La question palestinienne concerne le monde entier, pas seulement l’Occident
Il y a quelques semaines, s’est tenue à Londres une conférence très importante, organisée par l'ONG Middle East Monitor, mettant l'accent sur l'engagement de l'Amérique latine en faveur de la cause palestinienne. Le plus frappant pendant cette conférence fut la grande facilité avec laquelle plusieurs orateurs venus de cette région ont parlé de la Palestine : ils étaient totalement affranchis des inhibitions qui, en Occident, obscurcissent le discours sur la question.
Le plus remarquable, pendant qu’ils exprimaient leur soutien franc et massif en faveur des droits humains et civils des Palestiniens, c’est qu’ils ont démontré n’avoir aucune crainte d'être accusés d'antisémitisme. Pendant cette rencontre, on a entendu des politiciens et des professeurs d’université venus d’Amérique centrale et du sud dire que soutenir ces droits tombe sous le sens pour quiconque a un minimum de décence et d'humanité. En critiquant les politiques criminelles d'Israël sur le terrain, ils ne marchaient pas sur des œufs, comme le feraient leurs homologues occidentaux.
Cette ouverture et ce discours transparent indiquent combien il est urgent d'élargir le mouvement de solidarité avec les Palestiniens au-delà des frontières de l'Occident. Cette façon de discuter de la Palestine, totalement déculpabilisée, existe aussi en Afrique du Sud et en Asie du Sud-Est. Dans ces pays, on ne peut étouffer ni réduire au silence un débat sur Israël en tentant d’intimider l’interlocuteur par des allégations d'antisémitisme.
La nécessité d'élargir les frontières est importante à deux titres supplémentaires. Cela permettrait de crédibiliser une alternative à la Pax Americana – concept failli et destructeur. Une alternative qui conviendrait non seulement à la Palestine mais aussi au reste du monde arabe. Tenu loin de Washington, le débat sur la paix irait au-delà de l'ordre du jour imposé par la Pax Americana aux peuples d’Israël et de Palestine et à ceux qui se sont engagés en faveur de leur avenir.
Quand elle est menée par les Américains, la conversation sur la Palestine est alimentée par plusieurs a priori, et aucun d'eux n’a à voir avec la justice et la réconciliation. Au contraire, les pouvoirs en place jettent l’anathème sur ces deux concepts – prétendument contraires à la réussite d’un processus de paix. Premier a priori : le conflit en Palestine a commencé en 1967, l’année où Israël a occupé la Cisjordanie et la bande de Gaza ; par conséquent, toute discussion sur la paix doit être exclusivement restreinte au sort de ces deux zones (excluant ainsi d'autres questions ayant trait au droit au retour des réfugiés).
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Deuxième a priori : on devrait procéder à la partition de ces territoires afin de répondre aux préoccupations d'Israël sur sa sécurité. Ceux qui font cette hypothèse nous martèlent que, si l’on veut régler un conflit, seuls comptent les intérêts de la partie la plus forte et que la médiation en faveur de la paix consiste en réalité à forcer la partie plus faible à accepter le diktat de la plus forte (c’était bien la logique suivie par les médiateurs norvégiens d'Oslo, ainsi qu’ils l'ont récemment admis).
Le dernier a priori est didactique. Si les Palestiniens s’avisaient de rejeter une offre israélienne « généreuse », la suivante serait, à juste titre, moins généreuse. La raison de cette intransigeance croissante à chaque étape de ce voyage vers nulle part n’est pas seulement vindicative. Année après année, Israël impose sur le terrain des faits irréversibles qui forcent les médiateurs à rétrécir toujours davantage le futur État palestinien, son essence autant que sa superficie.
Ces propositions sont humiliantes et offensantes, même aux yeux des dirigeants palestiniens les plus collaboratifs, qui étaient prêts aux plus grandes concessions pour mettre fin à l'occupation israélienne. Par conséquent, même l'Autorité palestinienne trouverait difficile de nier que la Palestine dont elle demande actuellement une reconnaissance internationale se réduit, dans la pratique, à un petit bantoustan s’étendant sur quelques régions de la Cisjordanie.
Tant que l'effort de paix sera dirigé par l'Occident, États-Unis en tête, tous les interlocuteurs – le camp israélien de la paix, l’Autorité palestinienne, le gouvernement israélien, etc. –fonctionneront sur la base de ces hypothèses. Celles-ci, et le processus qu'elles enclenchent, ont nourri de brillantes carrières et enrichi un assez grand nombre de personnes, tant au niveau local qu’à l'étranger. Les avantages en étaient si considérables que, même quand il devint évident que ce processus n'avait en rien promu la paix, ces acteurs l’ont maintenu sous perfusion pour perpétuer leurs intérêts particuliers.
En 2015, la réalité sur le terrain démontre clairement les tragiques conséquences de ces hypothèses. Israël, lentement mais sûrement, est en train d'annexer près de la moitié de la Cisjordanie ; d’assiéger la bande de Gaza au point de compromettre son existence (un nouveau rapport de l'ONU indique qu’elle sera inhabitable dans quelques années) ; et d’étrangler la minorité palestinienne en Israël en l’expropriant de ses terres, en démolissant ses maisons et à grands coups de décisions juridiques.
L'inertie des politiques, la timidité des élites occidentales au pouvoir et les événements terribles qui frappent la Syrie et l’Irak (n’oublions pas leur impact sur l'Europe) signifient que l’Occident est incapable, loin s’en faut, de formuler une nouvelle approche de la question palestinienne. Faute d’une telle reformulation, c’est l’existence même des Palestiniens, où qu'ils soient, qui est menacée.
Ailleurs qu’en Occident, on ne constate pas cette inertie et cet héritage qui empêchent les politiciens de percevoir que des valeurs telles que la justice et la réconciliation sont indispensables et font partie intégrante d'un processus de paix. La scène internationale évolue et devrait nous permettre d'obtenir le soutien, ailleurs qu’en Occident, en faveur d’une nouvelle façon de penser la question palestinienne.
En Amérique du Sud et en Afrique du Sud, on pourra sans doute dire librement que le sionisme est un colonialisme et que la résistance palestinienne est anticolonialiste, sans immédiatement être stigmatisé comme antisémite. En outre, affirmer que les politiques israéliennes relèvent de l'apartheid à l'intérieur d'Israël, d’un nettoyage ethnique en Cisjordanie et d’un génocide dans la bande de Gaza, sera, ailleurs qu’en Occident, interprété à juste titre comme frappé au coin d’une profonde préoccupation pour les droits de l'homme, et non comme un sinistre complot antisémite. Le bouclier de l’exceptionnalisme ne fonctionnera plus aussi bien pour garantir l'impunité israélienne sur le terrain.
Voici un avantage supplémentaire d’élargir au-delà de l'Occident l'engagement en faveur de la Palestine. Voici la plus grande leçon à tirer des aspects les moins attrayants de l’Afrique du Sud postapartheid : il est indispensable de lier réformes socio-économiques et changement politique. Il est impossible de dissocier la Pax Americana en Palestine de la culture occidentale néolibérale.
Depuis 1993, les donateurs occidentaux ont fourni 23 milliards de dollars en faveur de ce faux processus de paix. Cet argent a engendré une réalité économique et sociale pire que celle qui prévalait avant 1993. S’ils avaient associé justice sociale et droits de l'homme en Israël et en Palestine, un dixième de cette somme aurait suffi pour créer un État démocratique, juste et prospère, en lieu et place du régime d'apartheid actuellement au pouvoir.
Les leçons tirées de l'Afrique du Sud sont importantes, ainsi que le débat animé en Amérique du sud et centrale sur la justice sociale, tout comme l'ordre du jour en faveur des droits humains et sociaux : ils constituent en effet des approches novatrices indispensables pour apporter des solutions à la question palestinienne.
Le sionisme ne sera jamais vaincu par les concepts éculés du nationalisme, et l'Occident n’est plus la clé du changement. Pour y faire face, on a besoin d'une alliance plus large, tant géographique que conceptuelle et idéologique. Il est temps de chercher de nouveaux alliés et de travailler en étroite collaboration pour l’avènement d’une Palestine libre.
- Ilan Pappe, professeur d'histoire, dirige le Centre européen des études palestiniennes et est co-directeur du Centre d'études ethno-politiques de l’université d’Exeter.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des militants vénézuéliens agitent un drapeau palestinien devant l'ambassade d'Israël à Caracas le 8 janvier 2009 pour marquer leur soutien au peuple palestinien dans la bande de Gaza. Le gouvernement vénézuélien a ordonné l'expulsion de l'ambassadeur d'Israël à Caracas afin de protester contre l'offensive de l'armée israélienne dans la bande de Gaza (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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