPL lors d’une émeute en 2006, resterait passif cette fois-ci.
La décision de Geagea de s’abstenir de toute action découle peut-être du fait que la rhétorique populiste d’Aoun fait écho chez ses propres partisans, qui imputent la faiblesse de l’establishment politique chrétien à des facteurs extérieurs. D’autre part, les alliés d’Aoun, principalement le Hezbollah, ont exprimé leur soutien à leur candidat à la présidentielle, ce qui en fin de compte pourrait rendre encore plus difficile l’accès d’Aoun à la présidence.
Alors que Michel Aoun et ses partisans semblent avoir adopté la théorie du chaos, au moins si l’on en juge par leurs récentes actions, la voie pour restaurer le passé soi-disant glorieux des chrétiens se trouve ailleurs. Certains Libanais, à commencer par Aoun, devraient réaliser qu’un retour au système pré-Taëf est une impossibilité constitutionnelle. Souhaiter un tel retour est même une forme de suicide politique – essentiellement parce que cela enverrait aux musulmans du Liban le message qu’ils ne sont pas des partenaires égaux mais plutôt des citoyens de seconde classe. En outre, les chrétiens libanais perdraient ainsi une rare occasion de jouer les médiateurs dans la division sunnites vs. chiites qui est en train d’engloutir la région.
Au XVe siècle de notre ère, le pape Léon X décrivit l’Église maronite comme étant « une rose au milieu des épines, une forteresse imprenable au milieu de la mer, inébranlable au milieu des vagues et de la fureur de la tempête grondante ».
Les dirigeants politiques chrétiens – ou ce qu’il en reste – doivent toujours garder à l’esprit que leurs ancêtres ont survécu à travers les siècles non pas en employant la force brutale ou en agissant comme des épines, mais plutôt grâce à leur intelligence politique et à leurs prises de position judicieuses. Le chaos ne peut que mener à davantage de chaos, non seulement pour les chrétiens, mais pour les Libanais dans leur ensemble.
- Makram Rabah est doctorant en histoire à l’université de Georgetown. Il est l’auteur de A Campus at War: Student Politics at the American University of Beirut, 1967–1975, et coopère régulièrement comme éditorialiste pour le site d’information Now Lebanon.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des chrétiens libanais brandissent une photo du chef de l’opposition, le général Michel Aoun (à droite), et du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, sur le parvis de l’église Mar Michel suite à une messe donnée en hommage aux victimes d’émeutes qui avaient éclaté la semaine précédente dans la banlieue sud de Beyrouth, le 3 février 2008 (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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