Est-ce la fin du processus de paix avec les Kurdes en Turquie ?
Est-ce que le processus de paix avec les Kurdes, qui il y a six mois encore semblait promettre de nouvelles percées, s'est finalement effondré ? De manière encore plus terrifiante, est-ce que la Turquie se retrouvera plongée dans une confrontation triangulaire avec à la fois les Kurdes et Daech ?
Il semble que le cessez-le-feu proclamé en mars 2013 soit en train de s'effriter rapidement. Mardi dernier un soldat turc a été abattu par le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), quelques heures après un attentat suicide à Suruç, qui a fait 32 victimes, pour la plupart des jeunes volontaires turcs socialistes sur leur chemin vers Kobané, et qui a été attribué à Daech et à sa lutte contre le mouvement kurde.
Le jour suivant, deux policiers turcs ont été assassinés dans leurs maisons près de la frontière avec la Syrie. Le PKK a immédiatement revendiqué la responsabilité des meurtres, affirmant qu'ils étaient une réponse à l'attaque de Suruç, qu'il attribue non seulement au Daech mais aussi au parti au pouvoir en Turquie, l’AKP (Parti de la justice et du développement). Il a également revendiqué la responsabilité de la mort d'un homme suspecté de faire partie de Daech, à Istanbul. Jeudi dernier, deux hommes masqués auraient tiré sur deux agents de la circulation à Diyarbakır. Un des deux agents est mort à l'hôpital et pour l'instant aucun groupe n’a revendiqué l'attentat.
La majorité des radicaux kurdes soutiennent fortement l'accusation selon laquelle l’AKP soutien Daech, et pointent à cet égard la relative tolérance de l'AKP envers Daech au cours de l'année dernière. En effet, le gouvernement AKP a réprimé assez durement Daech en Turquie au cours des derniers mois, beaucoup disent de manière tardive. Environ 51 personnes suspectées de faire partie du Daech ont été détenues lors des raids à travers le pays ce mois-ci, et des sources gouvernementales estiment que plus de 500 détentions de ce type ont été effectuées cette année.
Ce jeudi, le gouvernement, qui avait jusqu'ici insisté sur le fait que la collaboration avec la coalition dirigée par les Etats-Unis contre Daech ne devait être qu'un des volets à côté des mesures contre le gouvernement d'Assad et des militants kurdes, a annoncé un accord avec les Etats-Unis afin de coopérer activement contre Daech. Les termes précis de l'accord restent secrets, mais lors de l'annonce de l'accord, le vice Premier ministre Bulent Arinc n'a pas exclu la possibilité que la base aérienne d’Incirlik à Adana soit utilisée. Il s'agit d'un changement majeur de la politique turque.
Pour les Kurdes, les nouvelles concernant les mesures contre Daech sont éclipsées par un feu roulant de dénonciations intransigeantes et apparemment sans fin qui les vise et qui provient du porte-parole du gouvernement et du président Erdogan. Ce dernier affirme que les militants kurdes de Kobané sont tout aussi dangereux que Daech, ajoutant que le HDP (Parti démocratique du peuple), le parti pro-kurde qui tente de se transformer en un mouvement national turc de centre-gauche, est lié aux violences du PKK, et selon certains, même à celles de Daech, le groupe qui combat activement le PKK. (Pour faire bonne mesure, Daech même a accusé le président Erdogan de soutenir le PKK).
Le point le plus bas auquel le dialogue entre le gouvernement et le HDP a sombré, n'a pas été révélé seulement par la violence exceptionnelle du langage d'Erdogan après le meurtre des deux policiers, mais par le fait que le vice ministre Arrnc a demandé publiquement pourquoi il n'y avait pas eu de députés du HDP au moment de l'explosion de la bombe à Suruç. Cette question a été particulièrement répugnante puisqu’un député du HDP a perdu sa femme et son fils dans l'explosion.
Lors de son discours à leurs funérailles, mercredi dernier, le leader du HDP Selahattin Demirtas, au contraire, a tout fait pour essayer d'apaiser les tensions, rappelant que « le sang ne peut pas être lavé dans le sang » et priant pour les policiers assassinés et leurs familles, eux aussi fils de la même patrie. Ces tentatives d'appeler au calme alors que la Turquie est en agitation sont d'autant plus remarquables que le HDP a dû faire face à une vague d'attaques à ses bureaux régionaux et contre ses autobus de campagne durant les élections, culminant dans une attaque à la bombe lors de leur rassemblement final le 5 juin, dans lequel quatre personnes ont été tuées.
Demirtas est coincé entre deux extrêmes. Le chef opérationnel des guérillas du PKK, Cemil Bayik, n'a jamais apprécié le cessez-le-feu et il a plusieurs fois proposé d'y mettre fin, plus récemment le 16 juillet dernier. Bayik est persuadé que l'accord n'a rien apporté d'important aux Kurdes et que les contacts devraient être suspendus jusqu'à la libération d'Abdullan Ocalan, le leader du PKK emprisonné depuis 1999.
Ocalan est détenu en isolation dans une prison sur l'île d’Imrali, dans la mer de Marmara. Même s'il a réussi, l'automne dernier, a arrêté une vague de révoltes dans l'est de la Turquie grâce à un appel à ses adeptes, on ne connaît pas sa vision sur les événements actuels, y compris la montée de Demirtas et du HDP, ainsi que le cessez-le-feu. Demirtas a demandé que le cessez-le-feu continue mais il reconnaît que seul Ocalan a l'autorité nécessaire pour faire taire les armes du PKK.
Erdogan a aussi affirmé, début juillet, que sa confiance dans le processus de paix a diminué. Il semble qu'il considère désormais le PKK comme une simple organisation terroriste, il rejette les termes de l'accord de fin 2014 et affirme que le HDP est une prolongation du PKK.
Pourquoi y a-t-il une telle diabolisation du HDP, peut-être le moyen le plus probable de mettre fin à trente ans de violence dans l'est de la Turquie ? Une des raisons peut être le fait que le gouvernement a quelques concessions précieuses à offrir aux Kurdes, et que la plupart des demandes de ces derniers, telles la libération d'Ocalan et l'introduction d'écoles kurdes, pourraient se révéler politiquement fatales, alors que tout ce qui touche au fédéralisme ou à la dévolution serait encore plus inacceptable.
Derrière tout cela, il y a la conscience qu'une seconde élection générale dans l'année est désormais une possibilité concrète. Afin de reconquérir la majorité absolue perdue en juin, l’AKP a besoin de regagner la confiance des conservateurs mécontents parmi les Turcs de souche et également d'arrêter l'érosion de ses voix dans la Turquie de l'est parmi les Kurdes qui ne soutiennent pas le PKK, souvent des islamistes, qui semblent avoir été la cause principale de la poussée des voix pour le HDP aux élections de juin dernier. Ankara est également très irritée par le fait que les Unités de défense populaires, dans les zones du nord de la Syrie occupées par les Kurdes, lui ont volé la vedette en tant qu'alliés des Etats-Unis contre Daech, d'où la volonté de les discréditer.
En somme, il semble que la perspective de nouvelles élections est en train de créer un court-termisme politico-partisan extrêmement grave, dans lequel les considérations de long terme sont sacrifiées au profit des polémiques, le PKK est le plus simple bâton pour frapper et Daech peut alimenter les tensions. Hasan Cemal, ancien commentateur turc a écrit mercredi que « des élections anticipées seraient une folie et pourraient entraîner un bain de sang. La manière de procéder la plus raisonnable est une grande coalition ».
David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le 23 juillet 2015 à Şanlıurfa, des officiers de police turcs pleurent durant les funérailles de leurs deux collègues, qui ont été retrouvés assassinés dans leurs maisons dans la ville turque de Ceylanpınar, à la frontière avec la Syrie
Traduction de l'anglais (original) par Pietro Romano
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