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La Tunisie, « prison à ciel ouvert » pour les migrants

L'UE cherche à remplacer la Libye comme « gendarme de la Méditerranée » et se tourne vers la Tunisie. Or, sur place, la gestion de la migration se fait au coup par coup, souvent au mépris des droits humains, comme le montre le cas du camp de Choucha
Photo de l’exposition « Empire » consacrée au camp de réfugiés de Choucha, en Tunisie (MEE/Samuel Gratacap)

PARIS/TUNIS - Ils sont accrochés aux murs du BAL, un espace artistique dédié à la photographie et à la représentation du réel à Paris. Les « réfugiés du camp de Choucha », comme on les appelle en Tunisie, se sont fait tirer le portrait. À défaut d'avoir des papiers, ils ont eu des photos. Leur vie quotidienne est mise en images et montrée dans une exposition : « Empire ».

Samuel Gratacap, photographe français, a suivi pendant deux ans la vie du camp et des migrants. Il s'excuse presque de son audace.

Malgré le temps long choisi pour l'observation, il explique à MEE qu’il n’est pas devenu l'un d'entre eux. « Pour moi, être dans le camp était un choix, je pouvais y entrer et en sortir quand je le souhaitais. »

Le camp de Choucha

Une situation bien différente de celle des migrants, qui pour beaucoup parlent de la Tunisie comme d'une « prison à ciel ouvert ». La situation de ces abandonnés de la guerre en Libye est très représentative de la politique migratoire du pays : inexistante, selon les acteurs de la société civile.

Naufrages, enfermement en centre de rétention, absence de législation sur le droit d’asile, pour Ramy Khouilli, du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme (REMDH) à Tunis, il n'y a pas de politique migratoire en Tunisie. « Tout fonctionne au coup par coup. Les autorités règlent la situation au cas par cas quand un événement a lieu, en fonction de la mobilisation des associations et des médias. »

En 2011, quand la guerre en Libye a éclaté, les réfugiés ont afflué à la frontière tunisienne. Si les familles libyennes ont eu les moyens de se loger ou ont été hébergées par des familles tunisiennes, les migrants originaires de pays subsahariens se sont trouvés dans une situation plus complexe.

La Tunisie a réagi face à l’urgence humanitaire mais, sur le long terme, rien n’a été fait pour régulariser le statut administratif de ces personnes.

Absence de législation sur le droit d’asile

De nombreux rapatriements ont été organisés par les ambassades et les organisations internationales pour les étrangers fuyant la Libye. Pour les autres, un camp de réfugiés a été ouvert en 2011 à 5 kilomètres de la frontière libyenne, près de la ville tunisienne de Ben Guerdane : le camp de Choucha, destiné à accueillir plusieurs milliers de personnes.

La Tunisie n’ayant, jusqu’à ce jour, pas de législation sur le droit d’asile, c’est le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) qui instruit les dossiers de demande et d’octroi du statut de réfugié.

En juin 2013, le HCR, responsable du camp, décide de le fermer, la situation en Syrie demandant déjà à l'époque d’y mobiliser les effectifs, explique l'agence onusienne. Des centaines de migrants se retrouvent alors à la rue, sans solution. Leur demande de statut de réfugié déboutée, ils ne souhaitent pas rentrer dans leur pays, où ils disent craindre pour leur vie.

Les autorités tunisiennes avaient pourtant promis des titres de séjour, mais ceux-ci n'ont toujours pas été délivrés, plus de deux ans plus tard.

« Cette expérience m'a donné l'impression qu'il y avait un manque de dialogue énorme entre une administration, qui essaie de faire rentrer les gens dans des statuts, dans des cadres, et la réalité de la vie des migrants, qui vivent dans des tentes, dans des conditions difficiles », observe Samuel Gratacap.

Les « réfugiés de Choucha » ne sont pas les seuls à pâtir des retards administratifs tunisiens. Depuis la révolution, les nombreux étudiants subsahariens présents sur le territoire se plaignent des retards d'octroi de carte de séjour, par la voix de l'Association des Étudiants et Stagiaires Subsahariens en Tunisie. Des retards qui engendrent des pénalités lors de la sortie du territoire, à la charge du résident, alors même que celui-ci n'est pas en tort.

Pour certains migrants, les conséquences de cette présence non régularisée sur le territoire sont extrêmement difficiles à vivre.

Photo de l’exposition « Empire » consacrée au camp de réfugiés de Choucha, en Tunisie (MEE/Samuel Gratacap)

Enfermés et expulsés

Sans papiers, les migrants de Choucha ne peuvent en effet ni travailler ni vivre normalement. Certains survivent grâce à de petits boulots journaliers, d'autres en demandant l'aumône aux voitures qui passent sur la route, le long de ce qu'il reste du camp.

Mamadou* vit dans un quartier populaire de Tunis. Cet Ivoirien, qui a lui aussi fui la guerre en Libye et a séjourné à Choucha, fait de nombreux allers-retours entre la capitale et Ben Guerdane. « Dans le sud, il n'y a plus de travail. Avant on déchargeait les camions qui venaient de Libye, maintenant c'est difficile. »

Il explique venir à Tunis à la recherche de petits boulots. « Parfois il y en a. Parfois non. Là, je n'ai pas travaillé depuis le début du mois et je ne sais pas comment je vais payer ma part du loyer. » La vie à Tunis est bien plus chère qu'à Ben Guerdane, ce qui empêche les migrants de Choucha de s'y installer durablement.

Exaspérés de la précarité de leur situation, à la fin du mois d'août, une dizaine de migrants ont manifesté devant le siège de l'Union européenne à Tunis.

La police leur a alors demandé de se rendre au commissariat, où ils ont été mis en état d'arrestation, avant d'être emmenés au Centre d'accueil et d'orientation d’el-Ouardiya, le seul centre de rétention du pays connu du public.

« Choucha est dans une zone dangereuse, il y a des trafics, nous ne pouvons plus rester là-bas, nous voulons une solution », a déclaré à MEE Bright Samson, un des migrants de Choucha détenu dans le centre de rétention d’el-Ouardiya, quelques jours après la manifestation.

Des migrants en situation irrégulière ou sous le coup d'une décision d'expulsion y sont régulièrement enfermés « avant d'être renvoyés chez eux », précise à MEE le porte-parole de la Garde nationale, l’institution en charge du centre.

Les migrants qui y ont été détenus parlent de conditions difficiles, d'absence d'accompagnement juridique et de manque de soins médicaux.

Quelques jours après leur arrivée dans le centre de rétention, les migrants de Choucha ont appelé, affolés, des défenseurs des droits humains, expliquant être victimes d'une expulsion vers la frontière algérienne.

Selon Bright Samson, les autorités tunisiennes les ont déposés à la frontière algérienne, en les menaçant par la force de passer en territoire algérien. La pression médiatique et associative a finalement permis de les faire revenir en Tunisie.

Une situation à l'encontre du droit international

Si les autorités se défendent de pratiquer des déportations, les faits indiquent le contraire. Ramy Khouili, du REMDH, n'est pas étonné : « Ce n'est pas une première. On se rappelle qu'en 2013, plus de 190 migrants arrivés par la mer, secourus d'un naufrage, avaient été victimes d'une tentative de refoulement vers la Libye. Elle avait été stoppée grâce à l'intervention d'organisations humanitaires. »

La Tunisie a pourtant ratifié en 1988 la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, selon laquelle « Aucun État partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture ». Des motifs qui peuvent être déterminés par l’« existence, dans l'État intéressé, d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives ».

Extrader des migrants dans une zone militaire entre la Tunisie et l'Algérie, où des affrontements ont lieu entre groupes armés et militaires, où vers la Libye, pays encore en conflit, est donc en contradiction avec la Convention.

À la recherche d'un nouveau gendarme de la Méditerranée

Pour le REMDH, c’est aussi la politique européenne qui doit changer afin de respecter les droits des migrants et des réfugiés.

« Nous défendons l'idée que la réadmission en Tunisie n'est pas admissible », déclare Ramy Khouili, en référence aux accords de partenariat sur la mobilité et l’immigration entre l'UE et la Tunisie qui obligent cette dernière à accepter de recevoir sur son territoire des personnes expulsées par un autre État – européen en l’occurrence – si elles ont auparavant transité par la Tunisie, et ce, même si elles ne sont pas de nationalité tunisienne. Les organisations de défense des droits de l'homme dénoncent ce procédé.

Suite aux nombreux naufrages meurtriers de 2015 et à l’afflux de réfugiés, l’Union européenne a renforcé, depuis le printemps, sa politique extérieure en matière de migration et de coopération avec les États non-membres afin d’empêcher l’arrivée de migrants en Europe.

Différentes figures politiques ont pris position publiquement, souvent dans une surenchère sécuritaire. Il y a quelques jours, Nicolas Sarkozy, ancien président français, parlait de la création de centres de rétention dans les pays « périphériques à l’espace Schengen ». Des centres qui existent déjà dans les pays peu scrupuleux du respect des droits humains.

Lors d’un déplacement à Tunis durant l’été, Nicolas Sarkozy avait également souligné le fait que la Tunisie avait un rôle à jouer dans la régulation de la migration. Encore une fois, Ramy Khouilli ne s’étonne pas : « Depuis la chute de Kadhafi, l’Europe est à la recherche d'un nouveau gendarme de la Méditerranée, qui arrêtera le flux migratoire. La Tunisie est le bon candidat », ironise-t-il.

* Le prénom a été modifié.

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