L’affrontement entre Ankara et le PKK polarise la société avant le nouveau scrutin
La mort ce dimanche de 16 soldats turcs, dont un colonel, tués par le PKK dans ce qui a semblé être une embuscade très habile sur plusieurs étapes, ouvre un nouveau chapitre sombre de la politique turque dans lequel les principales victimes pourraient être les modérés de la scène politique.
S’il n’y avait déjà aucun doute à ce sujet, deux faits d’actualité annoncés mardi matin sont venus confirmer les craintes quant à l’avenir du pays. Dans la province d’İğdır, au nord-est du pays et à la frontière avec l’Arménie, au moins 12 policiers ont été tués dans une autre embuscade. Dans le même temps, le Parti démocratique des peuples (HDP), le parti pro-kurde modéré qui jouait il y a un an le rôle d’intermédiaire dans le processus de paix aujourd’hui avorté entre le gouvernement et les Kurdes, a révélé que 126 de ses antennes à travers la Turquie avaient subi des attaques au cours des dernières 48 heures.
Alors même que s’ouvre la campagne pour les deuxièmes élections législatives de l’année, appelées à résoudre l’impasse politique rencontrée par le pays, ces massacres ont déclenché une polarisation politique et des manifestations.
Ces revers militaires ne sont pas totalement sans précédent : en 2011, une attaque multiple avait causé la mort de 24 soldats ; en mars 2007, 12 soldats turcs avaient également été tués dans cette région lors d’une embuscade, et dans les années 1990, le PKK avait revendiqué un plus grand nombre de victimes à au moins deux reprises. Malgré les bombardements continus effectués par des avions de l’armée de l’air turque contre des avant-postes du PKK en Turquie et dans le nord de l’Irak depuis le 25 juillet, les attaques de Dağlıca et İğdır montrent que l’ampleur des attaques du PKK, et le nombre de victimes, vont croissant.
Toutefois, la forte médiatisation des dernières attaques signifie que leur impact politique est devenu bien plus grand que par le passé. Dimanche soir, lorsque l’information est tombée, le Premier ministre est retourné à Ankara depuis Konya, où il avait assisté à la victoire de l’équipe nationale turque de football contre les Pays-Bas. Tard dans la nuit, il a convoqué une réunion avec les ministres, commandants et services secrets en charge de la sécurité de la Turquie afin de discuter de la situation. Une deuxième réunion a eu lieu lundi soir dans le palais présidentiel. Le président Erdoğan et le Premier ministre se sont tous les deux engagés à lancer des frappes contre le PKK et à le déloger en imposant au groupe séparatiste kurde des mesures militaires et policières encore plus sévères.
Aucun chiffre quant au nombre de victimes n’a été dévoilé au public jusque 24 heures après l’embuscade et cette escalade de l’inquiétude et des spéculations. Dimanche soir, des protestations et des manifestations ont été organisées dans plusieurs villes turques par des nationalistes. Des partisans de l’AKP et du président Erdoğan, scandant des slogans et brandissant des drapeaux, ont protesté devant les locaux de Hürriyet, journal à large tirage qui est l’un des principaux détracteurs du président. Un procureur général envisage désormais d’engager une affaire contre le journal, le soupçonnant d’avoir potentiellement faussé des propos du président.
Si l’opinion publique dans l’ouest et le centre de la Turquie se montre indignée et alarmée par les violences du PKK, la situation dans le sud-est à majorité kurde est encore plus affligeante. Dans ce qui semble être un effort du gouvernement visant à reprendre le contrôle complet des villes hostiles, des opérations de police de grande envergure ont été lancées ce vendredi à Diyarbakır et Cizre et prolongées tout au long du week-end sous un couvre-feu. Il semble y avoir eu des affrontements fréquents entre la population locale et les autorités.
Ce dimanche, un député du HDP, parti pro-kurde, a affirmé qu’il y avait eu au moins trois morts à Cizre, ville particulièrement en proie aux troubles située à proximité des frontières turques avec la Syrie et l’Irak. Plusieurs députés du HDP se sont vu refuser l’entrée à Cizre et ont affirmé avoir même essuyé les tirs de la police.
Les Kurdes de centre-gauche ne sont pas les seuls à s’alarmer. La chaîne de télévision kurde pro-islamiste Rehber TV, connue pour sa forte hostilité envers le PKK, a produit des reportages sur « la violence et le chaos » qui ont sévi dimanche soir dans les rues, en diffusant des images de maisons abandonnées, de pneus en feu sur les trottoirs et de véhicules de police blindés en patrouille dans des rues vides, seulement remplies de nuages de gaz lacrymogène. Huda Par, parti kurde islamiste souvent critiqué pour son style politique prétendument combatif, a appelé à mettre fin aux violences.
Aucun signe n’indique que cela puisse se produire. Le PKK et le gouvernement semblent désormais prêts pour un conflit qu’aucun des deux camps ne peut s’attendre à gagner à court terme, et qui pourrait durer plusieurs années. Les embuscades de Dağlıca et İğdır sont des signes clairs que le PKK, ou tout au moins sa branche militaire dans l’extrême est de la Turquie, n’est intéressé par aucune forme d’accord.
Il se pourrait bien, comme le commentateur laïc turc Kadri Gürsel l’a écrit dans un tweet lundi matin, que l’embuscade de Dağlıca soit un signe que le PKK ne veut plus d’un accord de paix et est déterminé à obtenir une « séparation » complète, aussi effroyable qu’en soit le coût dans les différents camps.
Alors qu’aucun des deux camps n’est disposé à reculer, la Turquie (qui conserve l’appui considérable des États-Unis et des figures politiques occidentales pour son combat contre le PKK) et la communauté internationale pourraient faire face à une lutte longue et débilitante qui aurait inévitablement un impact grave sur les efforts déployés pour vaincre l’État islamique.
Cependant, les violences perpétrées par le PKK contribuent sans aucun doute à rallier le soutien populaire chez les Turcs conservateurs en faveur du président Erdoğan et de l’AKP. Les Kurdes modérés du HDP sont désormais sur la touche. Leurs condamnations des violences risquent de sembler insignifiantes et inefficaces alors qu’eux-mêmes deviennent un paratonnerre pour les attaques de groupes de nationalistes turcs en colère à travers le pays.
Jusqu’il y a une semaine, les sondages turcs les plus fiables laissaient supposer que les électeurs du pays se trouvaient toujours dans la même impasse que lors des élections de juin. Mais la situation pourrait être en train de changer. Si les électeurs s’éloignent du HDP ou des autres partis d’opposition, les chances de l’AKP de retrouver sa majorité augmenteront, en particulier si le HDP descend en dessous de la barre des 10 % et ne peut donc pas entrer au parlement.
Pendant ce temps, la Turquie pourrait connaître un gouvernement de style plus sévère et plus autoritaire au milieu de troubles qui, comme certains le craignent ouvertement, pourraient rendre très difficile la tenue des élections.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : plusieurs centaines de personnes participent à un rassemblement de protestation à Istanbul, le 7 septembre 2015, contre l’attentat à la bombe perpétré le 6 septembre 2015 par le PKK, causant la mort de 16 soldats et en blessant 6 autres, à Dağlıca (province de Hakkari), dans le sud-est du pays (AA).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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