Quelle est la place des Kurdes iraniens dans la politique kurde de l’Iran ?
Lors d’un déplacement dans la province du Kurdistan iranien entrepris immédiatement après la conclusion de l’accord sur le nucléaire avec les puissances mondiales, le président iranien Hassan Rohani a déclaré : « L’Iran protège Erbil et Bagdad exactement comme il protège le Kurdistan iranien. Sans l’aide de l’Iran, Erbil et Bagdad seraient dans les mains de groupes terroristes à l’heure où je vous parle. Tout comme nous protégeons Sanandaj, nous protégeons également Souleimaniye et Duhok ».
Des propos aussi amicaux envers les Kurdes, prompts à faire la une des médias, ne sont pas rares ces derniers temps dans la bouche des officiels iraniens de haut rang. Les déclarations du président iranien sont en harmonie avec ce que d’autres responsables du pays ont déclaré depuis que le groupe État islamique (EI) a commencé ses attaques contre la région kurde d’Irak. Ces responsables ont maintes fois indiqué que c’était l’Iran qui avait permis de sauver les Kurdes et les Irakiens des griffes de l’EI.
Tirant leur inspiration de ces paroles, plusieurs analystes et experts régionaux ont propagé l’idée de l’importance du rapprochement entre l’Iran et les Kurdes en général, et entre l’Iran et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en particulier. Le dénominateur commun de cette littérature de plus en plus abondante sur le sujet repose lourdement sur l’hypothèse que la Turquie est un perdant net dans ce partenariat émergeant entre les Kurdes et les Iraniens. Dans un article pour Foreign Affairs, l’universitaire israélien Michael Tanchum affirme :
« Un alignement kurdo-iranien élargirait l’influence de Téhéran en Irak et en Syrie, altérant de façon fondamentale l’échiquier politique régional. Une entité kurde renforcée par l’Iran et dirigée par le PKK de la Syrie à l’Irak se révélerait être un problème beaucoup plus difficile à résoudre pour la Turquie que l’actuel Rojava contrôlé par les PYD. Pire encore, sachant qu’Ankara a déjà du mal à exercer son autorité dans les régions kurdes du sud-est de la Turquie, un alignement entre le PKK et l’Iran transformerait Téhéran en une force influente sur un quart du territoire turc. »
Tanchum conclut son article alarmiste avec une mise en garde encore plus sinistre au sujet des relations des Kurdes avec la Turquie, soutenant que « l’offensive d’Ankara contre le PKK est une invitation pour l’Iran à faire subir à la Turquie un cauchemar stratégique pire que celui qu’Erdoğan cherche à empêcher ».
S’inspirant d’un scénario similaire, Mahan Abedin a intitulé son édito pour Middle East Eye « L’Iran voit une opportunité dans la nouvelle campagne antikurde de la Turquie ». Dans cet article, il tente d’expliquer comment les manœuvres soi-disant anti-Kurdes de la Turquie bénéficient à l’Iran et l’élèvent au statut de sauveur des Kurdes dans la région. Bien qu’il reconnaisse les limites et les doutes sans cesse suscités par cette nouvelle relation, il demeure optimiste quant aux avantages stratégiques et tactiques qu’un tel partenariat pourrait apporter à l’Iran.
L’émergence de cette vision optimiste des relations Iran-Kurdes doit toutefois répondre à une importante question : quelle est la place des Kurdes iraniens dans ce soi-disant partenariat ? La plupart des analyses portant sur les relations entre l’Iran et les Kurdes traitent ces derniers comme une affaire de politique étrangère plutôt qu’une question nationale pour l’Iran, excluant largement la question des Kurdes iraniens.
La géopolitique kurde a été extrêmement active ces dernières années. Les Kurdes en Syrie, en Irak et en Turquie ont subi une transformation majeure, et la forme et la nature de la politique kurde dans ces pays ont changé de façon spectaculaire en seulement quelques mois. Au milieu d’un environnement géopolitique chaotique, le Kurdistan iranien est apparu comme étrangement calme. D’une certaine façon, les Kurdes iraniens représentent le lien manquant dans la politique et géopolitique hautement volatiles des Kurde. Ceci, néanmoins, ne signifie pas que rien de significatif ne se soit produit dans cette partie du Moyen-Orient. En fait, le fait que le gouvernement iranien continue à pendre les dissidents kurdes les uns après les autres montre que ce silence ne représente pas l’ordre habituel des choses.
En mai 2015, la mort d’une jeune Kurde de 25 ans, Farinaz Khosrawani, tombée du quatrième étage d’un hôtel de la ville historique kurde de Mahabad, en Iran, alors qu’elle tentait selon les dires d’échapper à l’agression sexuelle d’un militaire iranien a provoqué des vagues de protestations dans la ville et à travers le Kurdistan iranien contre le gouvernement. Soutenues par des manifestations similaires dans les zones kurdes de Turquie, Syrie et Irak, ces manifestations ont rapidement gagné un caractère politique et national. Le régime iranien a dû déployer des forces de sécurité dans d’autres villes kurdes d’Iran – Bukan, Marivan, Saqqez et Sanandaj – pour éviter que ces manifestations n’échappent à son contrôle. En outre, en juillet, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), groupe kurde iranien affilié au PKK, a revendiqué des attentats meurtriers contre des avant-postes militaires dans la ville de Marivan. Ces développements illustrent les tensions qui couvent dans le Kurdistan iranien et la fragilité du cessez-le-feu entre l’Iran et le PJAK.
En parallèle à ces développements, l’expérience historique de la lutte nationale et politique des Kurdes iraniens nécessite une réponse exhaustive de la part du gouvernement iranien. L’Iran a une place unique dans l’imaginaire du mouvement national kurde. Les Kurdes ont fait leur première expérience d’un État indépendant de l’ère moderne avec l’éphémère République kurde de Mahabad en 1946. Le légendaire mollah Moustafa Barzani, le père de l’actuel président du Gouvernement régional du Kurdistan Massoud Barzani, occupa la fonction de chef d’État-major lors de cette courte expérimentation de construction d’une nation et d’un État. Cette expérience a eu un impact important en intégrant les apports des classes moyennes à la dimension tribale du nationalisme kurde, déclenchant ainsi la transition du mouvement kurde d’une cause mue par des intérêts tribaux à une cause nationale.
C’est dans le contexte de l’établissement du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran en 1945, de la République de Mahabad en 1946 et du Parti démocratique du Kurdistan d’Irak en 1946 que les forces tribales et des éléments de la classe moyenne urbaine et instruite ont travaillé ensemble au service de la cause nationale, affirmant de façon plus ostensible le caractère national des révoltes, des rebellions et des mouvements kurdes, plutôt que leur dimension tribale. Par ailleurs, ainsi que le suggèrent les dates, la fondation du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran précède celle de son homologue irakien d’une année. Enfin, d’un point de vue démographique, la population kurde d’Iran est seulement en seconde position après celle de la Turquie dans la région, plus importante que la population kurde d’Irak et bien plus que celle de Syrie. Par conséquent, ignorer les exigences et les aspirations des Kurdes iraniens dans la prétendue politique régionale kurde de l’Iran n’est pas sans risque pour le régime.
Compte tenu de la montée des tensions dans le Kurdistan iranien et de l’héritage historique et politique de ce dernier, tout partenariat à venir entre les Kurdes et l’Iran devrait prendre racine d’abord dans le Kurdistan iranien et seulement alors se déployer au-delà de l’Iran. À l’heure actuelle, l’Iran poursuit sa politique tristement célèbre d’écrasement de la dissidence politique, composée en grande partie de Kurdes – ce qui soumet la politique et les ambitions de l’Iran vis-à-vis des Kurdes de la région à de multiples résistances sur les fronts tant national que régional.
La question particulièrement pertinente de la place des Kurdes iraniens dans la prétendue politique régionale kurde de l’Iran demeure donc sans réponse. Tant qu’aucune réponse n’est apportée à cette question, le nouveau rôle auto-proclamé de l’Iran comme défenseur des Kurdes dans la région n’est au mieux qu’une manœuvre de relations publiques, au pire, pure supercherie.
- Galip Dalay est directeur de recherche au Al-Sharq Forum et chargé de recherche sur la Turquie et les affaires kurdes au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : la forme et la nature de la politique kurde dans ces pays ont changé de façon spectaculaire en seulement quelques mois (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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