L’intervention de la Turquie : zone tampon ou plan de partition ?
Après avoir observé deux de ses voisins, la Syrie et l'Irak, être ravagés par la guerre pendant quatre ans, la Turquie semble prête à s'engager dans la mêlée. Les journaux du monde entier ont évoqué l'intention de la Turquie de créer une zone tampon – idée qu'elle avait proposée depuis le début mais à laquelle les États-Unis demeuraient opposés. Désormais, les deux camps semblent avoir trouvé un terrain d'entente. Tandis qu'aucune des parties n'enverra de forces terrestres, elles évoquent désormais une zone tampon affranchie de l'EIIL. À première vue, cet accord semble simple et réalisable. Mais en y regardant de plus près, le positionnement des différentes factions et les priorités contradictoires des États impliqués suggèrent que les implications de cet accord sont bien plus importantes que celles évoquées par les médias.
Deux raisons principales expliquent pourquoi l'accord turco-américain ne peut, sans stratégie globale vis-à-vis du conflit syrien, s’articuler autour de l'idée d'une zone tampon.
Des idéologies contradictoires
La première est que la guerre syrienne, qui approche péniblement de son cinquième anniversaire, est alimentée par des priorités incompatibles. Contrairement à une guerre traditionnelle où deux camps s'affrontent par soif d'influence ou de ressources, les parties y sont nombreuses et leurs objectifs divergent. Outre la famille Assad, qui dirige le pays depuis 1970 et souhaite que les affaires continuent à suivre leur cours, il y a également les Kurdes, dont la volonté séparatiste a été ravivée et inspirée par le statut de leurs camarades en Irak. Face à ces deux ambitions, on trouve les nationalistes syriens laïques, divisés mais non négligeables, qui désirent un état laïque ; Jabhat al-Nosra, qui cherche à créer un État islamiste ; et, enfin, le groupe État islamique (EI), qui lutte sans relâche pour établir un califat islamiste supranational.
La complexité de la guerre syrienne ne se limite toutefois pas à cela. Les ingérences étrangères l'ont encore aggravée. La guerre a attiré différents acteurs étrangers dont les priorités sont incompatibles entre elles et s'opposent aussi à celles de la plupart des factions syriennes. Alors que les Russes, les Iraniens et leur satellite libanais, le Hezbollah, soutiennent le régime syrien, les Américains, les Saoudiens, les Qataris, les Jordaniens et les Turcs ont divers clients sur le terrain et espèrent des résultats différents. Tandis que les différences entre les Saoudiens, les Qataris et les Turcs se sont récemment amenuisées, notamment pour contrer l'influence iranienne grandissante, les divergences des trois pays avec les Jordaniens et les Américains se sont en revanche creusées.
C'est la peur qui a réuni les Qataris, les Saoudiens et les Turcs. Avec l'essor de l'État islamique et la forte expansion de l'influence iranienne, les trois nations ont trouvé dans le Front al-Nosra une force sunnite importante et moins controversée que l'EI à laquelle apporter leur soutien. Ce nouveau soutien a récemment permis au Front al-Nosra de chasser les forces armées syriennes et d'autres factions hors du gouvernorat d'Idleb, créant ainsi un territoire contigu s'étendant des frontières turques jusqu'à la périphérie de Hama.
La Turquie a par ailleurs prêté son assistance aux Turkmènes de Syrie, dont les brigades ont combattu Bachar el-Assad et les milices kurdes. L'une des principales motivations du soutien turc est d'entraver l'établissement d'un état kurde le long de sa frontière. Il s'agit d'une préoccupation majeure des responsables turcs depuis des décennies.
Le parti d'Erdoğan, l'AKP, qui a mené une politique de réconciliation avec les Kurdes turcs au grand dam des nationalistes turcs, se sent trahi au vu du résultat des récentes élections. Le fait qu'Erdoğan soit parvenu à irriter les nationalistes turcs mais n'ait pas réussi à satisfaire les conservateurs kurdes (qui ont préféré voter pour le HDP) a rendu la justification de sa stratégie d'apaisement vis-à-vis des Kurdes de plus en plus difficile. Pire encore, le comportement des milices kurdes, illustres alliées des Américains dans la guerre contre l'EI, suite à leurs récentes avancées n'a pas contribué à apaiser les craintes des Turcs et des Arabes.
L'armée syrienne cède du terrain
Au cours du conflit, chacune des factions belligérantes est parvenue à remporter certaines victoires que les acteurs extérieurs ne peuvent ignorer. Il ne reste actuellement au régime syrien qu'une bande de terre qui s'étend de Damas le long de la frontière libanaise et en parallèle à la ligne côtière jusqu'aux frontières turques au nord. Sa présence dans les provinces centrale et orientale se limite désormais à quelques villes comme Homs, Hama, Hassaké et Deir ez-Zor. L'ensemble des forces gouvernementales a été chassé des provinces de Deraa et d'Idleb.
Les pertes du gouvernement ont profité à une pléthore de factions, mais les principaux bénéficiaires sont, en premier lieu, le Front al-Nosra, qui contrôle la province d'Idleb et se trouve à un jet de pierre d'endroits stratégiques à Hama et Alep, et, en second lieu, l'État islamique, qui contrôle Raqqa, de vastes zones à Deir ez-Zor et la majorité de la province de Homs. L'EI continue également de dominer des postions frontalières cruciales avec l'Irak et bon nombre de gisements de pétrole et de gaz syriens.
Ces considérations rendent impossible la conception d'un scénario dans lequel les intérêts à la fois des Américains et des Turcs pourraient être servis par une simple zone tampon, même si celle-ci était définie aux dépens de l'EI. Par ailleurs, la nationalité des combattants qui seraient envoyés sur le terrain pour veiller sur les territoires affranchis demeure floue. Les Turcs ne chasseront pas l'EI afin de créer une zone sûre pour les milices kurdes. De leur côté, les Américains n'accepteront pas un simple arrangement où la présence de l'EI serait remplacée par celle du Front al-Nosra, candidat probable pour combler la brèche si les Kurdes se trouvaient exclus par une intervention turque.
Une question se pose alors : si la création d'une zone tampon n'est pas plausible, que cachent l'intervention turque et le regain d'assurance des États-Unis dans la guerre contre l'EI ? En l'absence de données fiables, on ne peut qu'émettre des hypothèses.
Après une année à combattre l'EI avec un succès très relatif, les Américains sont suffisamment démoralisés pour tenter d’obtenir tout accord qui permettrait d'entraver le groupe et de laisser temporairement le pouvoir à Bachar el-Assad afin d'empêcher que la Syrie ne se transforme en une puissance sunnite islamiste.
Le maintien de Bachar el-Assad implique une partition de la Syrie, ce que de nombreuses personnes trouvaient inacceptable jusqu'à récemment. Mais la lassitude engendrée par la guerre a poussé de nombreuses factions syriennes à perdre tout espoir d'un dénouement heureux. Même les Iraniens, qui pourraient théoriquement dépenser leurs capitaux récemment dégelés pour soutenir le régime, ont non seulement dépensé des milliards en Syrie avec très peu de résultats, mais rencontrent suffisamment de difficultés avec une branche de l'EI encore mieux implantée plus près de chez eux, en Irak. La Turquie, pour sa part, est accablée par le coût toujours plus élevé de son programme d'accueil des réfugiés.
Face à l'impatience croissante et à l'amenuisement des ressources des acteurs régionaux, ainsi qu'à la crainte grandissante de voir l'État islamique devenir un élément permanent du paysage politique du Moyen-Orient, ces acteurs sont désormais disposés à faire des compromis.
Au cours des dernières semaines, la presse arabe est entrée en effervescence à propos des messages transmis par les Américains à Damas par l'intermédiaire de leurs alliés irakiens. Si l'on manque de détails, il est toutefois évident que l'objet de ces messages était la guerre contre l'EI et l'incapacité des Irakiens et de leurs bienfaiteurs iraniens d'envoyer davantage de renforts. Dans le cadre de leur lutte plus sobre et réactive contre la planification stratégique de l'EI, les Américains ont fait une fleur à Bachar el-Assad en empêchant l'EI de prendre le contrôle de la ville d’Hassaké et en modérant le siège des bases aériennes de Deir ez-Zor et T4. Des avions de chasse saoudiens ont également participé à ces opérations.
Ces gestes n'ont pu échapper à Bachar el-Assad, qui pourrait leur rendre la pareille. Le fait qu'il ait récemment admis que l'armée était affaiblie et ne pouvait sécuriser que certaines zones au détriment d'autres s'inscrit parfaitement dans sa politique d'accommodation avec un plan de partition.
L'ensemble du plan repose bien sûr sur la capacité des alliés à vaincre l'État islamique et sur l'aptitude de chacune des parties à garantir que les territoires repris au groupe soient placés entre de bonnes mains. Alors que l'ouverture de la base d'Incirlik, la participation de la Turquie aux frappes aériennes et la campagne de bombardements de plus en plus vaste et judicieuse des Américains sur le plan stratégique renforcent la probabilité d'un affaiblissement de l'EI, la Turquie et ses alliés sunnites éprouvent toujours des difficultés à rassembler des forces syriennes efficaces sans s'appuyer sur le Front al-Nosra. Pour vaincre l'EI, les Américains devront temporairement faire avec ces derniers.
Si le plan fonctionne, les grands perdants seront les forces kurdes, que les États-Unis devront sacrifier pour apaiser la Turquie. Évidemment, les grands gagnants seront le Front al-Nosra et Bachar el-Assad, qui pourraient au minimum gagner du temps pour se renforcer tout en observant leurs ennemis se faire anéantir par quelqu'un d'autre.
– Ahmed Meiloud est étudiant en doctorat au sein de la School of Middle Eastern and North African Studies (Faculté d'études sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord) à l'université de l'Arizona. Ses sujets de recherche incluent l'étude de différents mouvements de l'islam politique au sein du monde arabe, et plus particulièrement les travaux de penseurs, de juristes et d'intellectuels publics qui influencent les branches modérées de l'islamisme. Il a rédigé cet article pour PalestineChronicle.com.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) inspectent un cratère qui aurait été causé par les frappes aériennes d'avions militaires turcs non loin des montagnes de Qandil, le quartier général du PKK au nord de l'Irak, le 29 juillet (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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