Le FN oblige à une recomposition du paysage politique français
Dimanche 6 décembre, 20 heures. Alors que les premières estimations viennent tout juste de tomber et placent le Front national (FN) en tête dans six des treize régions françaises, le Parti socialiste (PS) décide de porter sur les fonts baptismaux de nos plateaux de télévision une vieille antienne, celle du « front républicain », qui prévoit l’union ou l’alliance des partis de droite et de gauche pour faire barrage à l’extrême droite, considérée comme une menace pour la République.
Devant les caméras, l’air grave, Jean-Christophe Cambadélis, le patron du PS, invite donc, au nom de ce « front républicain », les listes socialistes régionales arrivées en troisième position à se retirer, espérant – ou pas, justement – que les autres partis lui rendent la pareille.
Mais mis à part les partis centristes de l’Union des démocrates et indépendants (UDI) et du Mouvement démocrate (MoDem), qui ont d’emblée salué l’initiative et décidé de suivre le mouvement, l’idée d’un front républicain initié par le PS a surtout fait « pschitt ».
Chez Les Républicain (LR), ce sera « ni, ni » (ni rapprochement avec le FN ni avec le PS), a tancé Nicolas Sarkozy, son président, tuant instantanément dans l’œuf une possible union pour le second tour des élections régionales. Pour Thierry Solère, député LR des Hauts-de-Seine et soldat de Valérie Pécresse, tête de liste UMP en Île-de-France, le front républicain est même « le meilleur carburant du FN ».
« Cela donne un sentiment de tripatouillage, de magouille électorale, et l’idée que l’on ne veut pas respecter le suffrage des Français. Les régionales, c’est un scrutin de listes à la proportionnelle, si vous avez plus de 10 %, vous pouvez vous maintenir, et vous avez un groupe à l’assemblée régionale […]. C’est important pour le travail de l’opposition », a-t-il affirmé à Middle East Eye.
Marie-Anne Kraft, conseillère nationale du MoDem, et donc partisane du front républicain, estime quant à elle que la droite de Nicolas Sarkozy joue ici avec son « ni-ni » un jeu dangereux pour la présidentielle de 2017. « Cette logique de se retirer [du second tour] doit être équilibrée. Si le PS le fait, il faudrait que la droite ait le même réflexe. Or, ce n’est pas la position de Nicolas Sarkozy. Les Français seront gré à Valls et au PS d’avoir eu cette courageuse position politique », observe-t-elle pour MEE.
Une analyse que partage le Parti de gauche (PG), mais pour mieux dénoncer le cynisme électoraliste de la situation. Ainsi Jean-Luc Mélenchon, son président, qui refuse de donner toute consigne de vote, a déclaré au journal Le Monde : « Je ne suis pas naïf, je sais aussi que la montée du FN arrange beaucoup de monde ».
Interrogé par MEE sur cette question, Danielle Simonnet, conseillère de Paris membre du PG, détaille : « Au PS, ils essaient de se draper d’anti-FN pour mieux liquider la gauche et apparaître en 2017 dans une position de type ‘’candidat front démocrate’’ à l’américaine, face à une droite siphonnée par le FN. Ils se disent que là, ils ont une chance de l’emporter ».
Un front républicain vide de soutiens donc, mais aussi fissuré de l’intérieur. Car si la majorité des ténors socialistes ont relayé la bonne parole à l’issue du premier tour, les voix discordantes ont vite commencé à se faire entendre. À l’image du député frondeur socialiste, Pouria Amirshahi, qui rappelle à MEE la responsabilité du gouvernement dans cette débâcle électorale. « C’est le signe d’un échec politique […]. Les socialistes du Nord-Pas-de-Calais-Picardie et de PACA qui se sont retirés ont payé un lourd tribut pour des fautes qu’ils n’ont pas commises, pour des responsabilités qui ne sont pas les leurs ».
Plus encore, le pays découvre un nouveau rythme politique, ternaire et non plus binaire, comme il l’avait été jusqu’à présent.
Une valse politique à trois temps avec le PS, LR et le FN ?
Cela faisait un moment déjà qu’on la devinait venir, cette nouvelle cadence à trois partis, PS LR et désormais FN. Si la querelle sémantique n’est pas encore tranchée dans les médias, qu’on parle de tripartisation, tripartition ou tripolarisation de la vie politique française, le fait est têtu : après plus de trente ans de bipartisme caractérisé par une alternance entre la gauche sociale-démocrate représentée par le PS et la droite républicaine (Rassemblement pour la République (RPR), Union pour un mouvement populaire (UMP) et maintenant LR), le système politique français risque de sortir de la bipolarité qui assurait l’alternance régulière.
Certes, la France a déjà connu une vie politique structurée par trois partis, que ce soit dans les années 60 avec les socialistes, les communistes et les gaullistes, ou dans les années 70 avec les centristes, les gaullistes et les socialistes. Mais avec l’élection du centriste Valérie Giscard d’Estaing en 1974 grâce à l’alliance avec les gaullistes du RPR, et celle de François Mitterrand en 1981 grâce au programme commun élaboré avec le Parti communiste, un rythme binaire s’était peu à peu imposé, centristes et communistes ayant été rapidement relégués dans l’ombre de la droite et de la gauche.
Toutefois, selon le démographe Hervé le Bras, qui vient de consacrer un ouvrage au FN, avec les succès grandissants du parti frontiste illustrés notamment par ces élections régionales, on assiste ni plus ni moins à un changement profond du paysage politique : « C’est un passage à un régime qu’on connait mal et qui est le tripartisme. Cela va poser de gros problèmes car cela change la configuration des élections, la répartition entre premier tour et second tour. Au fond, la démocratie est bien armée pour travailler avec une majorité et une opposition. Mais pour travailler à trois groupes, ce n’est pas évident du tout », explique-t-il à MEE.
En fait, les institutions portent de façon mécanique cette structure binaire. En effet, selon le système électoral majoritaire à deux tours, qui est la règle quasi générale en France, seuls les deux candidats arrivés en tête au premier tour peuvent se présenter au second tour, ce qui favorise de fait les grands partis, et laisse presque aucune chance d’obtenir des sièges aux petits partis isolés.
Or maintenant, c’est ce même système électoral, longtemps honni par le FN qui l’accusait de favoriser sa sous-représentation électorale et de ne profiter qu’à ce qu’il appelle l’« UMPS », qui risque de favoriser le parti de Marine Le Pen. Car si ce mode de scrutin a longtemps fait barrage à un FN qui n’obtenait auparavant pas plus de 15 % des voix, la donne change maintenant qu’il obtient 30 % des suffrages, lui offrant ainsi l’accès au second tour.
Selon Marie-Anne Kraft, conseillère nationale du MoDem, « en 2017, si on ne change pas le mode de scrutin, on risque de voir le FN obtenir encore plus de voix, de députés et donc de pouvoir que ce qu’il aurait remporté avec un système à la proportionnelle. On pourrait basculer vers autre chose », indique-t-elle à MEE.
Quant aux petits partis, qui jusque-là n’avaient pas d’autre choix que d’être satellisés par les grands partis dans le système binaire, ils pourraient dans un rythme ternaire voir leur influence tout aussi mécaniquement grandir. C’est en tout cas ce qu’espère clairement le MoDem, qui appelle également à l’instauration d’un système à la proportionnelle.
Diabolisation économique du FN, mais quid des questions idéologiques ?
Ce qui est frappant dans le paysage politique et médiatique français est le glissement qui s’opère dans la dénonciation du FN : jusqu’alors, ce parti était vitupéré en raison de ses positions jugées notamment racistes ou antisémites. Or après le premier tour des régionales, éditorialistes, intellectuels ou hommes politiques se sont surtout attachés à dénoncer son programme économique, qualifié d’irréaliste ou rétrograde. Le programme économique frontiste mêle en effet sortie de l’euro, augmentation de l’impôt sur les sociétés et explosion des dépenses publiques à coup d’augmentation des salaires et des prestations sociales.
Un programme économique dénoncé par le patron des patrons, Pierre Gattaz, président du Mouvement des entreprises de France (Medef), selon qui le FN préconise « l’inverse de ce qu’il faut faire pour relancer la croissance économique du pays ».
Pour Hervé le Bras, pas de doute, le vote Front national est un pari dont la France n’a pas forcément les moyens : « Le programme du FN est très dangereux pour l’économie française. Tous les économistes sérieux le disent. C’est une politique de slogans qui parfois se contredisent entre eux, ce qui dans l’économie mondialisée, est dangereux. On ne peut pas comme cela revenir à l’économie des années 60. Le programme du FN est un mauvais programme de 1960. Mais le monde d’aujourd’hui n’a plus rien à voir en termes de flux de capitaux, de marchandises.
« De ce seul point de vue, les gens qui font le pari du FN font un mauvais pari. Mais le pire est qu’ils le savent : pour certains, ils savent que ça peut mal tourner, mais pour eux, c’est le seul moyen pour que cela change. Ils ont un tout petit espoir que ça aille mieux, mais se doutent bien que ce sera pire », indique-t-il à MEE.
Toute la question est de savoir si ce nouveau terrain de lutte contre le FN axé exclusivement sur le volet économique ne revient pas paradoxalement à rendre acceptables en creux, car désormais hors du débat politique, les positions plus problématiques du parti : place des minorités, dérapages racistes, dénonciation de l’islam, entre autres. Une des rares voix d’ailleurs à avoir maintenu la dénonciation virulente de l’idéologie du FN a été celle de Bertrand Delanoë, ancien maire de Paris (PS), qui n’a pas hésité à le qualifier, sur la radio France Inter, de « parti totalitaire ».
Nicolas Sarkozy est celui qui a le plus nettement couplé une dénonciation du programme économique du FN avec une forme d’indulgence pour le reste. Ainsi a-t-il affirmé en meeting en Charente-Maritime que « le vote FN n’est pas un vote immoral », tout en ajoutant que « le thème de l’immigration n’est pas un thème FN mais un thème des Français ». Cette position, motivée en partie au moins par des considérations électoralistes, a d’ailleurs toujours été la sienne, puisqu’il déclarait dès 2011, année des élections cantonales et sénatoriales en France : « On ne peut pas reprocher [à Marine Le Pen] de vouloir être attentive à l’inquiétude des Français. Mais, par rapport à cette folie qu’elle propose de sortir de l’euro, il faut être intraitable ».
Dès lors, cette dénonciation du seul volet économique du FN n’est-elle pas l’indice que la bataille des idées a été désormais remportée par le FN, puisque celles-ci ne sont même plus discutées, donc discutables ? Quelle que soit l’issue du second tour, le FN est-il déjà vainqueur de la bataille culturelle et idéologique qui se mène en France ?
Photo : photo prise le 6 décembre 2015 montrant un drapeau français avec la tour Eiffel dessinée en son centre accroché sur un mur de la place de la République à Paris en hommage aux victimes des attaques du 13 novembre. Selon certains analystes, le Front national aurait bénéficié de l’« effet attentats » lors des élections régionales (AFP).
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