Pourquoi Daech recrute-t-il autant en Tunisie ?
À Douar Hicher et Hay Ettadhamen, deux quartiers populaires de la banlieue sud de Tunis (d’où était originaire le kamikaze qui a tué douze membres de la garde présidentielle à Tunis le 24 novembre), une enquête menée par l’ONG International Alert en 2015 auprès de 800 jeunes évoque « une conscience aiguë de l’injustice et de la relégation » et une défiance vis-à-vis des institutions et des autorités policières chez 95% des sondés. Aux origines de cette crise de confiance envers les institutions, l’enquête cite la permanence de la corruption, même après la révolution, l’absentéisme des responsables locaux, la marginalisation et le mépris (« hogra »).
Désenchantement révolutionnaire
« Force est de constater que quatre ans après la révolution, une majorité de jeunes issus des deux quartiers demeurent exclus de tous les attributs de la citoyenneté sociale (assurance maladie, sécurité sociale, équipement collectif) et privés de tout accès à des infrastructures culturelles ou de loisirs », relève Olfa Lamloum, sociologue et co-auteure de l’enquête.
Pourtant, si la précarité économique et l’exclusion sociale sont des facteurs qui encouragent la radicalisation, ils ne sont pas les seuls à être mis en cause. À la Marsa, quartier aisé de la banlieue nord de Tunis, on dénombre plusieurs jeunes partis combattre en Syrie : « Il y a trois jeunes du quartier qui sont morts. L’un d’entre eux était très introverti, très timide. C’est comme ça qu’ils l’ont eu. Les recruteurs sont nombreux dans le coin », affirme Marwen, un plombier du quartier, à Middle East Eye.
« Dans une même famille, tu en comptes six qui sont partis pour la Syrie. Pourtant ils sont tous issus d’une classe moyenne. La cause ? C’est d’avoir grandi dans un pays dépourvu de valeurs morales. Sous l’ancien régime, un père de famille pouvait être humilié par un simple employé administratif devant ses enfants. La référence au père a été brisée. Ils ont grandi sans cadre, sans respect des règles, car le système était corrompu », ajoute Mohamed, professeur de langue à la Marsa. Une situation dramatique dont l’organisation État islamique (Daech) n’a aucune peine à exploiter.
Profitant de la porosité des frontières en 2011, des milliers de jeunes Tunisiens ont ainsi pris la fuite, certains pour l’Europe, d’autres pour la Syrie ou la Libye. La Tunisie serait désormais le premier pourvoyeur de combattants à Daech tant par leur nombre, avec 5 500 ressortissants tunisiens en Syrie mais surtout en Libye, que par leur proportion par rapport à la population du pays, selon l’ONU. D’après une étude de CNN, près de 8 800 jeunes auraient été stoppés par les autorités.
À Gafsa, Abdallah s’est battu pour que son fils, Sélim, 21 ans, ne tombe pas entre les mains d’un réseau takfiriste. Sans diplôme, très pratiquant, Sélim avait été approché par un « émir » autoproclamé pour qu’il aille combattre en Syrie. Le fils d’Abdallah était une cible de choix pour ces réseaux. Son père a alors décidé de l’envoyer à Sousse, dans « une école qui coûte chère ». Mais tous n’ont pas les moyens de le faire.
Pour les autres jeunes en rupture, l’État offre peu ou pas d’alternatives. L’absence de politique sociale visant à réduire les inégalités sociales multiplie les candidats au départ, et rien ou presque n’est fait pour redonner confiance à la jeunesse, dans un pays où les moins de 35 ans représentent 50 % de la population. Il n’existe pas de politique de jeunesse, les Maisons de jeunes sont la plupart du temps vides de jeunes. Le chômage est en hausse et aucune réforme du secteur économique, pourtant gangréné par la corruption et les privilèges, n’est à l’ordre du jour. Selon la Banque Mondiale, près de 25 % de l’économie serait ainsi monopolisée par quelques élites, de larges secteurs d’activité (transports, assurances, immobilier, etc.) qui ne fournissent pourtant qu’1% des emplois.
Les violences policières, une limite au contre-terrorisme
La persistance des violences policières à l’encontre des jeunes des quartiers sud de Tunis est un autre facteur contribuant à ce phénomène, suscitant un sentiment d’enfermement, telle une assignation à résidence, pour de nombreux jeunes. Pris en étau entre militants armés et forces de sécurité, les Tunisiens craignent tant les premiers que les seconds.
L’absence de réforme du secteur de la sécurité a créé une crise de confiance et, dans ces circonstances, nombre de familles de jeunes ayant rejoint des milices violentes en Syrie ou ailleurs n’osent parler. Les brutalités policières jouent un rôle extrêmement contre-productif car elles empêchent l’information de circuler. Sans parler de la protection des témoins, loin d’être efficace.
Certains redoutent aussi d’être soupçonnés par les terroristes de complicité avec la police. Ils se retrouvent souvent livrés à eux-mêmes. « Il y a des gens qui ne veulent pas parler, ils ont peur. Même ceux qui, après avoir été manipulés pour aller combattre sont revenus, ont peur, assure Adel, professionnel du secteur socio-éducatif à Gafsa. « Il faut les aider, mettre en place un système de prise en charge psychologique. »
Dans son dernier rapport daté de juillet 2015, l’International Crisis Group précise que les défaillances du système sécuritaire résident essentiellement dans le non-respect des procédures du travail de police au quotidien. Alors que les droits des citoyens sont négligés, la coopération avec la population, fondamentale pour lutter contre le terrorisme, fait défaut.
Les zones rurales et montagneuses, particulièrement vulnérables
Dans les zones rurales et montagneuses, fiefs des milices, les habitants sont particulièrement vulnérables. À Kassérine il y a quelques semaines, puis à Jelma, près de Sidi Bouzid, le 13 novembre dernier, deux bergers ont été tués par des groupes armés. Ils avaient refusé de fournir des moutons aux groupes retranchés dans des maquis montagneux. Ces derniers avaient justifié les assassinats en les accusant de collaborer avec les autorités, une allégation démentie par le ministère de l’Intérieur.
La marginalisation accrue dans les régions intérieures y rend la situation encore plus complexe. Les répressions policières lors des manifestations organisées par les habitants pour exiger le développement de leur région ont instauré un rapport de force qui tourne souvent à la violence entre jeunes, surtout, et autorités. De nombreux commissariats ont été brûlés à plusieurs reprises depuis la révolution.
Le gouvernorat de Kassérine, en particulier, est depuis 2012 le théâtre de nombreux accrochages entre groupes armés et forces de sécurité. Son relief montagneux, ainsi que sa proximité avec la frontière algérienne (40 km), en font un terreau du terrorisme. Kassérine est également la région la plus pauvre du pays. Le taux de chômage des jeunes y est le plus élevé, le nombre d’étudiants dans l’enseignement supérieur ne dépasse pas les 3 %, et la réussite au bac s’élève à seulement 10%. 60% des habitants n’ont pas de couverture sociale.
Même si le sentiment patriotique reste fort (cf. l’interview télévisée du cousin du jeune berger assassiné à Sidi Bouzid), la persistance de la marginalisation induit un rejet des politiques et le sentiment que l’État ne protège que les élites.
La perception de l’insécurité s’est ainsi relativement accrue depuis cinq ans. Une autre enquête d’International Alert, qui recueille le sentiment d’insécurité auprès de 501 habitants de cinq districts de la région (Sbeitla, Kassérine Nord, Ezzouhour, Feriana et Majel Belabes), confirme qu’aux yeux des interviewés, l’insécurité prend différentes formes : terrorisme, délinquance, mais aussi pauvreté.
Comment lutter contre l’embrigadement ?
Dans leurs réponses à l’enquête d’International Alert, les Kassérinois proposent des pistes de réflexion importantes quant à la lutte contre le terrorisme. Ils plébiscitent l’inclusion des habitants dans le processus de gestion de la sécurité, à travers la multiplication des rencontres entre habitants et forces de sécurité, le renforcement de la coopération et le partage d’informations. Tout aussi importants, la réouverture du dossier des martyrs de la révolution (un tiers des victimes de la répression policière lors du soulèvement contre Ben Ali sont originaires de Kassérine), et surtout la lutte contre la corruption.
Les causes de la radicalisation sont donc multiformes, mais prennent essentiellement racines dans le sentiment profond d’injustice et de déception causé par les promesses non tenues suite au soulèvement populaire de 2011 : le non accès aux droits économiques et sociaux, la hausse du chômage des jeunes, l’absence de réforme du secteur de la sécurité.
Si la transition politique négociée a permis l’intégration et la collaboration des libéraux et des islamistes dans le jeu politique, les classes sociales les plus faibles restent marginalisées et politiquement sous représentées. En accédant au pouvoir dans un gouvernement dirigé par Nidaa Tounes, le parti islamiste Ennahdha n’a pas su capter, ou du moins encadrer, la contestation radicale au référentiel religieux, créant un vide rapidement comblé par la mouvance « djihadiste ».
En fin de compte, selon de nombreux habitants, seul le retour de la confiance entre les autorités étatiques, notamment les services de sécurité, et la population permettrait d’apaiser les tensions et de lutter plus efficacement contre le terrorisme. À la question : « Comment lutter le plus efficacement contre l’insécurité », la réponse de 99,4 % des 501 Kassérinois interviewés est claire : le respect des droits de l'homme figure en premier.
Photo : cérémonie officielle en hommage aux victimes de l’attentat-suicide ayant causé la mort de douze membres de la garde présidentielle à Tunis le 24 novembre 2015 (AFP).
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