Le féminisme musulman en France : « Ne me libérez pas, je m’en charge ! »
PARIS – Le féminisme musulman en France en est à ses balbutiements. Et pour gagner en légitimité, les occasions ne manquent pas. Le salon du musulman, qui s’est déroulé le week-end du 12 septembre à Pontoise, une ville de la banlieue nord de Paris, en est un exemple.
Dédié cette année à la femme, l’événement a cependant provoqué une levée de boucliers politiques et médiatiques. En cause, notamment, la présence de plusieurs prédicateurs assimilés de par leurs vidéos de prêches à des musulmans extrémistes.
Un salon controversé
Dans une vidéo datant de 2013 et intitulée « La désobéissance de la femme à son mari », Mehdi Kabir, présent au salon du musulman, égrène des préceptes religieux invectivant les femmes à « obéir à leur mari ». Il explique que « l’on ne peut comparer l’homme et la femme » du fait de « leurs différences de tempérament, de comportement », et insiste sur l’importance pour les épouses de se plier aux volontés du conjoint.
Dans la vidéo, Mehdi Kabir rappelle que « c’est à l’homme de s’occuper de sa femme, de la protéger » tout en regrettant la confusion des rôles – « quand l’homme est devenu la femme et la femme est devenue l’homme » – qui mène les couples au divorce.
Mais le passage qui a mis le feu aux poudres concerne les rapports intimes. Selon le prédicateur, « lorsque le mari appelle sa femme dans son lit et que celle-ci refuse, les anges la maudissent jusqu’à ce qu’elle se réveille » (15’01’’). Une interprétation assimilée par l’opinion publique à une autorisation implicite au viol conjugal.
Invité, également, Nader Abou Anas, qui enseigne le Coran et la langue arabe à l’association D’CLIC, à Bobigny, et dirige le site Dourous.net. En 2014, il tenait des propos comparables en se basant sur certains hadiths, les traditions relatives aux actes et paroles du prophète Mohammed. « Qu’elle sache que les anges la maudissent toute la nuit dans le cas où elle se refuse à son mari sans raison valable. »
En signe de protestation, une pétition a circulé quelques jours auparavant, recueillant 11 000 signatures. Autre critique lancée aux organisateurs du salon, le choix d’un panel presque exclusivement masculin, à l’exception de Nassima Prudor, enseignante en théologie islamique et cuisinière vedette de l’émission culinaire marocaine Choumicha.
Hanane Karimi, chercheuse et porte-parole du mouvement féministe Les Femmes dans la Mosquée, a clairement émis des réserves quant aux prédicateurs en question. « Un salon avec une seule femme et des imams littéralistes pose indubitablement problème », explique à Middle East Eye celle qui s’affirme comme un leader du féminisme musulman en France.
Des propos qui rejoignent ceux de Claire Serre-Combe, porte-parole du collectif Osez le Féminisme (OLF). « Ce panel, c’est le patriarcat dans toute sa splendeur », tonne-t-elle. « Ces orateurs sont connus pour des prises de position misogynes. »
Un même son de cloche qui pourrait laisser penser que les combats féministes, quels qu’ils soient, peuvent trouver un terrain d’entente. Pour autant, Osez le Féminisme marque la distance. « La question du féminisme musulman est très compliquée dans le contexte français », déclare Claire Serre-Combe à MEE.
Provocations et dérives islamophobes
Manque de parité et présence de prédicateurs littéralistes, un cocktail explosif que les Femen ont également saisi pour faire entendre leurs revendications lors du rassemblement. Au terme de la première journée, deux militantes aux seins nus se sont invitées sur l’estrade, la poitrine barrée d’un « Personne ne me soumet ».
Une action qu’Hanane Karimi critique sans ambages. « Cette action va diaboliser le féminisme », déplore-t-elle. Tout en pointant la responsabilité de certains hommes musulmans, réfractaires à l’éclosion du féminisme musulman. « Cependant, s’ils veulent que nous la fermions, voilà celles [les Femen] qui parleront pour nous ! », s’irrite-t-elle.
Violemment extirpées par le service d’ordre, les Femen ont nourri la polémique. Inna Shenvchenko, figure de proue du mouvement, a par la suite déclaré à l’AFP que « les deux imams, Mehdi Kabir et Nader Abou Anas, étaient en train de discuter de la question de savoir s’il faut battre ou non sa femme ». Relayée par les médias, la déclaration a entériné l’idée d’un salon contraire aux valeurs républicaines, prônant les violences faites aux femmes.
Présent sur place, David Perrotin, journaliste pour le site BuzzFeed, a livré pour sa part une toute autre version des événements, bande audio à l’appui. « Avant de couvrir le salon, je me préparais à entendre des propos radicaux. Mais lorsque les Femen ont fait irruption, les conférenciers expliquaient en fait pourquoi la femme est importante en islam, et qu’il faut la respecter comme le prophète l’a fait ».
Après avoir découvert la version des Femen, le journaliste met à jour son article en ajoutant la bande son. Les féministes nuancent alors leurs propos. « En gros, elles n’ont pas assumé leur première version et sont même allées jusqu’à publier sur leur page Facebook un message accusant tous les musulmans présents au salon d’être des intégristes », relève le journaliste, accusé depuis « de défendre les extrémistes ». Lui réfute ce pugilat, rappelant qu’il a « fait son travail, celui de relater des faits ».
Misogynie et islamophobie, un double combat
Au-delà de la polémique, cet épisode soulève un point : la place accordée aux féministes musulmanes dans le débat public. « Elles ont été les grandes absentes de la polémique liée au salon », constate la chercheuse Hanane Karimi.
« Cependant, le féminisme musulman, même si minoritaire, n’a jamais été aussi audible qu’aujourd’hui », ajoute-t-elle. « Et sur le terrain, les choses évoluent. Lors des événements communautaires, on voit bien que des efforts sont faits pour proposer des panels paritaires ».
La militante pointe également vers un autre combat. « Pendant cet événement controversé, j’ai dû essuyer les critiques de certains hommes musulmans mais aussi être vigilante à la récupération islamophobe », constate-t-elle. « N’oublions pas que la question de l’islam en France est extrêmement sensible de nos jours, et une occasion comme celle du salon est une opportunité pour décliner la rhétorique islamophobe propagée dans l’opinion publique par une poignée de médias et d’acteurs politiques. »
« Ainsi, que penser des défenseurs des droits des femmes préoccupés par le cas des femmes musulmanes sous le joug de ces imams radicaux, alors que dans le même temps, les agressions de femmes voilées ont toujours suscité suspicion, voire indifférence, auprès de ces mêmes personnes ? Sans parler de la loi du 15 mars 2004 [loi interdisant le port de signes religieux dans les écoles publiques] reléguant les femmes voilées à l’arrière-plan », souligne Hanane Karimi.
« Critiquer un salon machiste, oui, mais asseoir son islamophobie en utilisant cet événement, non », poursuit-elle.
Si la rencontre a provoqué un tollé, difficile en effet d’ignorer les contradictions qu’elle a mis en lumière. « Le corps des femmes est politique, et ce pas seulement chez Abou Anas », s’exclame Hanane Karimi. « J’ai souvent entendu ce conseil : ‘’si vous ne voulez pas être victime d’islamophobie, dévoilez-vous !’’ C’est du même acabit ».
À qui appartient le féminisme ?
Ces féministes d’un genre nouveau le reconnaissent volontiers. Leur combat est doublement délicat. Outre la question de la domination masculine, elles doivent aussi composer avec la domination « blanche ».
« En intra-communautaire, c’est très difficile car nous sommes accusées de conflit de loyauté envers notre communauté et ses valeurs », explique Hanane Karimi.
Parmi les revendications des féministes musulmanes, figure en effet la question de « l'invisibilisation » des femmes dans les mosquées, qui constitue un nœud de friction communautaire. « Lorsque nous avons lancé le collectif Les Femmes dans la Mosquée en octobre 2013, c'était justement pour dénoncer la relégation, par la Grande Mosquée de Paris, de la salle de prières des femmes au sous-sol de l'édifice. Cette décision, décidée par les hommes, est tout sauf islamique », fustige Hanane Karimi.
Ces militantes prônent également « la fin de la lecture patriarcale des textes religieux, qui relègue les femmes à une posture de sous-croyante, niant leur autonomie, les considérant comme inaptes à décider de leur propre sort ». Le féminisme islamique préconise une véritable égalité entre hommes et femmes, et refuse « la fameuse complémentarité qui ne sert qu'à asseoir la domination masculine et renforcer la hiérarchisation homme/femme ».
Des revendications communes à l'ensemble des militantes féministes, même si Hanane Karimi insiste sur l’importance de ne pas « essentialiser » les femmes, c'est-à-dire « les uniformiser, elles et leurs modèles d'émancipation, niant ainsi leur pluralité ». Et ce également auprès de leurs homologues non-musulmanes, qui ne semblent parfois pas comprendre leur combat. Pour Claire Serre-Combe, par exemple, « il y a une forme de contradiction, d’oxymore à lier féminisme et islam ».
Son collectif, qui revendique 2 000 membres, défend une ligne clairement opposée au voile islamique. « Les religions ne visent pas l’émancipation des femmes, soutient-elle. Dans les mouvements féministes, le droit à disposer de son corps est le dénominateur commun ».
« Nous ne condamnons pas les femmes voilées mais bien l’instrument de domination qu’il y a derrière ».
Des propos qui hérissent Hanane Karimi. « Je refuse qu’on me définisse d’une position de blanche. Je m’auto-définis », s’agace-t-elle.
Cette réappropriation de la définition identitaire des femmes musulmanes – et notamment la question de la liberté à porter le voile – bouleverse les lignes dans les milieux féministes français.
D’ailleurs, en mai dernier, l’antenne lyonnaise d’Osez le Féminisme, l’une des plus actives du collectif, démissionnait. Les bénévoles dénonçaient « un fonctionnement pyramidal » mais surtout « des interventions médiatiques » jugées « honteuses et irrespectueuses envers les femmes voilées ».
Si Claire Serre-Combe minimise la portée de ce départ groupé – « pas plus de huit personnes », il n’en reste pas moins un message très clair. Les féministes musulmanes doivent se frayer un chemin dans le milieu très « blanc » du féminisme français.
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